Coa
Nicolas Cavalier-Caron
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible ».
Tu as entendu mon Amour ? C’était hier soir. De quoi se mêle-t-il ? Cela m’offusque, m’oppresse, me coupe le souffle même.
Je trouve votre ton bien intrusif, Monsieur. Pardonnez sans doute ma bêtise, mais je n’ai point bien compris votre allocution. Je suis bien trop jeune pour connaître la guerre et je ne sais presque rien de l’ennemi, indicible, impalpable, irrespirable...
Et de quel « nous » parlez-vous ? Est-ce un « nous » militaire, arbitraire, ce tout soudain, imposé, une union forcée, une Nation à défendre ou un nous de modestie pour ne pas avouer que l’on voulait dire « je » ?
Oui, je me calme, d’accord. Respirer lentement. Pour moi, le nous c’est toi et moi, notre jeu, nous deux dans notre appartement, livrés à nous-mêmes, il n’y a pas de guerre à plusieurs ici et maintenant, et puis dehors la ville s’est faite campagne, alors prendre les armes, contre qui, contre quoi… Je n’en peux plus de ces gélules molles de paracétamol. Je t’ai réveillée ? Dis-moi des mots d’amour.
Les larmes ont séché, notre nuit agitée.
Un peu de musique lorsque je fais couler ton café,
Viens, je te prends la main pour te faire valser. Oui, comme ça, au pied du lit, ça me prend, ça m’a toujours pris. Un peu de folie. C’est notre ballade. Ça me rappelle notre mariage. Le deuxième. Ce jour immense inscrit dans nos alliances. On a bien fait de se marier deux fois, la vie est si courte. Ne te force pas à chanter. Prends ton temps. Tu viens de te lever. Demain, je t’épouserai encore. À l’infini. Tu me dis je t’aime. Tu me dis d’accord.
Tu manques un peu de tonicité ce matin, c’est vrai que la nuit ne fut pas de tout repos, toute cette toux pour faire travailler tes abdos...Tu souris avec tes cheveux en bataille, je te marche sur les pieds. Je t’aime quand tu me dis que je suis plus gauche que moche.
C’est une belle journée qui débute mon Amour avec de jolies déclarations, de belles et délicates maladresses presque des attentions… Embrassons-nous à pleine bouche, à pleins poumons, savourons notre vie pétillante même si parfois nos respirations se font boitillantes. On crache à l’abri de nos regards par respect pour l’un pour l’autre, pour cacher nos failles aussi. Je suis amoureux de toi pour la vie, comment me verrais-tu si je faiblis ?
Après les tartines grillées.
« Comment ça pousse les nénuphars ? C’est là dans ma poitrine ».
Tu n’aurais pas dû commencer Boris Vian,
Ça y ressemble quand même un peu,
Question de style. Peut-être que si on mange des grenouilles, elles les boufferont, ces nénuphars !
Comment ça se chasse les grenouilles, ça se pêche ? Il faudrait un étang et nous n’avons qu’un balcon. Pas sûr qu’en les achetant congelées elles nous servent à grand-chose. On se ferait quand même les cuisses...Il reste bien le bénitier de Notre Dame en bas de la rue mais nous ne sommes ni pieux ni même catholiques. Il faudrait prier et à part Notre Père qui êtes si vieux je ne connais pas les paroles de la chanson. Tout le monde y met les doigts dans le bénitier ? C’est dégueulasse. L’eau y est froide tu crois ? Crois ? Coa les grenouilles font Coa pas Croa. Haha, c’est pas drôle.
Tu toussotes encore beaucoup aujourd’hui mon Amour. Tout comme cette nuit. Ce n’est pas l’estomac. C’est au-dessus.
Oui, je préfère le mot toussoter au verbe tousser, ça me fait moins mal aux oreilles, c’est plus discret, moins bruyant. On aurait même pu dire toussailler mais ça fait un peu vieux comme mot. Pourquoi tout est comme ça avec moi ? Comme ça comment ? Tu dis que j’emploie des mots de jadis et de naguère, d’un temps où il y avait la guerre. Même ma télé est encore à tube cathodique…Et bien, je prie pour qu’elle tienne, Notre Dame ou Notre Père.
« Je dirais que tu es hors du temps ».
