Comme un léger courant d’air
Léna Kervran
Nous sommes en guerre, au manoir de M., contre un ennemi invisible. C’est un spectre. Il erre de couloirs en chambres, du patio au portique qui donne sur un jardinet intérieur. Il aime particulièrement ma femme. C’est une obsession. Il la désire, la suit partout, toujours à ses talons. Quand elle part à pied ou en voiture, il l’attend, silencieux, au portail, languissant. Quand elle cuisine, qu’elle coupe les oignons et lâche une larme, il est là tout près d’elle, parfois contre elle, il est dans son dos, il la serre bien fort dans ses bras. Pire ! Quand elle se déshabille, dans la salle de bain attenante à notre chambre, il l’observe, la regarde se hisser dans la baignoire, se savonner minutieusement, chantonner, se sécher, doucement et sensuellement se recouvrir de crème pour le corps. Il est là et ça fait longtemps que ça dure et je n’en peux plus. C’est du harcèlement. Il est tellement omniprésent, dans mes pensées et paroles, qu’il a bien fallu le nommer, le spectre : baptisé post-mortem, Roméo de son joli prénom, parce que ma femme s’appelle Juliette, et qu’il ne la lâche pas d’une semelle.
Comment puis-je savoir qu’il est là, ce fantôme, me direz-vous. Eh bien, je le sais. Je le sais parce que je le sais, tout d’abord – dans une certaine mesure, ces choses-là ne s’expliquent pas. Ensuite, je le sais parce que je sens sa présence. Elle est glaciale et glaçante. Quand il est là, l’air se gèle. Le vide semble acquérir une sorte de substance, fluide, mouvante, et quand cet ectoplasme transparent se déplace, on peut percevoir comme un glissement sur la peau, comme un léger courant d’air, une caresse, un frôlement.
***
Quand tout ça a débuté – je veux dire, quand il a commencé à se manifester – Juliette ne ressentait pas sa présence. Quand je lui en ai parlé pour la première fois, elle m’a toisé comme si j’étais un huluberlu de dernier rang. Elle a gloussé : "Mais n’im-port-e quoi toi. Un spectre. Chez nous. Dans mon dos. Juste là ? Alors que je suis en train de couper les poireaux pour la soupe ! Arnaud, dis-moi que tu blagues". Et après une pause, ne distinguant aucun signe de plaisanterie se dessiner sur les traits de mon visage, elle a ajouté, à voix basse, des rides de tracas plissant la peau de son front : "Arnaud… si tu parles sérieusement… eh bien... je crois qu’il vaut mieux appeler le médecin". Et puis, un jour ou deux après, elle a compris. Elle aussi, elle a vu l’invisible.
Un matin, nous mangions tranquillement nos biscottes qui croustillaient joyeusement entre nos dents, concert alimentaire qui accompagnait à force de percussions buccales notre conversation sur les abominables mais hilarantes histoires amoureuses de ma sœur Brigitte. Je racontais ses derniers ébats : "Et tu te rends compte, il a eu le culot de lui dire qu’elle a une haleine de biquette ! Et là, eh ben, elle s’est pas laissée faire la petite, elle lui a dit que ses aisselles puent le mammouth mort de la gale ! Mais bon, le hic c’est que maintenant, elle fait toute une affaire de son haleine de biquette. C’est devenu son ennemi intime, qui lui file entre les mains, immatériel, qui lui passe sous le nez, qu’elle tente de vaincre en se brossant les dents quarante fois par jours et en se gargarisant avec des bains de bouche et…". "Ahhhhh !", Juliette s’était levée de sa chaise en sursaut, elle avait lâché son couteau plein de beurre qui était venu se coller dans les poils de Mitsou, le chat angora tigré qui dormait à ses pieds. "Ah mais quelle horreur, je l’ai senti, là, Roméo, il a effleuré ma main, puis ma joue, et le bas de mon dos, ah c’est dégoûtant, ah quel cauchemar, je n’en peux plus de cette histoire de revenant, Arnaud, il faut faire quelque chose". Pendant que Mitsou léchait à grosses lipettes le beurre dans ses poils, elle s’est mise à pleurer à chaudes larmes, refusant de reprendre place sur la même chaise, par répulsion, et par peur que ça ne recommence.
