Confinavirus
Annie Delatte
Lorsqu’il fut avéré que la maladie chinoise s’était jouée de nos frontières, elle frappa d’abord, comme il est d’usage, les hypocondriaques. Ils furent les premiers à prendre d’assaut les salles d’attente de la médecine de ville, où ils n’apportèrent rien d’autre que leurs bactéries et virus de saison, ils dévalisèrent les points de vente de masques et de gel hydroalcoolique. Et, dès la première annonce des autorités sanitaires, en bons citoyens, ils s’adressèrent au 15, dont les consultations étaient précises, le plus souvent rassurantes quant à leur cas personnel et gratuites. Enfin, ils s’enfermèrent chez eux, non sans s’être munis d’un stock de nourriture estimé à six mois de siège, et l’on n’entendit plus parler d’eux, même par les moyens de communication « modernes », car chacun ignore quelles saloperies câbles et ondes peuvent acheminer jusqu’au cœur de nos maisons.
Un petit temps plus tard, les premiers chiffres concernant notre pays tombèrent. Peio les entendit à la télévision au milieu des autres nouvelles et ce qui l’indigna le plus ce jour-là, ce fut, à la frontière syrienne, les bombardements de civils désarmés. Henri et Isabelle furent informés chacun par son iPhone, mais, à ce moment-là, leur grande préoccupation était de décider s’ils faisaient un bébé avant l’été ou s’ils attendaient encore un peu. Mounir ne sut rien, car il ne savait jamais rien, hormis ce qu’il voyait sur You Tube, qu’il ne regarda pas ce soir-là, et ce que lui disait Omar, son grand frère, qui ne rentra à la maison que le lendemain.
Bientôt les media ne parlèrent plus d’aucun autre événement que de la progression de la maladie. Effacée la révolte des paysans de l’île de Lesbos contre la confiscation de leurs terres, terminée la guerre turco-russo-syrienne, réglé le problème des réfugiés qui s’entassaient à la frontière Sud de l’Union européenne. Peio, qui avait conservé des vicissitudes de sa jeunesse, le désir désespéré de comprendre le monde, en chercha davantage sur son petit ordinateur, il était en préretraite, il avait le temps. Ce qui l’intéressait était en anglais, autant dire inaccessible pour lui qui ne connaissait que trois langues – basque, espagnol, français. Isabelle, qui, pour une fois, était rentrée avant son compagnon, lui rapporta la nouvelle de la montée en puissance de la maladie. Elle pouvait devenir mortelle pour les vieux. Ils avaient trente ans, leurs parents respectifs n’en avaient pas soixante et Henri pensait rarement à sa grand-mère, une femme au parler sec et au caractère ombrageux. Ils dînèrent tranquillement puis optèrent pour un cinéma. Mounir avait entendu plein de trucs, mais n’en savait pas plus. Au collège, tous les élèves ne parlaient que du virus et pas un ne disait la même chose, Mounir était gavé. Il chercha et trouva une occasion de voir Omar. Omar rigola et roula deux joints. Mounir n’aimait pas particulièrement fumer. Cependant, avec son grand frère, dans la chambre qu’ils partageaient, il fuma et cueillit quelques bouffées de bonheur.
La situation s’emballa. Le Président de la République avait parlé, le premier Ministre avait parlé, le Président de la République avait encore parlé et le pays entier était confiné. Isabelle et Henri étaient passés en télétravail et ils avaient estimé qu’entre les courses alimentaires et un jogging tous les deux ou trois jours, ils pourraient se maintenir en bonne forme. Toutes les écoles étaient fermées, ça, c’était bien. Sa mère avait dit à Mounir qu’il ne pouvait pas sortir ni voir ses copains, sa sœur lui avait dit qu’il y avait des devoirs. Sa mère, on pouvait s’arranger avec, mais Malika, non. Du haut de son mètre quarante-cinq et de ses douze ans, elle était rusée comme un prof et ne lâchait jamais rien. « Naïma est venue nous prêter l’ordinateur », claironnait-elle et le cœur de Mounir avait marqué une petite accélération. Naïma… Ils avaient été inséparables jusqu’à la grande école, toujours ensemble au bac à sable, toujours ensemble à la Maternelle. Et puis Naïma était montée dans une autre classe et maintenant elle était en 3e alors que lui, Mounir, redoublait sa 5e, elle était trop intelligente… Et puis… il ne l’aurait avoué à personne, même pas à Omar, mais jamais Mounir n’avait vu de si jolis cheveux et des yeux comme ceux-là, qui riaient derrière un long ourlet de cils… et quand elle marchait, on aurait cru qu’elle dansait… Et elle était restée gentille, elle lui parlait même quand elle était avec ses copines… Il avait raté l’heure où elle était venue en dormant comme un bébé… il avait lavé sa honte, il s’était mis à ses devoirs. Peio n’avait jamais cessé de s’inquiéter pour sa femme. La vie ne l’avait pas bien traité, mais il avait eu Maïté. La Nature ne leur avait pas donné d’enfant et la Fortune guère plus d’argent. Mais, ensemble, ils avaient été heureux. Et voilà que le Coronavirus avait servi à Peio un nouveau souci : Maïté était aide-soignante en hôpital public.
La seconde semaine du confinement, le télétravail était devenu compliqué pour Isabelle. Non pas que sa tâche à elle soit plus difficile, elle bûchait sur un dossier épineux, mais elle en avait vu d’autres et elle savait qu’elle viendrait encore à bout de celui-là. Le problème n’était pas son travail mais ses conditions de travail. En fait le problème, c’était Henri. Sa direction avait redistribué les tâches et celle d’Henri, en plus de ses dossiers de présentation de l’entreprise, consisterait aussi à recevoir tous les appels de réclamations et à les renvoyer aux collègues concernés par chaque cas. Et donc Henri téléphonait et cela déconcentrait Isabelle. Dans le loft amoureusement aménagé pour que tous les espaces soient entièrement ouverts, elle avait déplacé contre le mur du fond la petite coiffeuse des années 30 qui décorait le passage du séjour au lit. C’était tout ce qu’elle avait pu faire et cela n’arrêtait pas la vibration du portable ni la voix d’Henri. L’inquiétude de Peio avait capitulé devant la sérénité de Maïté. Elle était depuis longtemps affectée au service d’orthopédie et, les opérations non urgentes étant suspendues, elle aurait au contraire moins de travail, disait-elle. Aux objections de son mari tourmenté, elle avait répondu en se marrant qu’on ne fermerait pas son service, qu’il y aurait toujours des bêtement accidentés, des maladroitement chutés et des multifracturés, il n’avait pas idée de tout ce que les gens arrivaient à se faire même dans leur propre maison. Et Peio avait endormi l’idée de la probabilité que, si Maïté avait moins de travail, elle risquait d’être réquisitionnée pour aider aux soins des malades du covid-19. Mounir voyait Naïma tous les jours… si on peut appeler ça « voir »… En fin de matinée, elle frappait, tendait l’ordinateur qu’elle tenait avec des Kleenex et repartait chez elle. Elle disait bonjour, bien sûr, et souriait, mais quand s’approchait d’elle pour lui parler un peu, elle reculait d’un grand pas en arrière en disant : « Un mètre », elle rigolait, bien sûr, et elle se glissait vite fait derrière la porte entrebâillée de son appartement et après, Malika se moquait de Mounir en le traitant de « contagieux ».
Mars était passé, avril était venu, charriant de belles journées qui donnaient des envies d’air frais et de nature fleurie. Mounir était content, ça ne lui était pas arrivé souvent, il s’était trouvé ses habitudes. Et puis avril était le mois des vacances, deux semaines sans devoirs. Il peinait avec les cours sur l’ordinateur. Entre la télé du père et les hurlements des jumeaux qui n’arrêtaient jamais de se disputer, il avait du mal à seulement entendre ce que racontaient les profs. Ça lui prenait la tête et il ne s’y mettait que par loyauté envers Naïma, qui ne cherchait qu’à les aidait, lui et sa sœur. Sa saloperie de sœur qui se tenait sage et concentrée devant l’écran et s’était bien gardée de lui signaler qu’elle portait, cachés sous ses gros cheveux, les écouteurs du portable de la mère. Heureusement, il y avait ses copains. Ils ne restaient pas dehors, les éducateurs les en empêchaient, sans parler des voitures de police qui tournaient n’importe comment. Ils se retrouvaient dans les cages d’escalier. Le travail était devenu compliqué pour Henri. Non pas que sa tâche soit plus difficile, ,il passait avec aisance de ses dossiers à ses contacts. Le problème n’était pas son travail mais les conditions, en fait l’ambiance tendue dans laquelle il l’effectuait. En fait le problème, c’était Isabelle. Dès le lendemain de leur première explication, en rentrant de son jogging, il était passé à la pharmacie et lui avait rapporté des boules Quiès dont la seule vue l’avait jetée dans une colère invraisemblable. Il aurait dû se rappeler, disait-elle, qu’ayant porté ces maudites boules pendant toute son adolescence à cause du piano de son frère qui faisait des études de musique, elle ne les supportait pas, elles lui donnaient de l’eczéma et de l’angoisse. Elle lui avait déjà raconté cette histoire à plusieurs reprises, il s’en souvenait maintenant… Pour réparer sa bévue, il lui déclara que désormais il couperait l’appel de son téléphone une heure sur deux afin de lui laisser des plages de silence. Elle l’avait regardé gentiment. Puis s’était retournée vers ses dossiers. Dans le loft entièrement ouvert, c’était tout ce qu’il avait pu faire et cela ne marcherait que la moitié du temps, ne règlerait que la moitié du problème. La maladie n’avait pas durement frappé leur région, ou peut-être pas encore. Cela n’avait pas empêché les craintes de Peio de se réaliser : la moitié vide du service d’orthopédie était reconvertie pour l’accueil des patients du covid-19. Et il semblait que les masques protecteurs manquaient toujours. Maïté ne s’était pas démontée, en un rien de temps elle avait sorti sa machine à coudre et, avec des sacs d’aspirateur et des vieux torchons, elle s’en était fabriqué, des masques.
Isabelle et Henri avaient le moral en berne. Ils se remémoraient leurs dîners dans les restau, leurs joggings en bande sur les quais, les spectacles attendus et les soirées improvisées... Ils avaient essayé une night pyjama-plateau-télé-dodo, mais le cœur n’y avait pas été. Même au lit, il avait déserté, le cœur. Bien sûr, chacun connaissait les gestes que son partenaire aimait et ils se donnaient l’un à l’autre du plaisir, un plaisir né de la mécanique des corps, comme un homme et une femme de passage dans le lit de l’autre, et non dans la complicité d’un couple. Et chacun gambergeait. Isabelle était rigide, imbue de son travail dans son fichu cabinet de contentieux et ne supportait pas la moindre critique. En un mot, elle avait un caractère impossible. Il avait toujours su qu’elle avait du caractère, il l’avait même admirée pour ça – « Isabelle, il ne faut pas l’emmerder. » - mais là, ce n’était plus du caractère, c’était de l’intolérance. Henri était brouillon, incapable de rester concentré une heure et abordait ses clients par des flatteries et des fadaises éhontées. En un mot, c’était un fumiste. Elle avait toujours su qu’il était superficiel, elle l’avait même admiré pour sa décontraction – « Henri, il ne s’emmerde pas » - mais là, ce n’était plus de la décontraction, c’était de la mollesse. Peio se rongeait les sangs, il se rongeait les sangs pour Maïté, il se rongeait les sangs pour lui-même. Il avait cru que le confinement ne changerait pas grand-chose à sa vie simple de retraité. Mais il s’était trompé, l’enfermement et les sorties sous contrôle lui faisaient l’effet d’une punition. Il ne croyait pas en Dieu mais il ne croyait pas non plus avoir mérité une peine de prison. C’était exagéré, il le savait, mais ses journées de solitude lui avaient donné le regret de ses vieux amis, de leurs apéros dans le minuscule café de Mikaël, de ses longues promenades au bord de l’océan, aux quelles Maïté prenait part lorsque ses heures de service, son état de fatigue et la météo le permettaient. Il n’allait plus l’attendre à sa sortie de l’hôpital, il venait à sa rencontre et, pendant qu’ils marchaient l’un derrière l’autre, elle s’amusait à le héler en l’appelant de tous les noms du calendrier qui lui passaient par la tête et ils rentraient à la maison en riant, c’était leur happy hour à eux. Elle était fatiguée par ses longues journées de travail dans une atmosphère fébrile mais elle tenait. Jusqu’au soir où, au moment de se coucher, elle avait été prise d’une toux violente. Le lendemain, alors qu’elle était sonnée par une mauvaise nuit et une fièvre de trente-neuf degrés, Peio avait voulu la conduire à son hôpital. Elle avait refusé, elle savait ce qu’il fallait faire les premiers jours et elle n’allait quand même pas contaminer ses collègues. S’il souhaitait l’aider, Peio devait se faire diagnostiquer. Son test était positif. Mounir était accablé. Son grand frère si fort, si fier, gisait dans son lit, sans parler, sans bouger, sans manger. La mère lui avait apporté du paracétamol et quand il avait demandé à Mounir de l’aider à tenir le verre d’eau, Mounir lui avait frôlé l’épaule et Omar s’était mis à hurler, Omar qui ne lui avait jamais crié dessus, ne l’avait jamais tapé, pas comme son copain Nordine, que son grand frère boxait chaque fois qu’il était de mauvaise humeur, Mounir avait eu de la chance avec Omar... Ensuite il était retourné au séjour. La mère n’y était pas, ni dans la cuisine. Malika lui avait dit qu’elle se reposait, elle avait mal à la tête et toussait. Il l’a entendue depuis sa chambre et il a su que ce n’était pas encore une mauvaise blague de Malika. Il a pris son blouson et il est sorti. Dehors, toutes les ordures qui n’étaient pas par terre volaient comme des confettis, il y avait des morceaux de verre et des traces sombres partout et ça sentait le brûlé. Il a tout de suite compris ce qui s’était passé.
La question de la meilleure date pour faire un bébé a trouvé sa réponse : il n’y aura pas de bébé. Isabelle n’envisage pas un père qui laissera les gosses faire n’importe quelles bêtises, un père sans autorité. Henri n’imagine pas une mère sans tendresse. Après quatre jours de fièvre, de toux et de migraine, Maïté semble tirée d’affaire. Mais épuisée. Elle dort une douzaine d’heures la nuit et fait la sieste l’après-midi. Peio, lui, n’a pas été malade. Les deux se fichent éperdument de savoir lequel a contaminé l’autre. Les keufs étaient venus, il paraît qu’ils ne voulaient arrêter personne, juste « disperser les attroupements », et ils ont été reçus comme il faut. Évidemment Omar en avait été. Il doit avoir quelque chose de grave pour rester couché comme ça. La mère est encore malade, avec de la température. Malika dit que c’est la maladie dont ils parlent à la télé. Mounir ne sait pas ce qu’il faut faire. Malika va voir Djamila. Djamila leur voisine, la mère de NaIma, elle a rendu service à plein de gens dans la cité et c’est une femme qu’on écoute. Elle vient tout de suite, avec un masque et des gants. Elle dit que la mère doit aller à l’hôpital et Omar aussi, mais Omar ne veut pas. La mère est emmenée en ambulance et Djamila rentre chez elle en disant qu’elle va repasser. Dans son fauteuil le père ne dit rien, Malika s’assoit à un bout du canapé et Mounir à l’autre bout. Les jumeaux ont arrêté de se disputer.
Maïté reprend le travail. Peio est confiant, ils retourneront chez Mikael et à l’océan, il le sait. Ils tiendront. Henri et Isabelle veulent éviter les mots irréparables mais ils s’échappent, ces mots, ils se glissent hors des circonvolutions des cerveaux comme des insectes affolés par la lumière. Henri désormais dort sur le canapé. Les deux estiment qu’entre les courses alimentaires et un jogging tous les deux ou trois jours, ils pourront tenir jusqu’à la levée du confinement. Ensuite le « divorce » sera rapide, ils ne sont pas mariés. Mounir prend l’appel, il ne savait pas que ce serait l’hôpital. Quelqu’un dit quelque chose et que Mme Bensour est décédée. Mounir ne sait pas quoi répondre. Alors il raccroche. Ses yeux sont remplis d’eau et, comme il ne veut pas que Malika le voie, il s’enferme dans la salle de bain. Mais la petite futée a tout compris. Elle vient gentiment dire à son frère qu’il peut ouvrir la porte.
Annie Delatte
Lorsqu’il fut avéré que la maladie chinoise s’était jouée de nos frontières, elle frappa d’abord, comme il est d’usage, les hypocondriaques. Ils furent les premiers à prendre d’assaut les salles d’attente de la médecine de ville, où ils n’apportèrent rien d’autre que leurs bactéries et virus de saison, ils dévalisèrent les points de vente de masques et de gel hydroalcoolique. Et, dès la première annonce des autorités sanitaires, en bons citoyens, ils s’adressèrent au 15, dont les consultations étaient précises, le plus souvent rassurantes quant à leur cas personnel et gratuites. Enfin, ils s’enfermèrent chez eux, non sans s’être munis d’un stock de nourriture estimé à six mois de siège, et l’on n’entendit plus parler d’eux, même par les moyens de communication « modernes », car chacun ignore quelles saloperies câbles et ondes peuvent acheminer jusqu’au cœur de nos maisons.
Un petit temps plus tard, les premiers chiffres concernant notre pays tombèrent. Peio les entendit à la télévision au milieu des autres nouvelles et ce qui l’indigna le plus ce jour-là, ce fut, à la frontière syrienne, les bombardements de civils désarmés. Henri et Isabelle furent informés chacun par son iPhone, mais, à ce moment-là, leur grande préoccupation était de décider s’ils faisaient un bébé avant l’été ou s’ils attendaient encore un peu. Mounir ne sut rien, car il ne savait jamais rien, hormis ce qu’il voyait sur You Tube, qu’il ne regarda pas ce soir-là, et ce que lui disait Omar, son grand frère, qui ne rentra à la maison que le lendemain.
Bientôt les media ne parlèrent plus d’aucun autre événement que de la progression de la maladie. Effacée la révolte des paysans de l’île de Lesbos contre la confiscation de leurs terres, terminée la guerre turco-russo-syrienne, réglé le problème des réfugiés qui s’entassaient à la frontière Sud de l’Union européenne. Peio, qui avait conservé des vicissitudes de sa jeunesse, le désir désespéré de comprendre le monde, en chercha davantage sur son petit ordinateur, il était en préretraite, il avait le temps. Ce qui l’intéressait était en anglais, autant dire inaccessible pour lui qui ne connaissait que trois langues – basque, espagnol, français. Isabelle, qui, pour une fois, était rentrée avant son compagnon, lui rapporta la nouvelle de la montée en puissance de la maladie. Elle pouvait devenir mortelle pour les vieux. Ils avaient trente ans, leurs parents respectifs n’en avaient pas soixante et Henri pensait rarement à sa grand-mère, une femme au parler sec et au caractère ombrageux. Ils dînèrent tranquillement puis optèrent pour un cinéma. Mounir avait entendu plein de trucs, mais n’en savait pas plus. Au collège, tous les élèves ne parlaient que du virus et pas un ne disait la même chose, Mounir était gavé. Il chercha et trouva une occasion de voir Omar. Omar rigola et roula deux joints. Mounir n’aimait pas particulièrement fumer. Cependant, avec son grand frère, dans la chambre qu’ils partageaient, il fuma et cueillit quelques bouffées de bonheur.
La situation s’emballa. Le Président de la République avait parlé, le premier Ministre avait parlé, le Président de la République avait encore parlé et le pays entier était confiné. Isabelle et Henri étaient passés en télétravail et ils avaient estimé qu’entre les courses alimentaires et un jogging tous les deux ou trois jours, ils pourraient se maintenir en bonne forme. Toutes les écoles étaient fermées, ça, c’était bien. Sa mère avait dit à Mounir qu’il ne pouvait pas sortir ni voir ses copains, sa sœur lui avait dit qu’il y avait des devoirs. Sa mère, on pouvait s’arranger avec, mais Malika, non. Du haut de son mètre quarante-cinq et de ses douze ans, elle était rusée comme un prof et ne lâchait jamais rien. « Naïma est venue nous prêter l’ordinateur », claironnait-elle et le cœur de Mounir avait marqué une petite accélération. Naïma… Ils avaient été inséparables jusqu’à la grande école, toujours ensemble au bac à sable, toujours ensemble à la Maternelle. Et puis Naïma était montée dans une autre classe et maintenant elle était en 3e alors que lui, Mounir, redoublait sa 5e, elle était trop intelligente… Et puis… il ne l’aurait avoué à personne, même pas à Omar, mais jamais Mounir n’avait vu de si jolis cheveux et des yeux comme ceux-là, qui riaient derrière un long ourlet de cils… et quand elle marchait, on aurait cru qu’elle dansait… Et elle était restée gentille, elle lui parlait même quand elle était avec ses copines… Il avait raté l’heure où elle était venue en dormant comme un bébé… il avait lavé sa honte, il s’était mis à ses devoirs. Peio n’avait jamais cessé de s’inquiéter pour sa femme. La vie ne l’avait pas bien traité, mais il avait eu Maïté. La Nature ne leur avait pas donné d’enfant et la Fortune guère plus d’argent. Mais, ensemble, ils avaient été heureux. Et voilà que le Coronavirus avait servi à Peio un nouveau souci : Maïté était aide-soignante en hôpital public.
La seconde semaine du confinement, le télétravail était devenu compliqué pour Isabelle. Non pas que sa tâche à elle soit plus difficile, elle bûchait sur un dossier épineux, mais elle en avait vu d’autres et elle savait qu’elle viendrait encore à bout de celui-là. Le problème n’était pas son travail mais ses conditions de travail. En fait le problème, c’était Henri. Sa direction avait redistribué les tâches et celle d’Henri, en plus de ses dossiers de présentation de l’entreprise, consisterait aussi à recevoir tous les appels de réclamations et à les renvoyer aux collègues concernés par chaque cas. Et donc Henri téléphonait et cela déconcentrait Isabelle. Dans le loft amoureusement aménagé pour que tous les espaces soient entièrement ouverts, elle avait déplacé contre le mur du fond la petite coiffeuse des années 30 qui décorait le passage du séjour au lit. C’était tout ce qu’elle avait pu faire et cela n’arrêtait pas la vibration du portable ni la voix d’Henri. L’inquiétude de Peio avait capitulé devant la sérénité de Maïté. Elle était depuis longtemps affectée au service d’orthopédie et, les opérations non urgentes étant suspendues, elle aurait au contraire moins de travail, disait-elle. Aux objections de son mari tourmenté, elle avait répondu en se marrant qu’on ne fermerait pas son service, qu’il y aurait toujours des bêtement accidentés, des maladroitement chutés et des multifracturés, il n’avait pas idée de tout ce que les gens arrivaient à se faire même dans leur propre maison. Et Peio avait endormi l’idée de la probabilité que, si Maïté avait moins de travail, elle risquait d’être réquisitionnée pour aider aux soins des malades du covid-19. Mounir voyait Naïma tous les jours… si on peut appeler ça « voir »… En fin de matinée, elle frappait, tendait l’ordinateur qu’elle tenait avec des Kleenex et repartait chez elle. Elle disait bonjour, bien sûr, et souriait, mais quand s’approchait d’elle pour lui parler un peu, elle reculait d’un grand pas en arrière en disant : « Un mètre », elle rigolait, bien sûr, et elle se glissait vite fait derrière la porte entrebâillée de son appartement et après, Malika se moquait de Mounir en le traitant de « contagieux ».
Mars était passé, avril était venu, charriant de belles journées qui donnaient des envies d’air frais et de nature fleurie. Mounir était content, ça ne lui était pas arrivé souvent, il s’était trouvé ses habitudes. Et puis avril était le mois des vacances, deux semaines sans devoirs. Il peinait avec les cours sur l’ordinateur. Entre la télé du père et les hurlements des jumeaux qui n’arrêtaient jamais de se disputer, il avait du mal à seulement entendre ce que racontaient les profs. Ça lui prenait la tête et il ne s’y mettait que par loyauté envers Naïma, qui ne cherchait qu’à les aidait, lui et sa sœur. Sa saloperie de sœur qui se tenait sage et concentrée devant l’écran et s’était bien gardée de lui signaler qu’elle portait, cachés sous ses gros cheveux, les écouteurs du portable de la mère. Heureusement, il y avait ses copains. Ils ne restaient pas dehors, les éducateurs les en empêchaient, sans parler des voitures de police qui tournaient n’importe comment. Ils se retrouvaient dans les cages d’escalier. Le travail était devenu compliqué pour Henri. Non pas que sa tâche soit plus difficile, ,il passait avec aisance de ses dossiers à ses contacts. Le problème n’était pas son travail mais les conditions, en fait l’ambiance tendue dans laquelle il l’effectuait. En fait le problème, c’était Isabelle. Dès le lendemain de leur première explication, en rentrant de son jogging, il était passé à la pharmacie et lui avait rapporté des boules Quiès dont la seule vue l’avait jetée dans une colère invraisemblable. Il aurait dû se rappeler, disait-elle, qu’ayant porté ces maudites boules pendant toute son adolescence à cause du piano de son frère qui faisait des études de musique, elle ne les supportait pas, elles lui donnaient de l’eczéma et de l’angoisse. Elle lui avait déjà raconté cette histoire à plusieurs reprises, il s’en souvenait maintenant… Pour réparer sa bévue, il lui déclara que désormais il couperait l’appel de son téléphone une heure sur deux afin de lui laisser des plages de silence. Elle l’avait regardé gentiment. Puis s’était retournée vers ses dossiers. Dans le loft entièrement ouvert, c’était tout ce qu’il avait pu faire et cela ne marcherait que la moitié du temps, ne règlerait que la moitié du problème. La maladie n’avait pas durement frappé leur région, ou peut-être pas encore. Cela n’avait pas empêché les craintes de Peio de se réaliser : la moitié vide du service d’orthopédie était reconvertie pour l’accueil des patients du covid-19. Et il semblait que les masques protecteurs manquaient toujours. Maïté ne s’était pas démontée, en un rien de temps elle avait sorti sa machine à coudre et, avec des sacs d’aspirateur et des vieux torchons, elle s’en était fabriqué, des masques.
Isabelle et Henri avaient le moral en berne. Ils se remémoraient leurs dîners dans les restau, leurs joggings en bande sur les quais, les spectacles attendus et les soirées improvisées... Ils avaient essayé une night pyjama-plateau-télé-dodo, mais le cœur n’y avait pas été. Même au lit, il avait déserté, le cœur. Bien sûr, chacun connaissait les gestes que son partenaire aimait et ils se donnaient l’un à l’autre du plaisir, un plaisir né de la mécanique des corps, comme un homme et une femme de passage dans le lit de l’autre, et non dans la complicité d’un couple. Et chacun gambergeait. Isabelle était rigide, imbue de son travail dans son fichu cabinet de contentieux et ne supportait pas la moindre critique. En un mot, elle avait un caractère impossible. Il avait toujours su qu’elle avait du caractère, il l’avait même admirée pour ça – « Isabelle, il ne faut pas l’emmerder. » - mais là, ce n’était plus du caractère, c’était de l’intolérance. Henri était brouillon, incapable de rester concentré une heure et abordait ses clients par des flatteries et des fadaises éhontées. En un mot, c’était un fumiste. Elle avait toujours su qu’il était superficiel, elle l’avait même admiré pour sa décontraction – « Henri, il ne s’emmerde pas » - mais là, ce n’était plus de la décontraction, c’était de la mollesse. Peio se rongeait les sangs, il se rongeait les sangs pour Maïté, il se rongeait les sangs pour lui-même. Il avait cru que le confinement ne changerait pas grand-chose à sa vie simple de retraité. Mais il s’était trompé, l’enfermement et les sorties sous contrôle lui faisaient l’effet d’une punition. Il ne croyait pas en Dieu mais il ne croyait pas non plus avoir mérité une peine de prison. C’était exagéré, il le savait, mais ses journées de