C’est un beau compliment que tu me fais,
Et si je suis comme tu dis,
C’est parce que le temps tue.
Si c’est ça l’ennemi invisible ? Ces minutes qui filent et qui nous filent des rides ? Il y a une arnaque quelque part, elles ne font pas plus de soixante secondes ! En tout cas, je pense que c’est le plus cruel, il est sans pitié, non sélectif, hop pas de jaloux, c’est une sorte de...terroriste sans dogme. Il s’occupe de tout le monde. Il arrose. Jusque dans les poumons le salaud !
C’est à mon tour de toussoter, je respire bizarrement, un virus sans doute. Est-ce que tu as vu qu’il faut y mettre le coude ? Moi mon coude ne rentre pas dans ma bouche. C’est trop louche. C’est une question de souplesse ou de paresse. Je ne prends jamais rien au sérieux.
Si tu m’as contaminé ? Oui, pardi ! De ta folie et de ta jeunesse, tu es la plus contagieuse de toutes ! Même ton rire a fini par avoir raison de mes « grognoneries ». Et pourtant, c’est bien moi qui râle lorsque j’entends le Président. Peut-être qu’on devrait lui faire une lettre. Lui dire que c’est abusé, toutes ces mesures, ces précautions de sûreté.
Après un long silence.
C’est vrai, dehors, c’est vachement calme, d’habitude il y a un bruit de fond, au moins des embouteillages, là pas un chat ni un péquin, juste des deux-tons ; j’ai vu la Chine à la télé et puis la Botte aussi, c’est du recensement un peu macabre, d’autres diraient funestes, c’est peut-être vrai que l’air est vicié, l’idée lointaine d’une épidémie. Même Rome s’est mise à compter, dire qu’on en revient, on y retournera. Sans doute. Rome est éternelle. Rome, oui mais nous...Il n’y a rien au-dessus de nous. Et devant...l’éternité. Tu as envie de sentir les fleurs d’oranger. Tu n’as plus d’odorat. Ça pourrait effrayer. Il ne faut pas. On ne craint rien. C’est du cinéma. Promis. Juré. Craché.
Je mens comme je respire. Mal.
Inspire-moi, fais-moi penser à autre chose,
Évide-moi la cervelle, valsons encore mon amour,
Un deux trois, mille,
Tu sais compter les temps ?
Tu dis que tu m’aimes, que je suis le pire danseur du monde, je croyais être le seul pour toi, tu ne peux pas me comparer, tu regardes trop la télé, en plus je me restreins pour ne pas tourner trop vite. Moi aussi je me sens un peu fébrile. J’ai refait un trou à ma ceinture. On ne grossit plus, on est dans le dur. Je ne sais plus s’il fait chaud ou s’il fait froid ici. En quelle saison sommes-nous ? Est-ce l’air de Paris ?
Tu entends cette petite musique ? Ah c’est un sifflement, un essoufflement, un truc dans la poitrine quoi…ça va je croyais que c’était le disque qui était rayé, oui j’ai aussi un tourne-disque.
Faisons une pause mon Amour, assieds-toi près de moi, allonge-toi sur le canapé, attends, lève un bras, replis une jambe, tu peux maintenir la position ? Juste un petit effort. L’unique de la journée. Ne bouge pas, ne bouge plus, j’ai une idée, je vais te croquer comme autrefois. Ma toile est prête, mes aquarelles aussi mais aujourd’hui c’est le fusain qui me tente, à notre âge nous serons plus beaux en noir et blanc, tu ne crois pas ? Je ne dis pas que tu as vieilli même si tu me dis que tu as pris dix ans en dix jours, je dis qu’à l’époque de la couleur, nous avions vingt ans.
Quel âge avons-nous maintenant ? Ça dépend des années qu’il nous reste. On a déjà l’âge du compte à rebours, c’est d’une gaîté… Allez va, ne perds pas ton sens de l’humour.
Tu veux reprendre un café ? Parait que les virus ne résistent pas aux boissons chaudes. Je te trouve bien pâle. Est-ce ma toile ou ta peau qui est trop blanche ?
Je murmure toujours quand je te dessine nue, tu as remarqué ? Peut-être que je chante à l’amour. Si je te susurre ? Ça ne se dit pas, pas comme ça, il est bien trop tôt pour être charnel. Ne pense pas que bientôt il sera trop tard on en sait rien, ça n’est pas pour un bout de nénuphar…
Si je t’aime même quand tu tousses toute la nuit…
Évidemment, même quand l’amour porte un masque.
Je t’aime même lorsque notre monde se fait plus petit.
Je grimace. Tu veux que je te rassure toujours. J’ai tout lu de Nietzche. Et alors en quoi c’est rassurant ? Disons que c’est réconfortant pour deux êtres comme nous, hors des autres. Il dit « tout est destinée ». Oui c’est sûr que dit comme ça, ce n’est pas aussi érotique que tu le souhaiterais mais je trouve cela terriblement romantique ! « Destinée, on était tous les deux destinés, à voir nos chemins se rencontrer, à s’aimer sans demander pourquoi, toi et moi… » Si c’est de Nietzche ? Pas tout à fait, Guy Marchand. Tu ne connais pas, quarante-cinq tours et puis s’en va.
Tu as mal.
Ça craque de l’intérieur.
C’est le fusain, le jeu des ombres. Pour ça que tu te voies plus sombre ce matin.
C’est le soleil qui peine à se lever. Reste immobile encore un peu s’il te plaît, tu t’ankyloses mon amour, les vagues de ton ventre sont très irrégulières déjà que tu me sembles floue. J’ai les yeux qui toussent aussi mais ils ne veulent pas prendre de sirop, trop de sucre me disent-ils. Ça les fait pleurer. Je ne voudrais pas riper sur la courbe de tes seins et s’ils tombent c’est à cause de tes poumons du moment. C’est depuis qu’il est là, lui le squatteur. Est-ce qu’on lui dit qu’il ressemble à une grosse feuille de salade défraîchie…Peut-être qu’on devrait essayer les tortues plutôt que les grenouilles…
Voilà j’achève ton corps.
Tu es la plus belle de toutes les femmes, mon Amour. Même avec cette tête-là.
Des mots, toujours des maux, mais ce sont les miens ou les tiens.
Je ne triche pas, je te dessine telle que je te vois. C’est le cœur qui prend le plus de place, un cœur sans ride pour moi, ton cœur qui bat qui combat le jour et nos nuits sans sommeil, les sursauts les draps moites, nos corps qui tressautent, notre fièvre venue d’ailleurs ou d’ici.
Je te regarde comme si on venait de changer d’heure,
Est-ce mon regard qui se voile,
Tu as raison, tu es vraiment sombre ce matin,
Tu as perdu le rose à tes joues,
Tu as froid, j’ai envie de toi, à mes souhaits et avec inquiétude sûrement, alors je reprendrais bien un peu de valse, de notre chanson. On peut rester nus, se réchauffer, viens te coller à moi sentir mon corps chaud et câlin. Nous serrer si fort l’un contre l’autre que même un souffle ne passerait pas entre nous, notre nous, unique, solitaire, exclusif. Faut-il que je morde tes lèvres pour leur redonner du rouge ?
Finalement ce confinement, c’est toujours ce dont on a rêvé, vivre seuls nous deux éloignés du monde, de tous ces gens, de leurs problèmes, de leur guerre, de leur ennemi invisible à la con, hors de tout, hors de leurs chiffres, de leurs corps comptabilisés. Hors de leurs gélules. On l’a tant de fois espérée notre bulle. On se l’est tellement souhaitée, rabâchée, criée cette envie de n’être que deux, que notre nous ne devienne qu’un…
…De vivre ensemble à en mourir époumonés d’amour l’un pour l’autre, je t’aime je t’aime je t’aime…Mon Amour
Tu es avec moi ? Tu n’es plus si légère.
Je ne perçois plus les battements de ton cœur.
Je n’aime que toi.
Je n’aimerai jamais que toi.
Tourne encore un peu.
Et si mes mots ne sont pas assez forts,
Alors, laissons la valse à nos corps…
...Plus lentement,
Si tu veux mon Amour.
Et si la musique est trop brève…
Et si notre roman est trop court…
Un virus aura écumé nos jours…
Je t’avais dit de ne pas lire Vian,
Mon Ange.
Il n’est pas encore midi.
Les grenouilles se chassent mieux la nuit.
