Chez Tamarelle
Mireille Lafitte
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible.
Je dis nous, mais en vérité, Caroline et moi n’avons rien voulu, rien ! Si guerre il y a, nous en sommes les victimes ! Et Caroline est partie, maintenant. Elle ne pouvait plus supporter tout ça et a demandé à ses parents de venir la chercher : elle accouchera chez eux dans deux mois ! »
Perdu dans ses pensées déprimantes, Rémi restait là, dehors, debout contre le portail de la cour, malgré le froid et l’humidité qui commençaient à le pénétrer. Il regardait le paysage qui s’étendait devant lui et qui, très vite, allait disparaître, happé par le brouillard.
D’abord, ce furent des écharpes de brume qui se détachèrent insensiblement des premières cimes, pour s’enrouler gracieusement en spirales, comme au ralenti, sur les flancs des coteaux, en face de lui. « De la barbe à papa toute poisseuse », songea-t-il. « Ou plutôt, une toile d’araignée, compacte et impénétrable qui va s’étendre et tout engluer. »
Oui, le brouillard s’épaississait de plus en plus vite, en descendant inexorablement vers le village, pour l’enserrer et le couper du reste du monde. « Bientôt, il montera à l’assaut de Chez Tamarelle et nous ne pourrons pas lui échapper. »
Il déglutit en frissonnant, mais pas de froid. Il se revoyait, des années auparavant, si petit, si démuni, si perdu dans la neige, quand, pour son septième anniversaire, son père l’avait emmené faire du ski de fond dans les Pyrénées. C’était par une journée toute grise comme celle-ci. Ils n’auraient pas dû s’aventurer aussi loin, car l’après-midi était déjà bien avancé et, soudain, le brouillard les avait encerclés, enveloppés, piégés, et le petit garçon avait cru qu’ils allaient mourir là, dans cette drôle de prison humide et étouffante. Pendant longtemps, depuis ce jour, il avait appréhendé le brouillard, comme on appréhende le monstre tapi sous son lit, prêt à vous sauter dessus pour vous dévorer. Et pendant longtemps il lui avait fallu une veilleuse allumée pour s'endormir.
Aussi absurde que cela parût, il n’avait jamais pu se défaire d’un sentiment de malaise par des matinées comme celles d’aujourd’hui. Il n’en avait jamais parlé à Caroline, surtout ces derniers jours : elle n’allait pas bien du tout depuis qu’ils étaient venus s’installer Chez Tamarelle, et surtout depuis que sa grossesse avançait. Au début de son congé de maternité, elle avait vécu confinée dans la maison, s’enfermant à double tour quand elle était seule, persuadée qu’un ennemi invisible guettait, là, autour de la maison, attendant le soir pour se glisser le long du mur de la cour, jusqu’à la grange où il faisait Dieu sait quoi en attendant son heure ! Elle disait à Rémi qu’elle voyait une ombre bouger dehors et, à la nuit tombée, derrière les volets clos, elle était persuadée qu’elle entendait des pas. Rémi le réconfortait comme il pouvait, mais c’était mission impossible !
Il n’y avait que deux maisons au lieu-dit Chez Tamarelle – en fait, un cul-de-sac. Deux maisons qui se touchaient presque, séparées par leur cour. Dès les premiers instants de leur installation, Rémi er Caroline avaient remarqué une vieille femme immobile derrière la fenêtre de ce qui devait être sa cuisine : aucune lueur dans son regard gris acier, aucune émotion dans son visage qui ressemblait à un masque. Elle pouvait rester là des heures, à fixer le vide.
Elle avait fini par les obséder, Caroline, surtout, qui disait que son regard mort lui glaçait le sang. « Elle a le mauvais œil, cette vieille, elle va me jeter un sort ! », se plaignait-elle de plus en plus souvent, en portant les mains à son ventre. « J’ai peur qu’il arrive quelque chose au bébé ! » Elle ne sortait plus de la maison, persuadée qu’elle courait un grand danger.
Voilà pourquoi Rémi ne lui avait pas parlé de ces mots sur la route. Des mots que, depuis une semaine, une main « ennemie » avait tracés avec de la peinture blanche sur le chemin bitumé et avec lesquels il avait reconstitué des phrases entières, dont une, plus menaçante que les autres, longeait leurs potagers et finissait devant le portail de leur ferme : Estime-toi heureux qu’on t’ait permis de vivre ici ! Des mots hostiles qu’il leur croyait destinés, qui voulaient les chasser parce qu’ils étaient étrangers au village.
Un an plus tôt, Rémi et Caroline avaient en effet quitté la ville pour s’installer ici dans l’intention de créer une culture « bio ». Grâce à leurs économies et un prêt de la banque, ils avaient restauré les bâtiments d’une vieille ferme mise en vente depuis longtemps et commencé les travaux des champs, dans une parcelle qui se trouvait de l’autre côté du village, où ils voulaient redonner vie à une petite vigne à l’abandon, et dans une autre qui s’étageait en contrebas de la maison, où ils avaient créé des potagers. Ils avaient travaillé dur, pensant bientôt récolter le fruit de leurs efforts, mais, jusqu’à aujourd’hui, ils n’avaient vécu que grâce au salaire de Caroline qui était institutrice dans une petite commune voisine.
Qui leur faisait la guerre ?
Désormais, chaque matin, il se réveillait l’estomac de plus en plus noué, se levait et s’habillait sans bruit avant de sortir dans la cour et de jeter un œil sur la route.
Et chaque fois, la vieille était déjà là, à l’attendre. « A croire qu’elle ne dort jamais ! »
****
Ça ne pouvait plus durer : une idée le travaillait et ce matin, il voulait en avoir le cœur net ! Avant de partir, il parcourut une dernière fois des yeux le paysage qui s’étendait en bas de Tamarelle. Le village était maintenant enrobé dans une atmosphère étrange, presque irréelle. Immobile et lointain, tout entier enfermé dans une bulle grise translucide, où l’on devinait, plus qu’on ne les voyait, les lumières qui commençaient à filtrer derrière les fenêtres et les fumées des cheminées qui se perdaient dans cette enveloppe cotonneuse, pour l’épaissir davantage. Pareil à ces boules des magasins de souvenirs qui, lorsqu’on les renverse, font apparaître de la neige sur les personnages enfermés. Monde hermétique, figé. « Si nous sommes en guerre, je veux savoir contre qui ! »
Quand il commença à pédaler sur la route, le soleil, qui n’arrivait pas à percer, ressemblait à une grosse perle grise accrochée à rien, là-haut, loin des hommes, et quand, malgré tout, il tentait de trouer l’épaisseur de brouillard, il avait l’éclat blanc d’un œil impitoyable qui obligeait à baisser les yeux. Cette image en fit surgir une autre, aussi insupportable : celle du regard gris acier de la vieille. Rémi frissonna malgré son anorak.
Il contourna le bourg pour se rendre à sa vigne : c’était là-bas qu’il voulait vérifier quelque chose ! Il ne rencontra personne, à part une femme qui revenait de la boulangerie et se hâtait de regagner son logis : le brouillard et le froid n’incitaient pas à la flânerie !
Il n’y voyait pas à plus de trois mètres et l’humidité le glaçait.
Quand il revint sur la place de la mairie, il avait trouvé ce qu’il cherchait : plusieurs mots qui constituaient d’autres bouts de phrases, et uniquement sur la portion de route qui reliait le village à sa vigne. Disparaître ! Les yeux fermés des fenêtres ! Rien du tout ! Un point c’est tout ! C’était donc bien lui qui était visé !
Le malaise qui s’était emparé de lui à l’aube l’oppressa brusquement … comme sur la piste de ski. Trempé et transi, il entra au café, salua le patron et deux hommes déjà accoudés au zinc qui firent à peine attention à lui, puis alla s’asseoir à une table du fond, la feuille de papier sur laquelle il avait inscrit tous les mots posée devant lui, pour essayer de comprendre…
Quand il lui servit son café, le patron lui demanda : « Tu as tout relevé ? »
Comme pris en faute, Rémi sursauta et crut sentir, sinon de l’agressivité, du moins une certaine brusquerie, dans la voix du cafetier. Ainsi, il était au courant ? Et les deux hommes, au comptoir, qui le regardaient à la dérobée, aussi ? Si ça se trouve, ils étaient tous au courant ! Rémi n’aurait pas voulu céder à la paranoïa, pourtant, il restait paralysé sur sa chaise,
A ce moment-là, Malvina, la bonne du curé, fit irruption dans le café en criant :
« Clovis s’est pendu ! »
Les deux hommes et le patron se précipitèrent devant le presbytère où, déjà, tout le village semblait réuni. Debout sur le seuil du café, Rémi, qui n’y comprenait rien, assistait de loin à une scène que l’épaisseur du brouillard et la lueur diffuse des deux réverbères de la place rendaient fantomatique : des personnages, dont il ne distinguait que les formes floues et les propos étouffés, s’agitaient dans tous les sens, le tenant à l’écart de leur cercle.
Le fourgon des gendarmes passa en trombe et prit la route qui menait Chez Tamarelle. Et bientôt, on entendit la sirène d’une ambulance.
« Mais ils vont chez moi ! », dit Rémi au patron qui revenait.
-- Non, ils vont chez Thérèse.
-- Thérèse ?
-- Thérèse Mamont, ta voisine : elle habite aussi là-bas ! Clovis s’est pendu dans sa grange.
-- Clovis ?
-- Clovis Tamarelle : c’est sa famille qui a donné son nom au lieu-dit, comme ça se faisait souvent autrefois dans les campagnes. C’était lui, l’auteur des écritures. Allez, entre, je vais t’expliquer. En 1966, Clovis avait 22 ans et vivait avec sa mère dans la ferme qui est maintenant la tienne. Son père était mort à la Libération, dans des circonstances un peu troubles, on a, plus tard, parlé d’exécution. Dans la ferme voisine, vivaient la belle Thérèse et ses parents. Les jeunes gens étaient amoureux et voulaient se marier, mais le vieux Mamont n’a jamais voulu « donner sa fille au fils d’un collabo qui avait vendu des gars du maquis ! ». Un soir du mois d’avril, Clovis a pris son fusil de chasse et tiré à bout portant sur le père de Thérèse. Puis, calmement, il a posé son fusil, embrassé sa bien-aimée, serré sa mère dans ses bras, et il est descendu au village pour se livrer aux gendarmes. Il a été condamné à la prison à perpétuité et Thérèse est devenue folle : sa mère et elle ont vécu comme des recluses et maintenant qu’elle est seule, c’est l’ADMR qui s’occupe d’elle. Ça fait quarante ans et Clovis vient d’être libéré : depuis quelques jours, il vivait au presbytère. Le cerveau un peu dérangé, il s’est mis à peindre des mots sur les routes qu’il connaissait bien. ; tout le monde le savait, mais on ne lui a rien dit : après tout, il ne faisait de mal à personne et on s’est dit que ça lui passerait.
-- A … personne ? Pourtant, j’ai … j’ai bien cru que c’est moi que ces mots visaient ! Que quelqu’un du village voulait nous chasser, ma femme et moi !
-- Pauvre Clovis ! Il paraît qu’en prison, il écrivait des poèmes… »
Le va-et-vient de l’ambulance et de la fourgonnette de la gendarmerie avait cessé depuis un moment. Au moment où Rémi enfourcha à nouveau son vélo pour rentrer chez lui, le soleil perça timidement la prison de brouillard, annonçant une belle journée d’automne. La paix était revenue. Il allait téléphoner à Caroline et tout irait bien. Pour la première fois, il n’appréhendait pas de trouver sa voisine derrière sa fenêtre. Il s’apprêtait même à lui sourire gentiment. A sourire à Thérèse.
Mireille Lafitte
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible.
Je dis nous, mais en vérité, Caroline et moi n’avons rien voulu, rien ! Si guerre il y a, nous en sommes les victimes ! Et Caroline est partie, maintenant. Elle ne pouvait plus supporter tout ça et a demandé à ses parents de venir la chercher : elle accouchera chez eux dans deux mois ! »
Perdu dans ses pensées déprimantes, Rémi restait là, dehors, debout contre le portail de la cour, malgré le froid et l’humidité qui commençaient à le pénétrer. Il regardait le paysage qui s’étendait devant lui et qui, très vite, allait disparaître, happé par le brouillard.
D’abord, ce furent des écharpes de brume qui se détachèrent insensiblement des premières cimes, pour s’enrouler gracieusement en spirales, comme au ralenti, sur les flancs des coteaux, en face de lui. « De la barbe à papa toute poisseuse », songea-t-il. « Ou plutôt, une toile d’araignée, compacte et impénétrable qui va s’étendre et tout engluer. »
Oui, le brouillard s’épaississait de plus en plus vite, en descendant inexorablement vers le village, pour l’enserrer et le couper du reste du monde. « Bientôt, il montera à l’assaut de Chez Tamarelle et nous ne pourrons pas lui échapper. »
Il déglutit en frissonnant, mais pas de froid. Il se revoyait, des années auparavant, si petit, si démuni, si perdu dans la neige, quand, pour son septième anniversaire, son père l’avait emmené faire du ski de fond dans les Pyrénées. C’était par une journée toute grise comme celle-ci. Ils n’auraient pas dû s’aventurer aussi loin, car l’après-midi était déjà bien avancé et, soudain, le brouillard les avait encerclés, enveloppés, piégés, et le petit garçon avait cru qu’ils allaient mourir là, dans cette drôle de prison humide et étouffante. Pendant longtemps, depuis ce jour, il avait appréhendé le brouillard, comme on appréhende le monstre tapi sous son lit, prêt à vous sauter dessus pour vous dévorer. Et pendant longtemps il lui avait fallu une veilleuse allumée pour s'endormir.
Aussi absurde que cela parût, il n’avait jamais pu se défaire d’un sentiment de malaise par des matinées comme celles d’aujourd’hui. Il n’en avait jamais parlé à Caroline, surtout ces derniers jours : elle n’allait pas bien du tout depuis qu’ils étaient venus s’installer Chez Tamarelle, et surtout depuis que sa grossesse avançait. Au début de son congé de maternité, elle avait vécu confinée dans la maison, s’enfermant à double tour quand elle était seule, persuadée qu’un ennemi invisible guettait, là, autour de la maison, attendant le soir pour se glisser le long du mur de la cour, jusqu’à la grange où il faisait Dieu sait quoi en attendant son heure ! Elle disait à Rémi qu’elle voyait une ombre bouger dehors et, à la nuit tombée, derrière les volets clos, elle était persuadée qu’elle entendait des pas. Rémi le réconfortait comme il pouvait, mais c’était mission impossible !
Il n’y avait que deux maisons au lieu-dit Chez Tamarelle – en fait, un cul-de-sac. Deux maisons qui se touchaient presque, séparées par leur cour. Dès les premiers instants de leur installation, Rémi er Caroline avaient remarqué une vieille femme immobile derrière la fenêtre de ce qui devait être sa cuisine : aucune lueur dans son regard gris acier, aucune émotion dans son visage qui ressemblait à un masque. Elle pouvait rester là des heures, à fixer le vide.
Elle avait fini par les obséder, Caroline, surtout, qui disait que son regard mort lui glaçait le sang. « Elle a le mauvais œil, cette vieille, elle va me jeter un sort ! », se plaignait-elle de plus en plus souvent, en portant les mains à son ventre. « J’ai peur qu’il arrive quelque chose au bébé ! » Elle ne sortait plus de la maison, persuadée qu’elle courait un grand danger.
Voilà pourquoi Rémi ne lui avait pas parlé de ces mots sur la route. Des mots que, depuis une semaine, une main « ennemie » avait tracés avec de la peinture blanche sur le chemin bitumé et avec lesquels il avait reconstitué des phrases entières, dont une, plus menaçante que les autres, longeait leurs potagers et finissait devant le portail de leur ferme : Estime-toi heureux qu’on t’ait permis de vivre ici ! Des mots hostiles qu’il leur croyait destinés, qui voulaient les chasser parce qu’ils étaient étrangers au village.
Un an plus tôt, Rémi et Caroline avaient en effet quitté la ville pour s’installer ici dans l’intention de créer une culture « bio ». Grâce à leurs économies et un prêt de la banque, ils avaient restauré les bâtiments d’une vieille ferme mise en vente depuis longtemps et commencé les travaux des champs, dans une parcelle qui se trouvait de l’autre côté du village, où ils voulaient redonner vie à une petite vigne à l’abandon, et dans une autre qui s’étageait en contrebas de la maison, où ils avaient créé des potagers. Ils avaient travaillé dur, pensant bientôt récolter le fruit de leurs efforts, mais, jusqu’à aujourd’hui, ils n’avaient vécu que grâce au salaire de Caroline qui était institutrice dans une petite commune voisine.
Qui leur faisait la guerre ?
Désormais, chaque matin, il se réveillait l’estomac de plus en plus noué, se levait et s’habillait sans bruit avant de sortir dans la cour et de jeter un œil sur la route.
Et chaque fois, la vieille était déjà là, à l’attendre. « A croire qu’elle ne dort jamais ! »
****
Ça ne pouvait plus durer : une idée le travaillait et ce matin, il voulait en avoir le cœur net ! Avant de partir, il parcourut une dernière fois des yeux le paysage qui s’étendait en bas de Tamarelle. Le village était maintenant enrobé dans une atmosphère étrange, presque irréelle. Immobile et lointain, tout entier enfermé dans une bulle grise translucide, où l’on devinait, plus qu’on ne les voyait, les lumières qui commençaient à filtrer derrière les fenêtres et les fumées des cheminées qui se perdaient dans cette enveloppe cotonneuse, pour l’épaissir davantage. Pareil à ces boules des magasins de souvenirs qui, lorsqu’on les renverse, font apparaître de la neige sur les personnages enfermés. Monde hermétique, figé. « Si nous sommes en guerre, je veux savoir contre qui ! »
Quand il commença à pédaler sur la route, le soleil, qui n’arrivait pas à percer, ressemblait à une grosse perle grise accrochée à rien, là-haut, loin des hommes, et quand, malgré tout, il tentait de trouer l’épaisseur de brouillard, il avait l’éclat blanc d’un œil impitoyable qui obligeait à baisser les yeux. Cette image en fit surgir une autre, aussi insupportable : celle du regard gris acier de la vieille. Rémi frissonna malgré son anorak.
Il contourna le bourg pour se rendre à sa vigne : c’était là-bas qu’il voulait vérifier quelque chose ! Il ne rencontra personne, à part une femme qui revenait de la boulangerie et se hâtait de regagner son logis : le brouillard et le froid n’incitaient pas à la flânerie !
Il n’y voyait pas à plus de trois mètres et l’humidité le glaçait.
Quand il revint sur la place de la mairie, il avait trouvé ce qu’il cherchait : plusieurs mots qui constituaient d’autres bouts de phrases, et uniquement sur la portion de route qui reliait le village à sa vigne. Disparaître ! Les yeux fermés des fenêtres ! Rien du tout ! Un point c’est tout ! C’était donc bien lui qui était visé !
Le malaise qui s’était emparé de lui à l’aube l’oppressa brusquement … comme sur la piste de ski. Trempé et transi, il entra au café, salua le patron et deux hommes déjà accoudés au zinc qui firent à peine attention à lui, puis alla s’asseoir à une table du fond, la feuille de papier sur laquelle il avait inscrit tous les mots posée devant lui, pour essayer de comprendre…
Quand il lui servit son café, le patron lui demanda : « Tu as tout relevé ? »
Comme pris en faute, Rémi sursauta et crut sentir, sinon de l’agressivité, du moins une certaine brusquerie, dans la voix du cafetier. Ainsi, il était au courant ? Et les deux hommes, au comptoir, qui le regardaient à la dérobée, aussi ? Si ça se trouve, ils étaient tous au courant ! Rémi n’aurait pas voulu céder à la paranoïa, pourtant, il restait paralysé sur sa chaise,
A ce moment-là, Malvina, la bonne du curé, fit irruption dans le café en criant :
« Clovis s’est pendu ! »
Les deux hommes et le patron se précipitèrent devant le presbytère où, déjà, tout le village semblait réuni. Debout sur le seuil du café, Rémi, qui n’y comprenait rien, assistait de loin à une scène que l’épaisseur du brouillard et la lueur diffuse des deux réverbères de la place rendaient fantomatique : des personnages, dont il ne distinguait que les formes floues et les propos étouffés, s’agitaient dans tous les sens, le tenant à l’écart de leur cercle.
Le fourgon des gendarmes passa en trombe et prit la route qui menait Chez Tamarelle. Et bientôt, on entendit la sirène d’une ambulance.
« Mais ils vont chez moi ! », dit Rémi au patron qui revenait.
-- Non, ils vont chez Thérèse.
-- Thérèse ?
-- Thérèse Mamont, ta voisine : elle habite aussi là-bas ! Clovis s’est pendu dans sa grange.
-- Clovis ?
-- Clovis Tamarelle : c’est sa famille qui a donné son nom au lieu-dit, comme ça se faisait souvent autrefois dans les campagnes. C’était lui, l’auteur des écritures. Allez, entre, je vais t’expliquer. En 1966, Clovis avait 22 ans et vivait avec sa mère dans la ferme qui est maintenant la tienne. Son père était mort à la Libération, dans des circonstances un peu troubles, on a, plus tard, parlé d’exécution. Dans la ferme voisine, vivaient la belle Thérèse et ses parents. Les jeunes gens étaient amoureux et voulaient se marier, mais le vieux Mamont n’a jamais voulu « donner sa fille au fils d’un collabo qui avait vendu des gars du maquis ! ». Un soir du mois d’avril, Clovis a pris son fusil de chasse et tiré à bout portant sur le père de Thérèse. Puis, calmement, il a posé son fusil, embrassé sa bien-aimée, serré sa mère dans ses bras, et il est descendu au village pour se livrer aux gendarmes. Il a été condamné à la prison à perpétuité et Thérèse est devenue folle : sa mère et elle ont vécu comme des recluses et maintenant qu’elle est seule, c’est l’ADMR qui s’occupe d’elle. Ça fait quarante ans et Clovis vient d’être libéré : depuis quelques jours, il vivait au presbytère. Le cerveau un peu dérangé, il s’est mis à peindre des mots sur les routes qu’il connaissait bien. ; tout le monde le savait, mais on ne lui a rien dit : après tout, il ne faisait de mal à personne et on s’est dit que ça lui passerait.
-- A … personne ? Pourtant, j’ai … j’ai bien cru que c’est moi que ces mots visaient ! Que quelqu’un du village voulait nous chasser, ma femme et moi !
-- Pauvre Clovis ! Il paraît qu’en prison, il écrivait des poèmes… »
Le va-et-vient de l’ambulance et de la fourgonnette de la gendarmerie avait cessé depuis un moment. Au moment où Rémi enfourcha à nouveau son vélo pour rentrer chez lui, le soleil perça timidement la prison de brouillard, annonçant une belle journée d’automne. La paix était revenue. Il allait téléphoner à Caroline et tout irait bien. Pour la première fois, il n’appréhendait pas de trouver sa voisine derrière sa fenêtre. Il s’apprêtait même à lui sourire gentiment. A sourire à Thérèse.