Alors, j’ai décidé de prendre les choses en main. C’est là que le conflit contre l’être invisible, l’ennemi commun, a vraiment démarré. Ça a été éprouvant. Tout d’abord, je me suis informé sur internet. J’ai tapé "méthodes pour chasser les fantômes". La première page web que j’ai ouvert donnait le conseil suivant : ne pas paniquer, car les spectres ont bon fond, s’adresser à eux tendrement, comme on parlerait à son chat, et leur demander avec gentillesse de bien vouloir quitter les lieux. Ça ne m’a pas grandement convaincu, mais ma foi, qu’avais-je à perdre : j’ai tenté. Evidemment ça n’a pas fonctionné, et Roméo à continué de nous tourmenter. Entre temps, il a dû bien se moquer de moi quand je lui ai causé comme à Mitsou, en le qualifiant de "fantominou".
Ensuite, j’ai dû essayer à peu près toutes les techniques dont j’ai entendu parler. Tout y est passé : énoncer des prières imprononçables en langues occultes trouvées dans des ouvrages plus ou moins sérieux de la bibliothèque municipale ou du magasin de seconde main ; lancer de l’eau bénite en direction du spectre pour dissoudre l’entité néfaste, et en ingurgiter, aussi, pour purifier l’âme qui perçoit le revenant ; produire des fumigations dans la cheminée en brûlant de l’eucalyptus et de l’angélique, plantes indiquées pour faire fuir les esprits, toutes fenêtres et portes ouvertes, au mois de décembre, pour indiquer à Roméo la voie la plus rapide pour déguerpir ; déposer du sel dans les coins de toutes les pièces de la maison et le changer plusieurs fois par semaine, car il se charge vite, paraît-il, en ondes négatives ; faire hurler les bols chantants tout droit venus du tibet qui résonnent, assourdissants, comme des âmes en peine à en faire trembler les murs. Tout ça a duré plusieurs semaines, plusieurs semaines de bataille sans relâche, qui m’avaient atteint violemment à la tête sous forme de maux, ainsi que dans la poitrine, sous forme d’une pression si forte que parfois, j’avais des vertiges.
Et puis, un jour, nous étions Juliette et moi dans le canapé, un dimanche, avec Mitsou, à essayer de nous relaxer en regardant un vieux court-métrage muet de 1912 qui s’appelle L’Invisible Ennemi. On avait décidé de regarder ça parce que bien sûr le titre nous parlait. C’était très divertissant d’ailleurs : ce n’était pas du tout, contre toute attente, une histoire de spectre. Et puis, à un moment, j’ai vu le regard de Mitsou comme captivé, pris par quelque chose… d’invisible errant autour de nous, puis derrière nous ; et soudain nous avons senti l’air frais dans notre cou, ça nous a glacé le sang. Roméo était venu se placer derrière le sofa. Juliette et moi avons hurlé à la mort, Mitsou a bondi, craché et feulé férocement. Alors, ça a été la goutte de trop. J’ai comme on dit, pété un câble. J’ai vociféré : "Ah il nous emmerde celui là !". Tremblant de colère et déterminé, j’ai ouvert la petite boîte en bois déposée sur la cheminée, contenant mon revolver. J’ai visé, à gauche, à dix centimètres au-dessus de l’épaule de Juliette, et j’ai tiré, deux coups d’affilée. Elle a poussé des cris très aigus, comme si elle avait été touchée par les tirs – il n’en était rien. J’ai senti le sang battre dans mes joues probablement écarlates, j’ai jeté l’arme sans penser en m’écriant "voilà, c’est chose faite, merde alors" ; elle a atterri sur la table basse en verre, qui a volé en éclats sous le choc.
