Nous sommes en guerre
Aldo Siddi
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. J’ai déjà entendu cela. Mais quand ! Je me réveille après une cure volontaire de sommeil, spartiatement installé dans la petite maison en pierre, désormais isolée au dessus du cours d’eau, dissimulée par un maquis envahissant, dense, capitonné. Les chasseurs ont renoncé à s’aventurer dans ce chausse-trappe et les pécheurs n’apprécient guère les berges abruptes et glissantes de ce tumultueux torrent. Je me suis assoupi une semaine durant. Je ne sais plus ce que j’ai fait. Du feu dans la cheminée. Je l’ai entretenu en puisant dans une réserve de buches oubliée derrière l’ancien four.
J’ai épuisé toutes les provisions, digéré à la manière d’un boa un besoin de silence, de repli, de déconnexion- j’emploi ce mot à la manière des psychiatres, associé à une nécessaire désintoxication. Je flotte dans un état brumeux qui se dissipe au fil des mes efforts pour regagner la crête et entamer la descente vers le parking en terre battue du hameau terminal. Il compte encore un bar-épicerie-bazar. Je note un silence inhabituel pour ce lieu ou une oreille familière capte toujours l’écho sourd de voix lointaines, de cris d’animaux, d’impacts d’outils retournant la terre, coupant du bois
Quatorze heures trente à ma montre. La modeste chapelle romane est dépourvue d’horloge. Le bar fermé ! C’est inaccoutumé. L’ouverture est permanente. Il y a toujours un membre de la famille pour assurer le service. Mais visiblement pas aujourd’hui. Je m’interroge et m’inquiète malgré moi. Un jour de semaine il n’y pas de noces, et je pense aussitôt à un éventuel décès. Seule opportunité, pardon pour le terme, de rassemblement au bourg centre, à quelques kilomètres de l’autre côté de la colline. Et personne alentour. Il règne une atmosphère pesante.
A l’opposé de la vacuité bucolique du lieu.
Je ne toque à aucune porte. Je ne m’attarde pas. Mon esprit apaisé somnole, encore partiellement immergé dans un état d’apesanteur. Il retarde l’instant de retrouver la douloureuse acuité du sentiment critique, sensibilité chatouilleuse volontiers submergée par des emportements démesurés. Je reprends la route en espérant déguster un café sur la pittoresque place du bourg centre. Il n’y a pas plus d’activités. Ni cortège joyeux, ni rassemblement recueillis devant l’église, ni file d’attente devant la mairie, ni cris d’enfants dans la cour de l’école primaire, ni bousculade à la boulangerie !
Je parcours quelques rues au ralenti, en retenant le bruit du moteur. Ce silence devient pesant. Je me mets instinctivement au diapason. Je réduis le volume du son de l’auto-radio toujours bloqué sur ma station musicale préférée. Il swing souvent, piano, saxo, contrebasse. Mais là - pas âme qui vive- je me répète à l’envie, à mi voix, ce cliché éculé, mais si vrai. Je stoppe un instant devant la gendarmerie pour constater qu’il n’y a aucune présence visible, aucun véhicule stationné. Je n’insiste donc pas. Je découvrirai bien un jour la cause de cette aberrante situation.
J’accélère. Soixante dix kilomètres à parcourir. Je pousse à nouveau le son, je ne songe pas à changer de radio. J’opère un lent retour mental vers ma petite rue transversale coincée entre deux boulevards, vers mes deux pièces - je ne connais pas exactement le nombre de mètres carrés. J’aurai l’opportunité de les mesurer, de les arpenter les yeux fermés. L’impression « d’être seul au monde » se confirme rapidement. Je ne croise aucune voiture. Je devine toutefois dans les prairies des animaux et quelques rares silhouettes. J’atteins le carrefour de la R.N. La circulation est étrangement fluide.
Je croise très peu de routières. Aucune voiture ne me presse. Je note la circulation de quelques semi-remorques, surtout des véhicules professionnels. Je laisse doubler à deux reprises des ambulances lancées à toute vitesse, suivies par des pompiers sirènes hurlantes. J’éprouve brutalement, ou plutôt j’en prends conscience, un indéfinissable malaise. Je mesure le caractère anormal du trafic, ordinairement dense, source d’embouteillages sans heures à l’entrée de la ville. Plus je m’en rapproche, en poussant d’ailleurs instinctivement sur l’accélérateur, et davantage de questions m’assaillent.