Nicolas Cavalier-Caron
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible ».
Tu as entendu mon Amour ? C’était hier soir. De quoi se mêle-t-il ? Cela m’offusque, m’oppresse, me coupe le souffle même.
Je trouve votre ton bien intrusif, Monsieur. Pardonnez sans doute ma bêtise, mais je n’ai point bien compris votre allocution. Je suis bien trop jeune pour connaître la guerre et je ne sais presque rien de l’ennemi, indicible, impalpable, irrespirable...
Et de quel « nous » parlez-vous ? Est-ce un « nous » militaire, arbitraire, ce tout soudain, imposé, une union forcée, une Nation à défendre ou un nous de modestie pour ne pas avouer que l’on voulait dire « je » ?
Oui, je me calme, d’accord. Respirer lentement. Pour moi, le nous c’est toi et moi, notre jeu, nous deux dans notre appartement, livrés à nous-mêmes, il n’y a pas de guerre à plusieurs ici et maintenant, et puis dehors la ville s’est faite campagne, alors prendre les armes, contre qui, contre quoi… Je n’en peux plus de ces gélules molles de paracétamol. Je t’ai réveillée ? Dis-moi des mots d’amour.
Les larmes ont séché, notre nuit agitée.
Un peu de musique lorsque je fais couler ton café,
Viens, je te prends la main pour te faire valser. Oui, comme ça, au pied du lit, ça me prend, ça m’a toujours pris. Un peu de folie. C’est notre ballade. Ça me rappelle notre mariage. Le deuxième. Ce jour immense inscrit dans nos alliances. On a bien fait de se marier deux fois, la vie est si courte. Ne te force pas à chanter. Prends ton temps. Tu viens de te lever. Demain, je t’épouserai encore. À l’infini. Tu me dis je t’aime. Tu me dis d’accord.
Tu manques un peu de tonicité ce matin, c’est vrai que la nuit ne fut pas de tout repos, toute cette toux pour faire travailler tes abdos...Tu souris avec tes cheveux en bataille, je te marche sur les pieds. Je t’aime quand tu me dis que je suis plus gauche que moche.
C’est une belle journée qui débute mon Amour avec de jolies déclarations, de belles et délicates maladresses presque des attentions… Embrassons-nous à pleine bouche, à pleins poumons, savourons notre vie pétillante même si parfois nos respirations se font boitillantes. On crache à l’abri de nos regards par respect pour l’un pour l’autre, pour cacher nos failles aussi. Je suis amoureux de toi pour la vie, comment me verrais-tu si je faiblis ?
Après les tartines grillées.
« Comment ça pousse les nénuphars ? C’est là dans ma poitrine ».
Tu n’aurais pas dû commencer Boris Vian,
Ça y ressemble quand même un peu,
Question de style. Peut-être que si on mange des grenouilles, elles les boufferont, ces nénuphars !
Comment ça se chasse les grenouilles, ça se pêche ? Il faudrait un étang et nous n’avons qu’un balcon. Pas sûr qu’en les achetant congelées elles nous servent à grand-chose. On se ferait quand même les cuisses...Il reste bien le bénitier de Notre Dame en bas de la rue mais nous ne sommes ni pieux ni même catholiques. Il faudrait prier et à part Notre Père qui êtes si vieux je ne connais pas les paroles de la chanson. Tout le monde y met les doigts dans le bénitier ? C’est dégueulasse. L’eau y est froide tu crois ? Crois ? Coa les grenouilles font Coa pas Croa. Haha, c’est pas drôle.
Tu toussotes encore beaucoup aujourd’hui mon Amour. Tout comme cette nuit. Ce n’est pas l’estomac. C’est au-dessus.
Oui, je préfère le mot toussoter au verbe tousser, ça me fait moins mal aux oreilles, c’est plus discret, moins bruyant. On aurait même pu dire toussailler mais ça fait un peu vieux comme mot. Pourquoi tout est comme ça avec moi ? Comme ça comment ? Tu dis que j’emploie des mots de jadis et de naguère, d’un temps où il y avait la guerre. Même ma télé est encore à tube cathodique…Et bien, je prie pour qu’elle tienne, Notre Dame ou Notre Père.
« Je dirais que tu es hors du temps ».
