Blanquette confinée
Lucien Touzery
Vous vous vous souvenez tous de monsieur Neubeu dont nous avons fait connaissance lors de la dernière « fête des locataires ». Il nous a expliqué avec humour et talent son activité professionnelle dans l’étude des diverses épidémies qui déciment les bovins des hauts plateaux d’Afrique de l’est. Nous avons parlé ensemble à plusieurs reprises de ce personnage haut en couleur. Je vous ai dit comment il était devenu un épidémiologiste de renommée mondiale, je vous ai narré ses déboires familiaux, puis son bonheur retrouvé et sa vie paisible de professeur émérite à l’École Vétérinaire de Maisons Alfort. Son expérience dans la propagation des maladies lui permet sans doute de comprendre mieux que nous cette maudite épidémie de coronavirus. Je suis donc allé l’interviewer pour vous dans son appartement de Créteil, ou il demeure entouré de sa collection de magnifiques tableaux de l’École de Pont Aven.
Quand j’arrivai, monsieur Neubeu ne semblait pas vraiment au mieux de sa forme. Il paraissait soucieux et fatigué, les traits crispés, le visage tendu, les mains tremblantes, mais Il m’a accueilli fort aimablement dans son grand salon, et, autour d’un verre de lait ribot, nous avons entrepris de discuter, à bâtons rompus, des moyens de lutter contre le covid 19 :
─ Monsieur Neubeu, en tant qu’épidémiologiste de renommée internationale, et fort de votre expérience dans l’étude de la propagation des infections bovines en Afrique équatoriale, vous avez certainement beaucoup de choses à nous apprendre sur le covid 19, sa propagation, et les moyens de s’en prémunir.
─ Il n’est pas nécessaire d’être un épidémiologiste de renommée internationale pour comprendre tout cela, a répondu modestement monsieur Neubeu. Le développement des épidémies obéit à des règles très simples, mathématiques. À partir d’une infection initiale, les virus se propagent par effet de proximité, chaque personne contaminée étant susceptible de transmettre le virus à ses contacts, qui le transmettent à leur tour. Mais les personnes contaminées deviennent immunisées si elles survivent à la contamination, et ne peuvent plus ni contracter ni propager le virus, ce qui fait qu’après un certain nombre de contaminations, la population est très majoritairement constituée d’agents qui ne peuvent être ni victimes ni transmetteurs du virus. Le processus de contamination s’arrête alors de lui-même.
─ Vous voulez dire qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’à laisser le virus se propager, et attendre qu’il s’arrête de lui-même ?
─ Exactement. En théorie, on pourrait aussi essayer de prendre le processus à la source, comme cela semble avoir été fait dans certains pays asiatiques, (Corée du Sud en particulier). Tant qu’il n’y a que très peu de personnes contaminées, on peut les identifier, identifier les personnes avec qui elles ont été en contact, et mettre tout ce beau monde en quarantaine pour éviter d’autres contaminations. Mais il faut pour cela une action énergique et rapide, disposer de tests pour déterminer rapidement les personnes contaminées, organiser des lieux d’accueil pour les mettre en quarantaine.
─ Mais alors, le confinement, cela ne sert à rien !
Monsieur Neubeu s’éclaircit la gorge, et nous quitta quelques instants, avant de nous dire, à son retour :
─ Ce n’est pas faux. Dans la nature, nous sommes des êtres vivants en compétition permanente avec d’autres êtres vivants, dont les virus. Se cacher, trouver un endroit tranquille pour survivre, constitue une stratégie pertinente qu’ont choisie certaines espèces comme les cafards par exemple, qui ont survécu pendant des millénaires en sachant se faire oublier de leurs prédateurs. Mais ce n’était pas la voie choisie jusqu’à présent par l’homme qui avait au contraire lancé au grand jour une offensive généralisée pour se hisser au sommet de la chaine alimentaire et dominer tous les autres êtres vivants. L’homme était jusqu’ici le guerrier le plus impitoyable de la création, envahissant tous les continents et faisant partout reculer les autres espèces. Voilà qu’il a décidé de se terrer dans ses habitations au lieu d’affronter l’ennemi. Un ennemi qui d’ailleurs, ressemble assez à la grippe, avec laquelle nous menons un combat séculaire, et qui ne semble guère plus létal qu’elle.
─ Mais monsieur Neubeu, si le coronavirus, n’est pas globalement très létal pour l’ensemble de la population, il n’en est pas moins très dangereux pour les personnes qui comme nous, ne sont plus dans leur tout jeune âge, et souffrent parfois de diverses maladies chroniques.
─ Il vaut mieux être jeune et en bonne santé que vieux et malade, et le coronavirus ne change rien à l’affaire, me répondit placidement mon interlocuteur. Moi-même, je ne suis plus très jeune, et mes poumons semblent de plus en plus enclins à ne pas faire leur travail correctement, dit-il avant d’être saisi d’une quinte de toux.
De nouveau, il nous quitta quelques instants, et nous crûmes l’entendre expectorer bruyamment dans sa salle de bains.
À son retour, il m’apparut à l’évidence que monsieur Neubeu était dans un état de santé et de lassitude préoccupants, et je commençai à me demander s’il était vraiment approprié d’engager avec lui une conversation qui semblait engendrer chez lui une excitation extrême et accentuer son état d’anxiété. Mais il se reprit pour poursuivre d’une voix éraillée son implacable démonstration :
─ Le vivant est un monstre constitué d’une multitude d’organismes de toutes tailles qui ne cherchent qu’à se reproduire et conquérir de nouveaux espaces. Et tous ces organismes qui sont engagés dans une mêlée fatale, ont en même temps besoin les uns des autres pour survivre. Ainsi, nous ne pourrions subsister sans la multitude de micro-organismes qui constituent notre flore intestinale et forment environ deux kilogrammes de matière vivante à la fois totalement extérieure à nous et totalement intégrée. Savez-vous que nous avons, dans notre corps, plus de bactéries, virus, parasites et champignons que de cellules autonomes ?
─ Et Dieu dans tout ça ? m’écriai-je spontanément pour tenter de ramener monsieur Neubeu à une vision plus humaine de notre monde et de nos destinées.
─ Il s’est lancé dans une formidable œuvre créatrice, mais j’ai l’impression qu’en ce moment, il a du mal à tout maitriser. Mais ne désespérons pas, il pense toujours que l’homme est le summum de son œuvre (pour ma part, je n’en suis pas si sûr), et il va sans doute rapidement introduire quelques nouveaux réglages pour nous tirer d’affaire.
A ce moment, une guêpe se posa sur le pot de miel que monsieur Neubeu venait d’apporter pour tenter de soigner sa toux, et resta les pattes emprisonnées dans le liquide visqueux.
─ Désolé ma belle, dit-il en l’extrayant du pot et en l’écrasant impitoyablement de la pointe d’un couteau, mais ce pot de miel est à moi, et nous devons tous défendre impitoyablement notre place sur ce globe, c’est la loi de la nature. Et d’ailleurs, tu ne mérites visiblement pas de vivre et d’assumer une descendance. Relis Darwin, une guêpe qui ne sait pas d’instinct qu’il faut éviter de se prendre les pattes dans un pot de miel ne peut survivre dans ma demeure, elle n’est tout simplement pas adaptée à son environnement, la sélection naturelle doit faire son œuvre, et seuls les plus aptes survivent, disait Charles dans son langage. Accepte donc de laisser la place à tes congénères mieux inspirées, s’il en existe.
Mon doute sur l’opportunité de cet entretien s’accentua. Était-ce finalement une si bonne idée que de vouloir interviewer monsieur Neubeu ? Il paraissait vraiment très fatigué et désemparé, et la brusquerie de son comportement ne cadrait pas avec l’image que j’avais de lui, un homme paisible et aimable que tout le monde appréciait dans notre immeuble. Ses expériences familiales douloureuses, son travail sur les hauts plateaux d’Afrique, le contact permanent avec les pandémies la maladie et la mort, n’avaient-ils pas quelque peu fait vaciller sa raison ?
─ Vivement qu’on en termine avec ce confinement, reprit monsieur Neubeu. Après mon long séjour dans la jungle africaine, j’avoue que j’ai beaucoup apprécié cette vie paisible à Créteil, admirer la nature s’éveillant au printemps dans le parc communal, contempler ma splendide collection de peintures de l’école de Pont Aven. Mais cette petite vie commence un peu à m’ennuyer. Je rêve à nouveau de grands espaces et d’aventures.
Le lait ribot n’arrivant visiblement plus à satisfaire sa soif d’aventure et son désir de changement, il sortit de l’armoire une bouteille de chouchen.
─ Nous sommes toujours partagés entre notre besoin d’aventure et notre envie de confort et de sécurité, poursuivit-il. C’est l’éternelle histoire de la petite chèvre de monsieur Seguin.
Et dans une sorte de délire qui résultait sans doute des effets conjugués de sa vie malheureuse, de son travail d’épidémiologiste, de ses ennuis de santé du moment, du confinement et d’une consommation manifestement excessive de chouchen, monsieur Neubeu se mit à me raconter une histoire qui ne ressemblait plus que de loin au chef d’œuvre d’Alphonse Daudet que nous connaissons tous :
¤ ¤ ¤ ¤
Monsieur Seguin adorait les chèvres. Tout spécialement Blanquette, une chevrette docile, caressante, se laissant traire sans bouger, qui lui tenait compagnie depuis maintenant deux bonnes années. Comme il connaissait les mésaventures de son ancêtre, un autre monsieur Seguin dont avait si bien parlé Alphonse Daudet, il avait pris soin de laisser à Blanquette un grand pré de plusieurs hectares, autour de la maison, avec une magnifique vue sur la montagne environnante. C’était pour Blanquette un ravissement général. Comme elle aimait gambader, brouter à sa guise, courir parmi les genets en fleur, contempler les sommets enneigés de la montagne toute proche !
Toutefois, depuis quelques jours, monsieur Seguin avait confiné Blanquette dans le petit clos entouré d’aubépines qu’il avait derrière la maison. Et pour être tout à fait sûr qu’elle ne s’enfuie pas, il l’avait équipée d’une longe autour du cou, reliée à un solide piquet.
Mais Blanquette était trop autonome pour se contenter de cette vie recluse. C’était pitié de la voir toute la journée tirer sur sa longe, la tête tournée vers l’horizon, et faisant mêêê…. Tristement.
Un jour, n’y tenant plus, elle alla protester énergiquement auprès de monsieur Seguin :
─ Ecoutez monsieur Seguin, je n’en peux plus de cette histoire de confinement pour cause de coronavirus, laissez-moi repartir dans mon grand pré.
─ Voyons Biquette, sois raisonnable, le covid 19, c’est quelque chose de très dangereux, il faut respecter les consignes.
─ Mais je m’en fiche moi de votre covid 19, d’ailleurs, il ne fait aucun mal aux animaux, mes amis Pangolin et Batman me l’ont dit : ils l’hébergent depuis longtemps et ils sont ravis de lui avoir permis d’élargir son rayon d’action pour terroriser un peu ces sales humains comme vous qui se croient tout permis et font des animaux leur chair à pâté quotidienne.
Monsieur Seguin, se sentit un peu coupable, mais il avait bien décidé qu’après avoir profité du bon lait de Blanquette, il la laisserait vivre jusqu’à sa mort naturelle dans le grand clos, sans rien lui demander en échange. Alors, il se dit qu’il pouvait bien lui imposer quelques semaines de confinement, pour pouvoir la traire tranquillement tous les matins sans risquer d’enfreindre le règlement.
Mais Blanquette ne voulut rien entendre, et par une bonne nuit de printemps, à force de tirer sur sa longe, elle réussit à casser net la corde et à s’enfuir par un trou dans la haie d’aubépine.
Elle se dirigea aussitôt vers la montagne, dans le but de goûter à loisir tous ses attraits : son herbe fine et savoureuse, les grands sapins dont les branches tombent jusqu’au sol, les torrents qui courent parmi les rochers et qu’on peut franchir d’un bond, les campanules bleues, les digitales pourpres, toutes choses dont elle avait souvent rêvé, mais qu’elle ne pouvait jusque-là que contempler de loin dans son grand pré autour de la maison de monsieur Seguin.
Mais arrivée au pied de la montagne, elle rencontra petit lapin qui revenait justement de sa petite promenade dans ces lieux enchanteurs.
-Non, non, ne va pas là-haut, lui dit petit lapin, c’est trop dangereux. Le loup rode partout. Tu t’es trop engourdie à rester dans ton pré pour pouvoir lui échapper, il faut d’abord que tu fasses un peu d’exercice avant d’entreprendre une telle aventure. Relis Darwin. Tout est question d’adaptation à son milieu naturel. Une biquette comme toi a été sélectionnée pour survivre dans le pré de monsieur Seguin, pas pour vivre une vie sauvage dans la montagne, au milieu de dangereux prédateurs.
─ Mais que dis-tu là, le loup rode dans la montagne ? Je croyais qu’il avait disparu depuis longtemps de nos contrées !
─ Détrompes toi. Il avait disparu, c’est vrai, mais depuis que les écologistes sont entrés au gouvernement, c’est au contraire une espèce protégée, et les chasseurs n’ont même pas le droit de le tirer.
─ C’est incroyable, et scandaleux, les humains sont vraiment des êtres hypocrites et fourbes. Et il faut se débarrasser de tous les écologistes !
─ Ce n’est pas si simple, reprit doctement petit lapin, les écologistes défendent aussi parfois les espèces en voie de disparition, le traitement plus humain des animaux domestiques, les insectes et les petits oiseaux qui sont à la peine depuis que les hommes utilisent des pesticides à foison. Relis Marx, et tu verras que dans le combat de classe contre les prédateurs de la société, il y a aussi des « idiots utiles » qui aident inconsciemment leurs adversaires, qui leur vendent la corde avec laquelle on les pendra, en quelque sorte. Les écologistes peuvent aussi être les idiots utiles de la cause animale, de notre cause à nous.
C’est incroyable, se dit Blanquette, des loups dans la forêt, et petit lapin qui lit Marx pour mieux défendre les damnés de la terre, tous ces animaux que l’homme asservit, et qui a lu Darwin pour comprendre comment fonctionne la vie ! Comme les choses changent ! Il était vraiment temps que je sorte de mon pré carré pour participer au combat de mes congénères pour défendre leurs droits, se libérer de leur asservissement aux humains, espèce proliférante et dangereuse, et retrouver la place à laquelle nous avons droit dans la nature.
- D’ailleurs, ajouta petit lapin, avec le confinement, il y a plein de lieux hier inaccessibles qu’on peut visiter, pas la peine de se jeter dans la gueule du loup. Tiens, par exemple, pour me changer un peu, hier j’ai fait un petit tour au jardin du Luxembourg. Le lieu est splendide, les fleurs des parterres sont délicieuses, et dans les rues pour s’y rendre, aucun de ces bolides pétaradants qui en temps normal nous écrasent sans pitié sur la chaussée et nous empêchent de nous promener en ville à notre guise.
¤ ¤ ¤ ¤
Monsieur Neubeu racontait son histoire avec un débit de plus en plus rapide et saccadé, et il commençait à y avoir en lui quelque chose du prêtre vaudou en pleine séance d’exorcisme, au moment où il va enfin faire sortir le supposé démon du corps de son patient. Son regard exprimait par moments l’angoisse indicible d’un malheureux soumis à la torture.
L’évocation de la vie heureuse de Blanquette ramena cependant temporairement un peu de sérénité sur le visage tourmenté de monsieur Neubeu :
─ Et c’est ainsi que commença pour Blanquette une longue vie de bonheur et de liberté. Elle pouvait aller à sa guise dans des paysages magnifiques, dans une nature qui avait repris ses droits et se débarrassait peu à peu des blessures infligées par l’agriculture intensive. Les hommes, eux, ou du moins ceux qui survivaient au coronavirus, restaient confinés dans leurs maisons, ne communiquant plus que par internet, et se nourrissaient des fruits et légumes qu’ils cultivaient dans des serres climatisées et aseptisées. En ville, les immeubles de bureaux avaient été transformés en fermes d’insectes qui fournissaient les protéines nécessaires à l’alimentation humaine.
Mais monsieur Neubeu reprit rapidement un visage affligé et anxieux.