C’est une évidence : la situation est inédite. Je pénètre en ville sans ralentir. J’aperçois certes quelques voitures de police, et des agents affairés à des contrôles. J’évite, par reflexe de m’en approcher, en suivant un itinéraire bis personnel, connaissant le moindre recoin de ma ville. Je parviens à me garer face à l’entrée de ma résidence. J’ai noté que le tabac-journaux du coin de la rue est ouvert. Je reviens sur mes pas. J’aperçois de rares passants, isolés, fuyants, porteurs de gants et parfois de masque.
Le buraliste est surpris de me voir. Il me demande de me tenir à distance. Je prends deux quotidiens et un hebdomadaire. Leurs titres sont énormes, inquiétants. Il me demande si j’ai mon autorisation de circuler. Je le regarder avec des yeux ébahis, il sent ma sidération, en s’étonnant que j’ignore la situation ! Il m’invite à rentrer chez moi sans tarder, à m’informer précisément, spécifiant que je suis en situation de contravention, que je risque une amende et d’éventuelles poursuites. Je cours littéralement. J’hésite à faire un détour par l’épicerie. Je dépose mes affaires. Rideau. Lumière. J’étale les journaux à la volée en allumant au passage la wifi.
La guerre c’est des chairs déchiquetées – enfants, femmes, hommes combattants ou non – snippers, maisons éventrées, villes détruites. Ici, là, les immeubles sont débout, les rues intactes, les habitants calfeutrés. C’est une crise sanitaire majeure planétaire. Une épidémie ravageuse. Une implacable faucheuse. Ailleurs, les plus vernis cumulent les deux : guerre et pandémie. C’est l’antienne officielle. La guerre appelle des moyens militaires, l’épidémie des moyens sanitaires. Employer un terme pour masquer l’impuissance face à l’autre! Va ! Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible !
Aldo Siddi
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. J’ai déjà entendu cela. Mais quand ! Je me réveille après une cure volontaire de sommeil, spartiatement installé dans la petite maison en pierre, désormais isolée au dessus du cours d’eau, dissimulée par un maquis envahissant, dense, capitonné. Les chasseurs ont renoncé à s’aventurer dans ce chausse-trappe et les pécheurs n’apprécient guère les berges abruptes et glissantes de ce tumultueux torrent. Je me suis assoupi une semaine durant. Je ne sais plus ce que j’ai fait. Du feu dans la cheminée. Je l’ai entretenu en puisant dans une réserve de buches oubliée derrière l’ancien four.
J’ai épuisé toutes les provisions, digéré à la manière d’un boa un besoin de silence, de repli, de déconnexion- j’emploi ce mot à la manière des psychiatres, associé à une nécessaire désintoxication. Je flotte dans un état brumeux qui se dissipe au fil des mes efforts pour regagner la crête et entamer la descente vers le parking en terre battue du hameau terminal. Il compte encore un bar-épicerie-bazar. Je note un silence inhabituel pour ce lieu ou une oreille familière capte toujours l’écho sourd de voix lointaines, de cris d’animaux, d’impacts d’outils retournant la terre, coupant du bois
Quatorze heures trente à ma montre. La modeste chapelle romane est dépourvue d’horloge. Le bar fermé ! C’est inaccoutumé. L’ouverture est permanente. Il y a toujours un membre de la famille pour assurer le service. Mais visiblement pas aujourd’hui. Je m’interroge et m’inquiète malgré moi. Un jour de semaine il n’y pas de noces, et je pense aussitôt à un éventuel décès. Seule opportunité, pardon pour le terme, de rassemblement au bourg centre, à quelques kilomètres de l’autre côté de la colline. Et personne alentour. Il règne une atmosphère pesante.
A l’opposé de la vacuité bucolique du lieu.