C’est un beau compliment que tu me fais,
Et si je suis comme tu dis,
C’est parce que le temps tue.
Si c’est ça l’ennemi invisible ? Ces minutes qui filent et qui nous filent des rides ? Il y a une arnaque quelque part, elles ne font pas plus de soixante secondes ! En tout cas, je pense que c’est le plus cruel, il est sans pitié, non sélectif, hop pas de jaloux, c’est une sorte de...terroriste sans dogme. Il s’occupe de tout le monde. Il arrose. Jusque dans les poumons le salaud !
C’est à mon tour de toussoter, je respire bizarrement, un virus sans doute. Est-ce que tu as vu qu’il faut y mettre le coude ? Moi mon coude ne rentre pas dans ma bouche. C’est trop louche. C’est une question de souplesse ou de paresse. Je ne prends jamais rien au sérieux.
Si tu m’as contaminé ? Oui, pardi ! De ta folie et de ta jeunesse, tu es la plus contagieuse de toutes ! Même ton rire a fini par avoir raison de mes « grognoneries ». Et pourtant, c’est bien moi qui râle lorsque j’entends le Président. Peut-être qu’on devrait lui faire une lettre. Lui dire que c’est abusé, toutes ces mesures, ces précautions de sûreté.
Après un long silence.
C’est vrai, dehors, c’est vachement calme, d’habitude il y a un bruit de fond, au moins des embouteillages, là pas un chat ni un péquin, juste des deux-tons ; j’ai vu la Chine à la télé et puis la Botte aussi, c’est du recensement un peu macabre, d’autres diraient funestes, c’est peut-être vrai que l’air est vicié, l’idée lointaine d’une épidémie. Même Rome s’est mise à compter, dire qu’on en revient, on y retournera. Sans doute. Rome est éternelle. Rome, oui mais nous...Il n’y a rien au-dessus de nous. Et devant...l’éternité. Tu as envie de sentir les fleurs d’oranger. Tu n’as plus d’odorat. Ça pourrait effrayer. Il ne faut pas. On ne craint rien. C’est du cinéma. Promis. Juré. Craché.
Je mens comme je respire. Mal.
Inspire-moi, fais-moi penser à autre chose,
Évide-moi la cervelle, valsons encore mon amour,
Un deux trois, mille,
Tu sais compter les temps ?
Tu dis que tu m’aimes, que je suis le pire danseur du monde, je croyais être le seul pour toi, tu ne peux pas me comparer, tu regardes trop la télé, en plus je me restreins pour ne pas tourner trop vite. Moi aussi je me sens un peu fébrile. J’ai refait un trou à ma ceinture. On ne grossit plus, on est dans le dur. Je ne sais plus s’il fait chaud ou s’il fait froid ici. En quelle saison sommes-nous ? Est-ce l’air de Paris ?
Tu entends cette petite musique ? Ah c’est un sifflement, un essoufflement, un truc dans la poitrine quoi…ça va je croyais que c’était le disque qui était rayé, oui j’ai aussi un tourne-disque.
Faisons une pause mon Amour, assieds-toi près de moi, allonge-toi sur le canapé, attends, lève un bras, replis une jambe, tu peux maintenir la position ? Juste un petit effort. L’unique de la journée. Ne bouge pas, ne bouge plus, j’ai une idée, je vais te croquer comme autrefois. Ma toile est prête, mes aquarelles aussi mais aujourd’hui c’est le fusain qui me tente, à notre âge nous serons plus beaux en noir et blanc, tu ne crois pas ? Je ne dis pas que tu as vieilli même si tu me dis que tu as pris dix ans en dix jours, je dis qu’à l’époque de la couleur, nous avions vingt ans.
Quel âge avons-nous maintenant ? Ça dépend des années qu’il nous reste. On a déjà l’âge du compte à rebours, c’est d’une gaîté… Allez va, ne perds pas ton sens de l’humour.
Tu veux reprendre un café ? Parait que les virus ne résistent pas aux boissons chaudes. Je te trouve bien pâle. Est-ce ma toile ou ta peau qui est trop blanche ?