─ Petit à petit, les choses vinrent à se compliquer pour Blanquette et ses congénères, poursuivit-il. Un beau matin, Le Président annonça que pour la septième année consécutive, il allait prolonger d’un an le confinement pour mieux combattre l’épidémie. Et que, par la même occasion, il prolongerait d’autant son mandat présidentiel, procédure qu’il avait fini par trouver bien pratique, et qui évitait, selon lui, ces longues campagnes électorales dans lesquelles les français adoraient se chamailler sans raison sur le choix de leurs dirigeants. En ville, les humains mourraient en masse. Plus que le coronavirus, c’était l’affaiblissement généralisé des organismes et de leurs défenses immunitaires, résultant d’un mode de vie inadapté à l’espèce humaine, qui créait cette hécatombe. Seuls les cafards pullulaient, car ils avaient su, depuis des millénaires adapter leur patrimoine génétique à un environnement confiné, selon un processus que Darwin avait mis en évidence il y a plus d’un siècle. Mais, un peu partout, dans les campagnes, les populations qui avaient refusé le confinement et survécu, étaient maintenant immunisées contre le coronavirus et se soulevaient. Bientôt elles reprendraient le contrôle total de la nature environnante et leur situation au sommet de l’échelle alimentaire. On ne pourrait plus espérer se promener tranquillement sans risquer de rencontrer quelques humains rebelles munis de fusils, pour qui une chèvre pouvait constituer un excellent apport de calories gouteuses à souhait. Et puis, dans la nature, la traditionnelle lutte de tous contre tous continuait sans pitié. Les hommes n’étaient pas les seules créatures maléfiques qui mettaient en danger les paisibles créatures comme Blanquette et petit lapin.
Dans la montagne, les loups régnaient sans partage, et moins que jamais on ne pouvait envisager de s’y rendre sans risquer sa vie, sauf ceux qui, comme petit lapin, courraient assez vite pour leur échapper.
Mais petit lapin lui-même n’était pas à l’abri des prédateurs. Un jour qu’il se promenait paisiblement avec Biquette dans le grand pré de monsieur Seguin, un aigle le surprit et l’emmena dans ses serres pour lui servir de petit déjeuner. Il faut dire qu’avec l’âge, il avait perdu un peu ses réflexes, sa vue baissait, et pour la première et la dernière fois de son existence, il avait détalé trop tard à la vue de son bourreau tombé du ciel. Il faut dire que depuis un moment, grand aigle avait à l’œil ce petit lapin qui lisait Marx, donnait des leçons de lutte des classes à ses congénères et les incitait à se révolter ouvertement contre les catégories sociales se situant en haut de l’échelle de la prédation, c’est-à-dire lui-même pour ce qui concerne les lapins et autres bestioles du même genre.
Entre la campagne qui devenait à nouveau dangereuse à cause des rebelles armés de fusils et la montagne ou le loup régnait en maitre, ou pouvait aller notre pauvre biquette ?
En se posant cette question, elle évalua sa situation et fit le bilan de son existence jusqu’ici heureuse. Finalement, elle avait eu une belle vie ! Pangolin, Batman et Covid 19 s’étaient associés pour offrir un moment de grâce à tous ses congénères. Pour parler comme petit lapin qui lisait Darwin, le coronavirus lui avait permis d’agrandir sa niche écologique.
Mais déjà, l’équilibre des espèces était en train d’évoluer. Les hommes les plus courageux s’étant rebellés, bientôt ils retrouveraient leur pouvoir sans partage.
Blanquette se souvint alors de l’histoire de la petite chèvre de monsieur Seguin. Pas son monsieur Seguin à elle, mais le monsieur Seguin d’Alphonse Daudet, dont son maître il était un lointain descendant, histoire que petit lapin lui avait raconté entre deux leçons de marxisme pour aider les animaux à combattre l’oppression. Blanquette savait qu’elle ne pourrait pas tuer le loup, mais elle avait tout de même courageusement décidé de quitter sa vie confortable auprès de monsieur Seguin pour découvrir les merveilles de la nature.
Alors, pour Blanquette, ce fut décidé. Elle ne retournerait pas chez les hommes, même si monsieur Seguin, ravi de la revoir, lui aurait peut-être pardonné ses incartades pour l’accueillir à nouveau dans le petit clos entouré d’aubépines. Elle décida d’aller enfin découvrir la montagne dont elle avait tant rêvé. Elle n’avait plus peur du loup. Comme son ancêtre, elle l’affronterait jusqu’au matin !
¤ ¤ ¤ ¤
À mesure que son récit avançait, monsieur Neubeu devenait de plus en plus nerveux et remuant. Il finit même par avoir des difficultés à poursuivre une narration cohérente.
─ Vous m’entendez bien, se mit-il à répéter machinalement comme une litanie : « et puis, au petit matin, le loup la mangea »….
Puis il sembla retrouver un court moment ses esprits et conclut solennellement : C’est la dure loi de la vie : rester confiné ou profiter de sa liberté, en en acceptant les dangers.
Soudain, monsieur Neubeu fut secoué d’une série de quintes de toux. Une toux grave, sèche, caverneuse, qui semblait venir d’un autre monde.
─ Je vous demande pardon, dit monsieur Neubeu quand il se fut enfin repris, mais après ma vie professionnelle parmi tous les miasmes des hauts plateaux d’Afrique de l’est, j’ai un peu perdu l’habitude de me protéger du moindre germe pathogène. J’aurai dû vous prévenir que je suis sans doute atteint du coronavirus.
Je pensai soudain à la petite chèvre de monsieur Seguin, qui, toute la nuit, avait combattu courageusement le loup. Et je sentis en moi-même que j’allais moi aussi devoir défendre ma place dans la jungle du vivant, et que dès ce moment, ma lutte à mort contre covid 19 allait commencer.
Lucien Touzery
Vous vous vous souvenez tous de monsieur Neubeu dont nous avons fait connaissance lors de la dernière « fête des locataires ». Il nous a expliqué avec humour et talent son activité professionnelle dans l’étude des diverses épidémies qui déciment les bovins des hauts plateaux d’Afrique de l’est. Nous avons parlé ensemble à plusieurs reprises de ce personnage haut en couleur. Je vous ai dit comment il était devenu un épidémiologiste de renommée mondiale, je vous ai narré ses déboires familiaux, puis son bonheur retrouvé et sa vie paisible de professeur émérite à l’École Vétérinaire de Maisons Alfort. Son expérience dans la propagation des maladies lui permet sans doute de comprendre mieux que nous cette maudite épidémie de coronavirus. Je suis donc allé l’interviewer pour vous dans son appartement de Créteil, ou il demeure entouré de sa collection de magnifiques tableaux de l’École de Pont Aven.
Quand j’arrivai, monsieur Neubeu ne semblait pas vraiment au mieux de sa forme. Il paraissait soucieux et fatigué, les traits crispés, le visage tendu, les mains tremblantes, mais Il m’a accueilli fort aimablement dans son grand salon, et, autour d’un verre de lait ribot, nous avons entrepris de discuter, à bâtons rompus, des moyens de lutter contre le covid 19 :
─ Monsieur Neubeu, en tant qu’épidémiologiste de renommée internationale, et fort de votre expérience dans l’étude de la propagation des infections bovines en Afrique équatoriale, vous avez certainement beaucoup de choses à nous apprendre sur le covid 19, sa propagation, et les moyens de s’en prémunir.
─ Il n’est pas nécessaire d’être un épidémiologiste de renommée internationale pour comprendre tout cela, a répondu modestement monsieur Neubeu. Le développement des épidémies obéit à des règles très simples, mathématiques. À partir d’une infection initiale, les virus se propagent par effet de proximité, chaque personne contaminée étant susceptible de transmettre le virus à ses contacts, qui le transmettent à leur tour. Mais les personnes contaminées deviennent immunisées si elles survivent à la contamination, et ne peuvent plus ni contracter ni propager le virus, ce qui fait qu’après un certain nombre de contaminations, la population est très majoritairement constituée d’agents qui ne peuvent être ni victimes ni transmetteurs du virus. Le processus de contamination s’arrête alors de lui-même.
─ Vous voulez dire qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’à laisser le virus se propager, et attendre qu’il s’arrête de lui-même ?
─ Exactement. En théorie, on pourrait aussi essayer de prendre le processus à la source, comme cela semble avoir été fait dans certains pays asiatiques, (Corée du Sud en particulier). Tant qu’il n’y a que très peu de personnes contaminées, on peut les identifier, identifier les personnes avec qui elles ont été en contact, et mettre tout ce beau monde en quarantaine pour éviter d’autres contaminations. Mais il faut pour cela une action énergique et rapide, disposer de tests pour déterminer rapidement les personnes contaminées, organiser des lieux d’accueil pour les mettre en quarantaine.
─ Mais alors, le confinement, cela ne sert à rien !
Monsieur Neubeu s’éclaircit la gorge, et nous quitta quelques instants, avant de nous dire, à son retour :
─ Ce n’est pas faux. Dans la nature, nous sommes des êtres vivants en compétition permanente avec d’autres êtres vivants, dont les virus. Se cacher, trouver un endroit tranquille pour survivre, constitue une stratégie pertinente qu’ont choisie certaines espèces comme les cafards par exemple, qui ont survécu pendant des millénaires en sachant se faire oublier de leurs prédateurs. Mais ce n’était pas la voie choisie jusqu’à présent par l’homme qui avait au contraire lancé au grand jour une offensive généralisée pour se hisser au sommet de la chaine alimentaire et dominer tous les autres êtres vivants. L’homme était jusqu’ici le guerrier le plus impitoyable de la création, envahissant tous les continents et faisant partout reculer les autres espèces. Voilà qu’il a décidé de se terrer dans ses habitations au lieu d’affronter l’ennemi. Un ennemi qui d’ailleurs, ressemble assez à la grippe, avec laquelle nous menons un combat séculaire, et qui ne semble guère plus létal qu’elle.
─ Mais monsieur Neubeu, si le coronavirus, n’est pas globalement très létal pour l’ensemble de la population, il n’en est pas moins très dangereux pour les personnes qui comme nous, ne sont plus dans leur tout jeune âge, et souffrent parfois de diverses maladies chroniques.
─ Il vaut mieux être jeune et en bonne santé que vieux et malade, et le coronavirus ne change rien à l’affaire, me répondit placidement mon interlocuteur. Moi-même, je ne suis plus très jeune, et mes poumons semblent de plus en plus enclins à ne pas faire leur travail correctement, dit-il avant d’être saisi d’une quinte de toux.
De nouveau, il nous quitta quelques instants, et nous crûmes l’entendre expectorer bruyamment dans sa salle de bains.
À son retour, il m’apparut à l’évidence que monsieur Neubeu était dans un état de santé et de lassitude préoccupants, et je commençai à me demander s’il était vraiment approprié d’engager avec lui une conversation qui semblait engendrer chez lui une excitation extrême et accentuer son état d’anxiété. Mais il se reprit pour poursuivre d’une voix éraillée son implacable démonstration :
─ Le vivant est un monstre constitué d’une multitude d’organismes de toutes tailles qui ne cherchent qu’à se reproduire et conquérir de nouveaux espaces. Et tous ces organismes qui sont engagés dans une mêlée fatale, ont en même temps besoin les uns des autres pour survivre. Ainsi, nous ne pourrions subsister sans la multitude de micro-organismes qui constituent notre flore intestinale et forment environ deux kilogrammes de matière vivante à la fois totalement extérieure à nous et totalement intégrée. Savez-vous que nous avons, dans notre corps, plus de bactéries, virus, parasites et champignons que de cellules autonomes ?
─ Et Dieu dans tout ça ? m’écriai-je spontanément pour tenter de ramener monsieur Neubeu à une vision plus humaine de notre monde et de nos destinées.
─ Il s’est lancé dans une formidable œuvre créatrice, mais j’ai l’impression qu’en ce moment, il a du mal à tout maitriser. Mais ne désespérons pas, il pense toujours que l’homme est le summum de son œuvre (pour ma part, je n’en suis pas si sûr), et il va sans doute rapidement introduire quelques nouveaux réglages pour nous tirer d’affaire.
A ce moment, une guêpe se posa sur le pot de miel que monsieur Neubeu venait d’apporter pour tenter de soigner sa toux, et resta les pattes emprisonnées dans le liquide visqueux.
─ Désolé ma belle, dit-il en l’extrayant du pot et en l’écrasant impitoyablement de la pointe d’un couteau, mais ce pot de miel est à moi, et nous devons tous défendre impitoyablement notre place sur ce globe, c’est la loi de la nature. Et d’ailleurs, tu ne mérites visiblement pas de vivre et d’assumer une descendance. Relis Darwin, une guêpe qui ne sait pas d’instinct qu’il faut éviter de se prendre les pattes dans un pot de miel ne peut survivre dans ma demeure, elle n’est tout simplement pas adaptée à son environnement, la sélection naturelle doit faire son œuvre, et seuls les plus aptes survivent, disait Charles dans son langage. Accepte donc de laisser la place à tes congénères mieux inspirées, s’il en existe.
Mon doute sur l’opportunité de cet entretien s’accentua. Était-ce finalement une si bonne idée que de vouloir interviewer monsieur Neubeu ? Il paraissait vraiment très fatigué et désemparé, et la brusquerie de son comportement ne cadrait pas avec l’image que j’avais de lui, un homme paisible et aimable que tout le monde appréciait dans notre immeuble. Ses expériences familiales douloureuses, son travail sur les hauts plateaux d’Afrique, le contact permanent avec les pandémies la maladie et la mort, n’avaient-ils pas quelque peu fait vaciller sa raison ?
─ Vivement qu’on en termine avec ce confinement, reprit monsieur Neubeu. Après mon long séjour dans la jungle africaine, j’avoue que j’ai beaucoup apprécié cette vie paisible à Créteil, admirer la nature s’éveillant au printemps dans le parc communal, contempler ma splendide collection de peintures de l’école de Pont Aven. Mais cette petite vie commence un peu à m’ennuyer. Je rêve à nouveau de grands espaces et d’aventures.
Le lait ribot n’arrivant visiblement plus à satisfaire sa soif d’aventure et son désir de changement, il sortit de l’armoire une bouteille de chouchen.
─ Nous sommes toujours partagés entre notre besoin d’aventure et notre envie de confort et de sécurité, poursuivit-il. C’est l’éternelle histoire de la petite chèvre de monsieur Seguin.
Et dans une sorte de délire qui résultait sans doute des effets conjugués de sa vie malheureuse, de son travail d’épidémiologiste, de ses ennuis de santé du moment, du confinement et d’une consommation manifestement excessive de chouchen, monsieur Neubeu se mit à me raconter une histoire qui ne ressemblait plus que de loin au chef d’œuvre d’Alphonse Daudet que nous connaissons tous :
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Monsieur Seguin adorait les chèvres. Tout spécialement Blanquette, une chevrette docile, caressante, se laissant traire sans bouger, qui lui tenait compagnie depuis maintenant deux bonnes années. Comme il connaissait les mésaventures de son ancêtre, un autre monsieur Seguin dont avait si bien parlé Alphonse Daudet, il avait pris soin de laisser à Blanquette un grand pré de plusieurs hectares, autour de la maison, avec une magnifique vue sur la montagne environnante. C’était pour Blanquette un ravissement général. Comme elle aimait gambader, brouter à sa guise, courir parmi les genets en fleur, contempler les sommets enneigés de la montagne toute proche !
Toutefois, depuis quelques jours, monsieur Seguin avait confiné Blanquette dans le petit clos entouré d’aubépines qu’il avait derrière la maison. Et pour être tout à fait sûr qu’elle ne s’enfuie pas, il l’avait équipée d’une longe autour du cou, reliée à un solide piquet.
Mais Blanquette était trop autonome pour se contenter de cette vie recluse. C’était pitié de la voir toute la journée tirer sur sa longe, la tête tournée vers l’horizon, et faisant mêêê…. Tristement.
Un jour, n’y tenant plus, elle alla protester énergiquement auprès de monsieur Seguin :
─ Ecoutez monsieur Seguin, je n’en peux plus de cette histoire de confinement pour cause de coronavirus, laissez-moi repartir dans mon grand pré.
─ Voyons Biquette, sois raisonnable, le covid 19, c’est quelque chose de très dangereux, il faut respecter les consignes.
─ Mais je m’en fiche moi de votre covid 19, d’ailleurs, il ne fait aucun mal aux animaux, mes amis Pangolin et Batman me l’ont dit : ils l’hébergent depuis longtemps et ils sont ravis de lui avoir permis d’élargir son rayon d’action pour terroriser un peu ces sales humains comme vous qui se croient tout permis et font des animaux leur chair à pâté quotidienne.
Monsieur Seguin, se sentit un peu coupable, mais il avait bien décidé qu’après avoir profité du bon lait de Blanquette, il la laisserait vivre jusqu’à sa mort naturelle dans le grand clos, sans rien lui demander en échange. Alors, il se dit qu’il pouvait bien lui imposer quelques semaines de confinement, pour pouvoir la traire tranquillement tous les matins sans risquer d’enfreindre le règlement.
Mais Blanquette ne voulut rien entendre, et par une bonne nuit de printemps, à force de tirer sur sa longe, elle réussit à casser net la corde et à s’enfuir par un trou dans la haie d’aubépine.
Elle se dirigea aussitôt vers la montagne, dans le but de goûter à loisir tous ses attraits : son herbe fine et savoureuse, les grands sapins dont les branches tombent jusqu’au sol, les torrents qui courent parmi les rochers et qu’on peut franchir d’un bond, les campanules bleues, les digitales pourpres, toutes choses dont elle avait souvent rêvé, mais qu’elle ne pouvait jusque-là que contempler de loin dans son grand pré autour de la maison de monsieur Seguin.
Mais arrivée au pied de la montagne, elle rencontra petit lapin qui revenait justement de sa petite promenade dans ces lieux enchanteurs.
-Non, non, ne va pas là-haut, lui dit petit lapin, c’est trop dangereux. Le loup rode partout. Tu t’es trop engourdie à rester dans ton pré pour pouvoir lui échapper, il faut d’abord que tu fasses un peu d’exercice avant d’entreprendre une telle aventure. Relis Darwin. Tout est question d’adaptation à son milieu naturel. Une biquette comme toi a été sélectionnée pour survivre dans le pré de monsieur Seguin, pas pour vivre une vie sauvage dans la montagne, au milieu de dangereux prédateurs.
─ Mais que dis-tu là, le loup rode dans la montagne ? Je croyais qu’il avait disparu depuis longtemps de nos contrées !
─ Détrompes toi. Il avait disparu, c’est vrai, mais depuis que les écologistes sont entrés au gouvernement, c’est au contraire une espèce protégée, et les chasseurs n’ont même pas le droit de le tirer.
─ C’est incroyable, et scandaleux, les humains sont vraiment des êtres hypocrites et fourbes. Et il faut se débarrasser de tous les écologistes !
─ Ce n’est pas si simple, reprit doctement petit lapin, les écologistes défendent aussi parfois les espèces en voie de disparition, le traitement plus humain des animaux domestiques, les insectes et les petits oiseaux qui sont à la peine depuis que les hommes utilisent des pesticides à foison. Relis Marx, et tu verras que dans le combat de classe contre les prédateurs de la société, il y a aussi des « idiots utiles » qui aident inconsciemment leurs adversaires, qui leur vendent la corde avec laquelle on les pendra, en quelque sorte. Les écologistes peuvent aussi être les idiots utiles de la cause animale, de notre cause à nous.
C’est incroyable, se dit Blanquette, des loups dans la forêt, et petit lapin qui lit Marx pour mieux défendre les damnés de la terre, tous ces animaux que l’homme asservit, et qui a lu Darwin pour comprendre comment fonctionne la vie ! Comme les choses changent ! Il était vraiment temps que je sorte de mon pré carré pour participer au combat de mes congénères pour défendre leurs droits, se libérer de leur asservissement aux humains, espèce proliférante et dangereuse, et retrouver la place à laquelle nous avons droit dans la nature.
- D’ailleurs, ajouta petit lapin, avec le confinement, il y a plein de lieux hier inaccessibles qu’on peut visiter, pas la peine de se jeter dans la gueule du loup. Tiens, par exemple, pour me changer un peu, hier j’ai fait un petit tour au jardin du Luxembourg. Le lieu est splendide, les fleurs des parterres sont délicieuses, et dans les rues pour s’y rendre, aucun de ces bolides pétaradants qui en temps normal nous écrasent sans pitié sur la chaussée et nous empêchent de nous promener en ville à notre guise.
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Monsieur Neubeu racontait son histoire avec un débit de plus en plus rapide et saccadé, et il commençait à y avoir en lui quelque chose du prêtre vaudou en pleine séance d’exorcisme, au moment où il va enfin faire sortir le supposé démon du corps de son patient. Son regard exprimait par moments l’angoisse indicible d’un malheureux soumis à la torture.
L’évocation de la vie heureuse de Blanquette ramena cependant temporairement un peu de sérénité sur le visage tourmenté de monsieur Neubeu :
─ Et c’est ainsi que commença pour Blanquette une longue vie de bonheur et de liberté. Elle pouvait aller à sa guise dans des paysages magnifiques, dans une nature qui avait repris ses droits et se débarrassait peu à peu des blessures infligées par l’agriculture intensive. Les hommes, eux, ou du moins ceux qui survivaient au coronavirus, restaient confinés dans leurs maisons, ne communiquant plus que par internet, et se nourrissaient des fruits et légumes qu’ils cultivaient dans des serres climatisées et aseptisées. En ville, les immeubles de bureaux avaient été transformés en fermes d’insectes qui fournissaient les protéines nécessaires à l’alimentation humaine.
Mais monsieur Neubeu reprit rapidement un visage affligé et anxieux.
─ Petit à petit, les choses vinrent à se compliquer pour Blanquette et ses congénères, poursuivit-il. Un beau matin, Le Président annonça que pour la septième année consécutive, il allait prolonger d’un an le confinement pour mieux combattre l’épidémie. Et que, par la même occasion, il prolongerait d’autant son mandat présidentiel, procédure qu’il avait fini par trouver bien pratique, et qui évitait, selon lui, ces longues campagnes électorales dans lesquelles les français adoraient se chamailler sans raison sur le choix de leurs dirigeants. En ville, les humains mourraient en masse. Plus que le coronavirus, c’était l’affaiblissement généralisé des organismes et de leurs défenses immunitaires, résultant d’un mode de vie inadapté à l’espèce humaine, qui créait cette hécatombe. Seuls les cafards pullulaient, car ils avaient su, depuis des millénaires adapter leur patrimoine génétique à un environnement confiné, selon un processus que Darwin avait mis en évidence il y a plus d’un siècle. Mais, un peu partout, dans les campagnes, les populations qui avaient refusé le confinement et survécu, étaient maintenant immunisées contre le coronavirus et se soulevaient. Bientôt elles reprendraient le contrôle total de la nature environnante et leur situation au sommet de l’échelle alimentaire. On ne pourrait plus espérer se promener tranquillement sans risquer de rencontrer quelques humains rebelles munis de fusils, pour qui une chèvre pouvait constituer un excellent apport de calories gouteuses à souhait. Et puis, dans la nature, la traditionnelle lutte de tous contre tous continuait sans pitié. Les hommes n’étaient pas les seules créatures maléfiques qui mettaient en danger les paisibles créatures comme Blanquette et petit lapin.
Dans la montagne, les loups régnaient sans partage, et moins que jamais on ne pouvait envisager de s’y rendre sans risquer sa vie, sauf ceux qui, comme petit lapin, courraient assez vite pour leur échapper.
Mais petit lapin lui-même n’était pas à l’abri des prédateurs. Un jour qu’il se promenait paisiblement avec Biquette dans le grand pré de monsieur Seguin, un aigle le surprit et l’emmena dans ses serres pour lui servir de petit déjeuner. Il faut dire qu’avec l’âge, il avait perdu un peu ses réflexes, sa vue baissait, et pour la première et la dernière fois de son existence, il avait détalé trop tard à la vue de son bourreau tombé du ciel. Il faut dire que depuis un moment, grand aigle avait à l’œil ce petit lapin qui lisait Marx, donnait des leçons de lutte des classes à ses congénères et les incitait à se révolter ouvertement contre les catégories sociales se situant en haut de l’échelle de la prédation, c’est-à-dire lui-même pour ce qui concerne les lapins et autres bestioles du même genre.
Entre la campagne qui devenait à nouveau dangereuse à cause des rebelles armés de fusils et la montagne ou le loup régnait en maitre, ou pouvait aller notre pauvre biquette ?
En se posant cette question, elle évalua sa situation et fit le bilan de son existence jusqu’ici heureuse. Finalement, elle avait eu une belle vie ! Pangolin, Batman et Covid 19 s’étaient associés pour offrir un moment de grâce à tous ses congénères. Pour parler comme petit lapin qui lisait Darwin, le coronavirus lui avait permis d’agrandir sa niche écologique.
Mais déjà, l’équilibre des espèces était en train d’évoluer. Les hommes les plus courageux s’étant rebellés, bientôt ils retrouveraient leur pouvoir sans partage.
Blanquette se souvint alors de l’histoire de la petite chèvre de monsieur Seguin. Pas son monsieur Seguin à elle, mais le monsieur Seguin d’Alphonse Daudet, dont son maître il était un lointain descendant, histoire que petit lapin lui avait raconté entre deux leçons de marxisme pour aider les animaux à combattre l’oppression. Blanquette savait qu’elle ne pourrait pas tuer le loup, mais elle avait tout de même courageusement décidé de quitter sa vie confortable auprès de monsieur Seguin pour découvrir les merveilles de la nature.
Alors, pour Blanquette, ce fut décidé. Elle ne retournerait pas chez les hommes, même si monsieur Seguin, ravi de la revoir, lui aurait peut-être pardonné ses incartades pour l’accueillir à nouveau dans le petit clos entouré d’aubépines. Elle décida d’aller enfin découvrir la montagne dont elle avait tant rêvé. Elle n’avait plus peur du loup. Comme son ancêtre, elle l’affronterait jusqu’au matin !
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À mesure que son récit avançait, monsieur Neubeu devenait de plus en plus nerveux et remuant. Il finit même par avoir des difficultés à poursuivre une narration cohérente.
─ Vous m’entendez bien, se mit-il à répéter machinalement comme une litanie : « et puis, au petit matin, le loup la mangea »….
Puis il sembla retrouver un court moment ses esprits et conclut solennellement : C’est la dure loi de la vie : rester confiné ou profiter de sa liberté, en en acceptant les dangers.
Soudain, monsieur Neubeu fut secoué d’une série de quintes de toux. Une toux grave, sèche, caverneuse, qui semblait venir d’un autre monde.
─ Je vous demande pardon, dit monsieur Neubeu quand il se fut enfin repris, mais après ma vie professionnelle parmi tous les miasmes des hauts plateaux d’Afrique de l’est, j’ai un peu perdu l’habitude de me protéger du moindre germe pathogène. J’aurai dû vous prévenir que je suis sans doute atteint du coronavirus.
Je pensai soudain à la petite chèvre de monsieur Seguin, qui, toute la nuit, avait combattu courageusement le loup. Et je sentis en moi-même que j’allais moi aussi devoir défendre ma place dans la jungle du vivant, et que dès ce moment, ma lutte à mort contre covid 19 allait commencer.