solitude lui avaient donné le regret de ses vieux amis, de leurs apéros dans le minuscule café de Mikaël, de ses longues promenades au bord de l’océan, aux quelles Maïté prenait part lorsque ses heures de service, son état de fatigue et la météo le permettaient. Il n’allait plus l’attendre à sa sortie de l’hôpital, il venait à sa rencontre et, pendant qu’ils marchaient l’un derrière l’autre, elle s’amusait à le héler en l’appelant de tous les noms du calendrier qui lui passaient par la tête et ils rentraient à la maison en riant, c’était leur happy hour à eux. Elle était fatiguée par ses longues journées de travail dans une atmosphère fébrile mais elle tenait. Jusqu’au soir où, au moment de se coucher, elle avait été prise d’une toux violente. Le lendemain, alors qu’elle était sonnée par une mauvaise nuit et une fièvre de trente-neuf degrés, Peio avait voulu la conduire à son hôpital. Elle avait refusé, elle savait ce qu’il fallait faire les premiers jours et elle n’allait quand même pas contaminer ses collègues. S’il souhaitait l’aider, Peio devait se faire diagnostiquer. Son test était positif. Mounir était accablé. Son grand frère si fort, si fier, gisait dans son lit, sans parler, sans bouger, sans manger. La mère lui avait apporté du paracétamol et quand il avait demandé à Mounir de l’aider à tenir le verre d’eau, Mounir lui avait frôlé l’épaule et Omar s’était mis à hurler, Omar qui ne lui avait jamais crié dessus, ne l’avait jamais tapé, pas comme son copain Nordine, que son grand frère boxait chaque fois qu’il était de mauvaise humeur, Mounir avait eu de la chance avec Omar... Ensuite il était retourné au séjour. La mère n’y était pas, ni dans la cuisine. Malika lui avait dit qu’elle se reposait, elle avait mal à la tête et toussait. Il l’a entendue depuis sa chambre et il a su que ce n’était pas encore une mauvaise blague de Malika. Il a pris son blouson et il est sorti. Dehors, toutes les ordures qui n’étaient pas par terre volaient comme des confettis, il y avait des morceaux de verre et des traces sombres partout et ça sentait le brûlé. Il a tout de suite compris ce qui s’était passé.
La question de la meilleure date pour faire un bébé a trouvé sa réponse : il n’y aura pas de bébé. Isabelle n’envisage pas un père qui laissera les gosses faire n’importe quelles bêtises, un père sans autorité. Henri n’imagine pas une mère sans tendresse. Après quatre jours de fièvre, de toux et de migraine, Maïté semble tirée d’affaire. Mais épuisée. Elle dort une douzaine d’heures la nuit et fait la sieste l’après-midi. Peio, lui, n’a pas été malade. Les deux se fichent éperdument de savoir lequel a contaminé l’autre. Les keufs étaient venus, il paraît qu’ils ne voulaient arrêter personne, juste « disperser les attroupements », et ils ont été reçus comme il faut. Évidemment Omar en avait été. Il doit avoir quelque chose de grave pour rester couché comme ça. La mère est encore malade, avec de la température. Malika dit que c’est la maladie dont ils parlent à la télé. Mounir ne sait pas ce qu’il faut faire. Malika va voir Djamila. Djamila leur voisine, la mère de NaIma, elle a rendu service à plein de gens dans la cité et c’est une femme qu’on écoute. Elle vient tout de suite, avec un masque et des gants. Elle dit que la mère doit aller à l’hôpital et Omar aussi, mais Omar ne veut pas. La mère est emmenée en ambulance et Djamila rentre chez elle en disant qu’elle va repasser. Dans son fauteuil le père ne dit rien, Malika s’assoit à un bout du canapé et Mounir à l’autre bout. Les jumeaux ont arrêté de se disputer.
Maïté reprend le travail. Peio est confiant, ils retourneront chez Mikael et à l’océan, il le sait. Ils tiendront. Henri et Isabelle veulent éviter les mots irréparables mais ils s’échappent, ces mots, ils se glissent hors des circonvolutions des cerveaux comme des insectes affolés par la lumière. Henri désormais dort sur le canapé. Les deux estiment qu’entre les courses alimentaires et un jogging tous les deux ou trois jours, ils pourront tenir jusqu’à la levée du confinement. Ensuite le « divorce » sera rapide, ils ne sont pas mariés. Mounir prend l’appel, il ne savait pas que ce serait l’hôpital. Quelqu’un dit quelque chose et que Mme Bensour est décédée. Mounir ne sait pas quoi répondre. Alors il raccroche. Ses yeux sont remplis d’eau et, comme il ne veut pas que Malika le voie, il s’enferme dans la salle de bain. Mais la petite futée a tout compris. Elle vient gentiment dire à son frère qu’il peut ouvrir la porte.