Je murmure toujours quand je te dessine nue, tu as remarqué ? Peut-être que je chante à l’amour. Si je te susurre ? Ça ne se dit pas, pas comme ça, il est bien trop tôt pour être charnel. Ne pense pas que bientôt il sera trop tard on en sait rien, ça n’est pas pour un bout de nénuphar…
Si je t’aime même quand tu tousses toute la nuit…
Évidemment, même quand l’amour porte un masque.
Je t’aime même lorsque notre monde se fait plus petit.
Je grimace. Tu veux que je te rassure toujours. J’ai tout lu de Nietzche. Et alors en quoi c’est rassurant ? Disons que c’est réconfortant pour deux êtres comme nous, hors des autres. Il dit « tout est destinée ». Oui c’est sûr que dit comme ça, ce n’est pas aussi érotique que tu le souhaiterais mais je trouve cela terriblement romantique ! « Destinée, on était tous les deux destinés, à voir nos chemins se rencontrer, à s’aimer sans demander pourquoi, toi et moi… » Si c’est de Nietzche ? Pas tout à fait, Guy Marchand. Tu ne connais pas, quarante-cinq tours et puis s’en va.
Tu as mal.
Ça craque de l’intérieur.
C’est le fusain, le jeu des ombres. Pour ça que tu te voies plus sombre ce matin.
C’est le soleil qui peine à se lever. Reste immobile encore un peu s’il te plaît, tu t’ankyloses mon amour, les vagues de ton ventre sont très irrégulières déjà que tu me sembles floue. J’ai les yeux qui toussent aussi mais ils ne veulent pas prendre de sirop, trop de sucre me disent-ils. Ça les fait pleurer. Je ne voudrais pas riper sur la courbe de tes seins et s’ils tombent c’est à cause de tes poumons du moment. C’est depuis qu’il est là, lui le squatteur. Est-ce qu’on lui dit qu’il ressemble à une grosse feuille de salade défraîchie…Peut-être qu’on devrait essayer les tortues plutôt que les grenouilles…
Voilà j’achève ton corps.
Tu es la plus belle de toutes les femmes, mon Amour. Même avec cette tête-là.
Des mots, toujours des maux, mais ce sont les miens ou les tiens.
Je ne triche pas, je te dessine telle que je te vois. C’est le cœur qui prend le plus de place, un cœur sans ride pour moi, ton cœur qui bat qui combat le jour et nos nuits sans sommeil, les sursauts les draps moites, nos corps qui tressautent, notre fièvre venue d’ailleurs ou d’ici.
Je te regarde comme si on venait de changer d’heure,
Est-ce mon regard qui se voile,
Tu as raison, tu es vraiment sombre ce matin,
Tu as perdu le rose à tes joues,
Tu as froid, j’ai envie de toi, à mes souhaits et avec inquiétude sûrement, alors je reprendrais bien un peu de valse, de notre chanson. On peut rester nus, se réchauffer, viens te coller à moi sentir mon corps chaud et câlin. Nous serrer si fort l’un contre l’autre que même un souffle ne passerait pas entre nous, notre nous, unique, solitaire, exclusif. Faut-il que je morde tes lèvres pour leur redonner du rouge ?
Finalement ce confinement, c’est toujours ce dont on a rêvé, vivre seuls nous deux éloignés du monde, de tous ces gens, de leurs problèmes, de leur guerre, de leur ennemi invisible à la con, hors de tout, hors de leurs chiffres, de leurs corps comptabilisés. Hors de leurs gélules. On l’a tant de fois espérée notre bulle. On se l’est tellement souhaitée, rabâchée, criée cette envie de n’être que deux, que notre nous ne devienne qu’un…
…De vivre ensemble à en mourir époumonés d’amour l’un pour l’autre, je t’aime je t’aime je t’aime…Mon Amour
Tu es avec moi ? Tu n’es plus si légère.
Je ne perçois plus les battements de ton cœur.
Je n’aime que toi.
Je n’aimerai jamais que toi.
Tourne encore un peu.
Et si mes mots ne sont pas assez forts,
Alors, laissons la valse à nos corps…
...Plus lentement,
Si tu veux mon Amour.
Et si la musique est trop brève…
Et si notre roman est trop court…
Un virus aura écumé nos jours…
Je t’avais dit de ne pas lire Vian,
Mon Ange.
Il n’est pas encore midi.
Les grenouilles se chassent mieux la nuit.