***
Il y avait deux gros trous dans le mur, plus de table basse, et Roméo rôdait toujours, surtout la nuit. Il nous réveillait en déposant ses doigts glacés sur nos joues – surtout sur celles de Juliette. Je remarquais aussi une méfiance à mon égard, dans le regard de Juliette, depuis l’épisode du revolver. C’était gênant. Quelque part, Roméo avait réussi son coup. Il était parvenu à m’exaspérer, à éloigner Juliette de moi. C’était insupportable. J’étais au bout du rouleau. Alors, les yeux écarquillés par le manque de sommeil, je regardais, hébété, l’écran de mon ordinateur, zombifié, presque fantomatique moi-même. Peut-être Roméo s’ennuyait-il : il avait besoin de compagnons, il tirait sur la corde, nous épuisait jusqu’à ce que, morts enfin, on puisse le rejoindre, au monde des défunts. Même Mitsou n’en pouvait plus. Il déguerpissait dès qu’il nous voyait. Je l’entendais venir manger ses croquettes quand on était déjà au lit.
Les trous dans le mur étaient devenus obsédants, ils étaient comme la matérialisation de deux yeux qui nous fixaient. Alors, en ligne, j’ai recherché non pas une méthode pour exterminer les spectres, mais bien un plâtrier. J’ai appelé un dénommé Franck, plâtrier et plombier. Il est quasiment aussi efficace que dans les dessins animés : à peine contacté, il sonnait déjà à la porte quelques minutes plus tard. Dans mon état, plus rien ne m’étonnait, même la promptitude de Franck. Comme chaque parole me coûtait, j’ai fait entrer l’artisan d’un geste de la main. J’ai traîné des pieds pour l’accompagner reboucher les yeux de Roméo. Perspicace et prévenant, Franck a retiré son masque de peinture, et m’a alors lancé comme à un vieil ami "Ben alors, ça va pas très fort aujourd’hui ?". "Ah non", je lui ai répondu. "Si vous saviez…". Insistant, il m’a demandé : "dites moi tout".
J’ai hésité à lui raconter les folies qui s’étaient dernièrement produites sous ce toit. J’ai soupiré. Et puis, finalement, je lui ai confié à voix basse, comme si c’était un secret absolu "la maison est habitée par une entité !". Intrigué, mais pas moqueur, il a remarqué : "Ah oui ?". Avec un air soucieux, j’ai acquiescé "Il s’appelle Roméo. Le fantôme, je veux dire. On le sent par vagues de froid autour de nous. Il poursuit ma femme, surtout. Et si vous saviez comme je suis fatigué, comme je sens que ma poitrine me serre… Et les deux trous dans le mur, là, c’est parce j’ai essayé de lui faire la peau dans un moment d’égarement… à mon grand désespoir, ça fait longtemps qu’il n’en a plus, de chair à trouer, ce con là".
"Attendez une minute", m’a dit Franck le plombier plâtrier, les sourcils froncés. Il s’est dirigé vers la gazinière. Il a tripoté quelques tuyaux, quelques plaques, le four, et il a prononcé, triomphant : "Arnaud Poirier, vous aviez une fuite. Et une belle, encore. Eh ouais. Ça peut donner des hallucinations, des poitrines serrées, des peurs irrationnelles. Vous vous êtes fait intoxiquer au monoxyde de carbone. Et c’est que ça déconne pas, ces merdiers-là, y a d’quoi devenir zinzin avec. Et vous avez de la chance de pas avoir claqué votre pile même !"
***
Petit à petit, tout est rentré dans l’ordre. Roméo nous est apparu un peu moins chaque jour. D’ailleurs, en une belle matinée de printemps, Juliette m’a dit "dis donc mon Arnaud, dis moi, depuis combien de temps est-ce que tu n’as pas ressenti Roméo ? Moi ça doit faire un bon bout de temps, je réalise juste là en grignotant ma biscotte que ça fait quelques semaines que je vis sereinement, sans apparitions, sans craintes. Et toi ?". Après quelques secondes de rapide réflexion, j’ai répondu "Ah ben oui, tu as raison ma Juliette, moi aussi je crois bien que Roméo m’a quitté". Avec un sourire séraphique, les joues roses comme un poupon, elle a soupiré "Ah quel soulagement de ne plus être confinés avec ce fantôme". Même Mitsou a repris ses habitudes, et trop contents qu’il revienne vers nous, on le laisse maintenant monter sur la table, s’assoir face à nous, et petit-déjeuner, lui aussi : comme nous avons découvert qu’il aime le beurre, il a le droit à ses trois petits bouts chaque matin.
Parfois quand je repense à l’ennemi invisible que nous avons combattu, je me souviens de la folie terrible qui s’est emparée de moi quand j’ai volé vers mon revolver, que j’ai tiré. Je remercie tous les dieux de ne pas avoir heurté Juliette en visant mal – il faut admettre que j’ai peu de pratique. J’éprouve aussi de la gratitude envers cette folie, puisque si je n’avais pas creusé deux trois dans le mur, je n’aurais pas appelé le plâtrier, et peut-être Juliette et moi serions morts à présent, intoxiqués au monoxyde de carbone.
Depuis, il arrive, cependant, surtout quand je m’assois quelque part dans la maison pour lire paisiblement, que je ressente, comment dire, un léger courant d’air, qui me frôle le cou, le visage, ou les mains, et alors je tressaille, je me crispe de tout mon corps, et mes anciennes peurs refont surface l’espace de quelques instants. Je respire alors profondément pour tenter de me calmer. Ensuite, je me réfugie dans la première technique dont j’avais pris connaissance pour éliminer les esprits. Comme il me semble percevoir Roméo, présent près de moi, je lui parle comme je parlerais à Mitsou, et au lieu de le chasser, je l’invite à s’assoir à mes côtés. Je lui demande comment il va. Il est plutôt sympathique. Nous avons souvent des conversations très intéressantes, d’ailleurs. Et nous avons un point commun, qui est la raison pour laquelle nous sommes toujours en guerre : un amour inconditionnel pour Juliette. D’ailleurs, quand elle rentre dans la pièce et qu’elle m’entend parler "seul", comme elle dit, je lui raconte comme je suis en discussion avec Roméo. Elle éclate alors de rire. Elle croit que je rigole.
Léna Kervran
Nous sommes en guerre, au manoir de M., contre un ennemi invisible. C’est un spectre. Il erre de couloirs en chambres, du patio au portique qui donne sur un jardinet intérieur. Il aime particulièrement ma femme. C’est une obsession. Il la désire, la suit partout, toujours à ses talons. Quand elle part à pied ou en voiture, il l’attend, silencieux, au portail, languissant. Quand elle cuisine, qu’elle coupe les oignons et lâche une larme, il est là tout près d’elle, parfois contre elle, il est dans son dos, il la serre bien fort dans ses bras. Pire ! Quand elle se déshabille, dans la salle de bain attenante à notre chambre, il l’observe, la regarde se hisser dans la baignoire, se savonner minutieusement, chantonner, se sécher, doucement et sensuellement se recouvrir de crème pour le corps. Il est là et ça fait longtemps que ça dure et je n’en peux plus. C’est du harcèlement. Il est tellement omniprésent, dans mes pensées et paroles, qu’il a bien fallu le nommer, le spectre : baptisé post-mortem, Roméo de son joli prénom, parce que ma femme s’appelle Juliette, et qu’il ne la lâche pas d’une semelle.
Comment puis-je savoir qu’il est là, ce fantôme, me direz-vous. Eh bien, je le sais. Je le sais parce que je le sais, tout d’abord – dans une certaine mesure, ces choses-là ne s’expliquent pas. Ensuite, je le sais parce que je sens sa présence. Elle est glaciale et glaçante. Quand il est là, l’air se gèle. Le vide semble acquérir une sorte de substance, fluide, mouvante, et quand cet ectoplasme transparent se déplace, on peut percevoir comme un glissement sur la peau, comme un léger courant d’air, une caresse, un frôlement.
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Quand tout ça a débuté – je veux dire, quand il a commencé à se manifester – Juliette ne ressentait pas sa présence. Quand je lui en ai parlé pour la première fois, elle m’a toisé comme si j’étais un huluberlu de dernier rang. Elle a gloussé : "Mais n’im-port-e quoi toi. Un spectre. Chez nous. Dans mon dos. Juste là ? Alors que je suis en train de couper les poireaux pour la soupe ! Arnaud, dis-moi que tu blagues". Et après une pause, ne distinguant aucun signe de plaisanterie se dessiner sur les traits de mon visage, elle a ajouté, à voix basse, des rides de tracas plissant la peau de son front : "Arnaud… si tu parles sérieusement… eh bien... je crois qu’il vaut mieux appeler le médecin". Et puis, un jour ou deux après, elle a compris. Elle aussi, elle a vu l’invisible.
Un matin, nous mangions tranquillement nos biscottes qui croustillaient joyeusement entre nos dents, concert alimentaire qui accompagnait à force de percussions buccales notre conversation sur les abominables mais hilarantes histoires amoureuses de ma sœur Brigitte. Je racontais ses derniers ébats : "Et tu te rends compte, il a eu le culot de lui dire qu’elle a une haleine de biquette ! Et là, eh ben, elle s’est pas laissée faire la petite, elle lui a dit que ses aisselles puent le mammouth mort de la gale ! Mais bon, le hic c’est que maintenant, elle fait toute une affaire de son haleine de biquette. C’est devenu son ennemi intime, qui lui file entre les mains, immatériel, qui lui passe sous le nez, qu’elle tente de vaincre en se brossant les dents quarante fois par jours et en se gargarisant avec des bains de bouche et…". "Ahhhhh !", Juliette s’était levée de sa chaise en sursaut, elle avait lâché son couteau plein de beurre qui était venu se coller dans les poils de Mitsou, le chat angora tigré qui dormait à ses pieds. "Ah mais quelle horreur, je l’ai senti, là, Roméo, il a effleuré ma main, puis ma joue, et le bas de mon dos, ah c’est dégoûtant, ah quel cauchemar, je n’en peux plus de cette histoire de revenant, Arnaud, il faut faire quelque chose". Pendant que Mitsou léchait à grosses lipettes le beurre dans ses poils, elle s’est mise à pleurer à chaudes larmes, refusant de reprendre place sur la même chaise, par répulsion, et par peur que ça ne recommence.
Alors, j’ai décidé de prendre les choses en main. C’est là que le conflit contre l’être invisible, l’ennemi commun, a vraiment démarré. Ça a été éprouvant. Tout d’abord, je me suis informé sur internet. J’ai tapé "méthodes pour chasser les fantômes". La première page web que j’ai ouvert donnait le conseil suivant : ne pas paniquer, car les spectres ont bon fond, s’adresser à eux tendrement, comme on parlerait à son chat, et leur demander avec gentillesse de bien vouloir quitter les lieux. Ça ne m’a pas grandement convaincu, mais ma foi, qu’avais-je à perdre : j’ai tenté. Evidemment ça n’a pas fonctionné, et Roméo à continué de nous tourmenter. Entre temps, il a dû bien se moquer de moi quand je lui ai causé comme à Mitsou, en le qualifiant de "fantominou".
Ensuite, j’ai dû essayer à peu près toutes les techniques dont j’ai entendu parler. Tout y est passé : énoncer des prières imprononçables en langues occultes trouvées dans des ouvrages plus ou moins sérieux de la bibliothèque municipale ou du magasin de seconde main ; lancer de l’eau bénite en direction du spectre pour dissoudre l’entité néfaste, et en ingurgiter, aussi, pour purifier l’âme qui perçoit le revenant ; produire des fumigations dans la cheminée en brûlant de l’eucalyptus et de l’angélique, plantes indiquées pour faire fuir les esprits, toutes fenêtres et portes ouvertes, au mois de décembre, pour indiquer à Roméo la voie la plus rapide pour déguerpir ; déposer du sel dans les coins de toutes les pièces de la maison et le changer plusieurs fois par semaine, car il se charge vite, paraît-il, en ondes négatives ; faire hurler les bols chantants tout droit venus du tibet qui résonnent, assourdissants, comme des âmes en peine à en faire trembler les murs. Tout ça a duré plusieurs semaines, plusieurs semaines de bataille sans relâche, qui m’avaient atteint violemment à la tête sous forme de maux, ainsi que dans la poitrine, sous forme d’une pression si forte que parfois, j’avais des vertiges.
Et puis, un jour, nous étions Juliette et moi dans le canapé, un dimanche, avec Mitsou, à essayer de nous relaxer en regardant un vieux court-métrage muet de 1912 qui s’appelle L’Invisible Ennemi. On avait décidé de regarder ça parce que bien sûr le titre nous parlait. C’était très divertissant d’ailleurs : ce n’était pas du tout, contre toute attente, une histoire de spectre. Et puis, à un moment, j’ai vu le regard de Mitsou comme captivé, pris par quelque chose… d’invisible errant autour de nous, puis derrière nous ; et soudain nous avons senti l’air frais dans notre cou, ça nous a glacé le sang. Roméo était venu se placer derrière le sofa. Juliette et moi avons hurlé à la mort, Mitsou a bondi, craché et feulé férocement. Alors, ça a été la goutte de trop. J’ai comme on dit, pété un câble. J’ai vociféré : "Ah il nous emmerde celui là !". Tremblant de colère et déterminé, j’ai ouvert la petite boîte en bois déposée sur la cheminée, contenant mon revolver. J’ai visé, à gauche, à dix centimètres au-dessus de l’épaule de Juliette, et j’ai tiré, deux coups d’affilée. Elle a poussé des cris très aigus, comme si elle avait été touchée par les tirs – il n’en était rien. J’ai senti le sang battre dans mes joues probablement écarlates, j’ai jeté l’arme sans penser en m’écriant "voilà, c’est chose faite, merde alors" ; elle a atterri sur la table basse en verre, qui a volé en éclats sous le choc.
***
Il y avait deux gros trous dans le mur, plus de table basse, et Roméo rôdait toujours, surtout la nuit. Il nous réveillait en déposant ses doigts glacés sur nos joues – surtout sur celles de Juliette. Je remarquais aussi une méfiance à mon égard, dans le regard de Juliette, depuis l’épisode du revolver. C’était gênant. Quelque part, Roméo avait réussi son coup. Il était parvenu à m’exaspérer, à éloigner Juliette de moi. C’était insupportable. J’étais au bout du rouleau. Alors, les yeux écarquillés par le manque de sommeil, je regardais, hébété, l’écran de mon ordinateur, zombifié, presque fantomatique moi-même. Peut-être Roméo s’ennuyait-il : il avait besoin de compagnons, il tirait sur la corde, nous épuisait jusqu’à ce que, morts enfin, on puisse le rejoindre, au monde des défunts. Même Mitsou n’en pouvait plus. Il déguerpissait dès qu’il nous voyait. Je l’entendais venir manger ses croquettes quand on était déjà au lit.
Les trous dans le mur étaient devenus obsédants, ils étaient comme la matérialisation de deux yeux qui nous fixaient. Alors, en ligne, j’ai recherché non pas une méthode pour exterminer les spectres, mais bien un plâtrier. J’ai appelé un dénommé Franck, plâtrier et plombier. Il est quasiment aussi efficace que dans les dessins animés : à peine contacté, il sonnait déjà à la porte quelques minutes plus tard. Dans mon état, plus rien ne m’étonnait, même la promptitude de Franck. Comme chaque parole me coûtait, j’ai fait entrer l’artisan d’un geste de la main. J’ai traîné des pieds pour l’accompagner reboucher les yeux de Roméo. Perspicace et prévenant, Franck a retiré son masque de peinture, et m’a alors lancé comme à un vieil ami "Ben alors, ça va pas très fort aujourd’hui ?". "Ah non", je lui ai répondu. "Si vous saviez…". Insistant, il m’a demandé : "dites moi tout".
J’ai hésité à lui raconter les folies qui s’étaient dernièrement produites sous ce toit. J’ai soupiré. Et puis, finalement, je lui ai confié à voix basse, comme si c’était un secret absolu "la maison est habitée par une entité !". Intrigué, mais pas moqueur, il a remarqué : "Ah oui ?". Avec un air soucieux, j’ai acquiescé "Il s’appelle Roméo. Le fantôme, je veux dire. On le sent par vagues de froid autour de nous. Il poursuit ma femme, surtout. Et si vous saviez comme je suis fatigué, comme je sens que ma poitrine me serre… Et les deux trous dans le mur, là, c’est parce j’ai essayé de lui faire la peau dans un moment d’égarement… à mon grand désespoir, ça fait longtemps qu’il n’en a plus, de chair à trouer, ce con là".
"Attendez une minute", m’a dit Franck le plombier plâtrier, les sourcils froncés. Il s’est dirigé vers la gazinière. Il a tripoté quelques tuyaux, quelques plaques, le four, et il a prononcé, triomphant : "Arnaud Poirier, vous aviez une fuite. Et une belle, encore. Eh ouais. Ça peut donner des hallucinations, des poitrines serrées, des peurs irrationnelles. Vous vous êtes fait intoxiquer au monoxyde de carbone. Et c’est que ça déconne pas, ces merdiers-là, y a d’quoi devenir zinzin avec. Et vous avez de la chance de pas avoir claqué votre pile même !"
***
Petit à petit, tout est rentré dans l’ordre. Roméo nous est apparu un peu moins chaque jour. D’ailleurs, en une belle matinée de printemps, Juliette m’a dit "dis donc mon Arnaud, dis moi, depuis combien de temps est-ce que tu n’as pas ressenti Roméo ? Moi ça doit faire un bon bout de temps, je réalise juste là en grignotant ma biscotte que ça fait quelques semaines que je vis sereinement, sans apparitions, sans craintes. Et toi ?". Après quelques secondes de rapide réflexion, j’ai répondu "Ah ben oui, tu as raison ma Juliette, moi aussi je crois bien que Roméo m’a quitté". Avec un sourire séraphique, les joues roses comme un poupon, elle a soupiré "Ah quel soulagement de ne plus être confinés avec ce fantôme". Même Mitsou a repris ses habitudes, et trop contents qu’il revienne vers nous, on le laisse maintenant monter sur la table, s’assoir face à nous, et petit-déjeuner, lui aussi : comme nous avons découvert qu’il aime le beurre, il a le droit à ses trois petits bouts chaque matin.
Parfois quand je repense à l’ennemi invisible que nous avons combattu, je me souviens de la folie terrible qui s’est emparée de moi quand j’ai volé vers mon revolver, que j’ai tiré. Je remercie tous les dieux de ne pas avoir heurté Juliette en visant mal – il faut admettre que j’ai peu de pratique. J’éprouve aussi de la gratitude envers cette folie, puisque si je n’avais pas creusé deux trois dans le mur, je n’aurais pas appelé le plâtrier, et peut-être Juliette et moi serions morts à présent, intoxiqués au monoxyde de carbone.
Depuis, il arrive, cependant, surtout quand je m’assois quelque part dans la maison pour lire paisiblement, que je ressente, comment dire, un léger courant d’air, qui me frôle le cou, le visage, ou les mains, et alors je tressaille, je me crispe de tout mon corps, et mes anciennes peurs refont surface l’espace de quelques instants. Je respire alors profondément pour tenter de me calmer. Ensuite, je me réfugie dans la première technique dont j’avais pris connaissance pour éliminer les esprits. Comme il me semble percevoir Roméo, présent près de moi, je lui parle comme je parlerais à Mitsou, et au lieu de le chasser, je l’invite à s’assoir à mes côtés. Je lui demande comment il va. Il est plutôt sympathique. Nous avons souvent des conversations très intéressantes, d’ailleurs. Et nous avons un point commun, qui est la raison pour laquelle nous sommes toujours en guerre : un amour inconditionnel pour Juliette. D’ailleurs, quand elle rentre dans la pièce et qu’elle m’entend parler "seul", comme elle dit, je lui raconte comme je suis en discussion avec Roméo. Elle éclate alors de rire. Elle croit que je rigole.