Je ne toque à aucune porte. Je ne m’attarde pas. Mon esprit apaisé somnole, encore partiellement immergé dans un état d’apesanteur. Il retarde l’instant de retrouver la douloureuse acuité du sentiment critique, sensibilité chatouilleuse volontiers submergée par des emportements démesurés. Je reprends la route en espérant déguster un café sur la pittoresque place du bourg centre. Il n’y a pas plus d’activités. Ni cortège joyeux, ni rassemblement recueillis devant l’église, ni file d’attente devant la mairie, ni cris d’enfants dans la cour de l’école primaire, ni bousculade à la boulangerie !
Je parcours quelques rues au ralenti, en retenant le bruit du moteur. Ce silence devient pesant. Je me mets instinctivement au diapason. Je réduis le volume du son de l’auto-radio toujours bloqué sur ma station musicale préférée. Il swing souvent, piano, saxo, contrebasse. Mais là - pas âme qui vive- je me répète à l’envie, à mi voix, ce cliché éculé, mais si vrai. Je stoppe un instant devant la gendarmerie pour constater qu’il n’y a aucune présence visible, aucun véhicule stationné. Je n’insiste donc pas. Je découvrirai bien un jour la cause de cette aberrante situation.
J’accélère. Soixante dix kilomètres à parcourir. Je pousse à nouveau le son, je ne songe pas à changer de radio. J’opère un lent retour mental vers ma petite rue transversale coincée entre deux boulevards, vers mes deux pièces - je ne connais pas exactement le nombre de mètres carrés. J’aurai l’opportunité de les mesurer, de les arpenter les yeux fermés. L’impression « d’être seul au monde » se confirme rapidement. Je ne croise aucune voiture. Je devine toutefois dans les prairies des animaux et quelques rares silhouettes. J’atteins le carrefour de la R.N. La circulation est étrangement fluide.
Je croise très peu de routières. Aucune voiture ne me presse. Je note la circulation de quelques semi-remorques, surtout des véhicules professionnels. Je laisse doubler à deux reprises des ambulances lancées à toute vitesse, suivies par des pompiers sirènes hurlantes. J’éprouve brutalement, ou plutôt j’en prends conscience, un indéfinissable malaise. Je mesure le caractère anormal du trafic, ordinairement dense, source d’embouteillages sans heures à l’entrée de la ville. Plus je m’en rapproche, en poussant d’ailleurs instinctivement sur l’accélérateur, et davantage de questions m’assaillent.
C’est une évidence : la situation est inédite. Je pénètre en ville sans ralentir. J’aperçois certes quelques voitures de police, et des agents affairés à des contrôles. J’évite, par reflexe de m’en approcher, en suivant un itinéraire bis personnel, connaissant le moindre recoin de ma ville. Je parviens à me garer face à l’entrée de ma résidence. J’ai noté que le tabac-journaux du coin de la rue est ouvert. Je reviens sur mes pas. J’aperçois de rares passants, isolés, fuyants, porteurs de gants et parfois de masque.
Le buraliste est surpris de me voir. Il me demande de me tenir à distance. Je prends deux quotidiens et un hebdomadaire. Leurs titres sont énormes, inquiétants. Il me demande si j’ai mon autorisation de circuler. Je le regarder avec des yeux ébahis, il sent ma sidération, en s’étonnant que j’ignore la situation ! Il m’invite à rentrer chez moi sans tarder, à m’informer précisément, spécifiant que je suis en situation de contravention, que je risque une amende et d’éventuelles poursuites. Je cours littéralement. J’hésite à faire un détour par l’épicerie. Je dépose mes affaires. Rideau. Lumière. J’étale les journaux à la volée en allumant au passage la wifi.
La guerre c’est des chairs déchiquetées – enfants, femmes, hommes combattants ou non – snippers, maisons éventrées, villes détruites. Ici, là, les immeubles sont débout, les rues intactes, les habitants calfeutrés. C’est une crise sanitaire majeure planétaire. Une épidémie ravageuse. Une implacable faucheuse. Ailleurs, les plus vernis cumulent les deux : guerre et pandémie. C’est l’antienne officielle. La guerre appelle des moyens militaires, l’épidémie des moyens sanitaires. Employer un terme pour masquer l’impuissance face à l’autre! Va ! Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible !