Confiné
Philippe Crubézy
Confiné, je suis. Tourne en rond. Pas circulaires, pas qui font des boucles, des huit, pas qui dessinent l’infini. Sur les ondes multiples le décompte permanent, perpétuel, le décompte morbide. Pas décompte d’ailleurs mais compte, compte fictionnel, compte de science-fiction. Un décompte serait terrible ; en France nous étions soixante sept millions et soixante quatre mille habitants au dernier recensement mais moins cinquante huit morts font soixante sept millions et soixante trois mille neuf cent quarante deux mais moins quarante cinq font soixante sept millions et soixante trois mille huit cent quatre-vingt-dix-sept mais moins…
C’est comment qu’on freine, c’est quand qu’on arrive à zéro ?
Je confine les nouvelles comme les pas, je sais tout ce qu’il y a à savoir, tout ce qui tourne en rond : l’incrédulité, la bravade, la dénégation, la sidération, les recommandations, les objurgations, la progression, le couvre-feu, l’inéluctable. Je confine ma vie, je confine mes pensées, mes émotions, mes paroles. Je confine mon destin.
Tout à l’heure, j’irai acheter le pain, la confiture, le café sans mot dire et à distance. Rasant les murs, rasant la maladie. Je compterai le nombre de personnes croisées, j’en profiterai aussi pour guetter furtivement le retour des oiseaux. Puisque le ciel redevient bleu et sonore.
***
Confiné, je suis. A l’affût du signe annonciateur. Cette sensation d’étouffement, cette pression sur les tempes, ce raclement de gorge. A suivre. La douleur à l’omoplate ? Non, tout de même pas. La poignée du hall d’entrée, la dernière accolade à l’ami croisé dans la rue il y a encore peu ? Étreinte trop affectueuse il y a trop peu de temps et j’aurais dû me laver les mains encore une fois. Impossible de dénombrer ses gestes le temps d’une journée. Le temps d’une journée, le temps a le temps de s’écouler, les sécrétions de se former et les pensées de s’entrechoquer.
Au siècle dernier, les tigres étaient tapis dans les moteurs, les ronds rouges arrivaient, les soutiens-gorge brûlaient, Pierrot était fou et ses bâtons de dynamite éclataient jaunes et rouges sur le ciel limpide.
Qu’est-ce qui est tapi, qu’est-ce qui arrive, qu’est-ce qui brûle, qu’est-ce qui est fou ?
Un blanc.
Demain, le fleuve aura changé son eau qui sera plus claire. Libéré, je serai à l’affût du trille, des plumes abandonnées aux buissons, de la branche qui ploie sous la mésange.
***
Confiné, je suis. Mesure la longueur des files d’attente devant les magasins ouverts. De l’air réglementaire entre chacun, les paroles sont rares au contraire des regards et ceux qui parlent sont suspects d’inconscience ou de bêtise terne. A mi-chemin entre la défiance et l’empathie, j’avance vers le jour d’après qui se distinguera peu du précédent. La vie est uniforme, lente et les arbres aussi semblent avoir ralenti le flux de la sève. Nous frôlons le printemps mais les couleurs, signe du renouveau, sont encore absentes. J’attends le rouge, le rose tremblant, le jaune espagnol.
Si encore il y avait la mer et son ciel tachée de mouettes aux mille gorges mais il n’y a que le vent faufilé de pierres, de béton gris. Qui confine les couleurs ; celles aux joues de la gamine, aux lèvres de la femme, aux bourgeons éclatés ? Qui a mis la ville dans un grand sac de jute rêche ?
Un blanc.
Je confine l’après-midi dans la trace de la matinée. Le soleil apparaît, froid pourtant, qui tente de dessiner quelques ombres sur le mur. Signes vides de la lumière, elles marquent en pointillés la marque immatérielle de mes confins.
Barbelés terribles s’ils ne blessent pas le fugitif.
***
Confiné, je suis. Ne vois plus la ville, le mouvement. Peu de poids dans la balance des émotions, le fléau reste bloqué, oblique. Les nouvelles ressassées, la noria des informations ne remplacent pas l’émoi que procure le fil tremblé de l’horizon, même urbain. La fenêtre de l’ordinateur n’en est pas une ; un soupirail tout au plus d’où remontent quelques fois des remugles surprenants.
Des bruits d’enfants parviennent au crépuscule, de petites taches colorées dans le silence ; rires de petites filles, je pense. Je les plains plus que leurs parents peut-être bientôt excédés. Je les plains comme je plains l’eau vive empêchée.
Qui empêche le torrent de dévaler d’oxygène en oxygène, qui rend la mer indigne du fleuve et les enfants prisonniers de quelques mètres carrés ?
Un blanc.
La nuit se glisse sous l’arbre penché, éteint la blancheur du crépi, les peaux se retournent. Ailleurs, les tournesols piochent de la tête jusqu’au prochain soleil.
***
Confiné, je suis. Prisonnier du nouveau monde, attends le bon moment pour sortir, les quelques minutes permises. Choisir l’heure de la cavale comme seule liberté, liberté conditionnelle, sauf-conduit en poche.
Jouir et profiter, la main sur la bouche s’il le faut, de l’inespéré rayon de soleil ? Alors, ce sera vers midi mais il sera encore tiède et dessinera peu de volumes sur les murs. Jouir et profiter du miracle de ce même soleil, plus tard à l’heure du coucher et peut-être mauve enfin ? Je verrai, si je veux, je suis un homme libre, le choix m’appartient.
Marcher vers la droite, vers la gauche, l’épicerie ou la pharmacie peu importe mais marcher lentement, en dégustant. Après avoir laissé passer une dernière voiture, risquer au milieu de l’avenue délaissée un arrêt anarchiste et fervent, bras en croix, sourire offert au ciel presque pur. Chanter, au moins dans sa tête ou alors en chuchotant, le temps du merle moqueur et des pique-niques trop arrosés de rosé. Et puis rentrer, retrouver son couffin, sans avoir parlé à personne ni acheté la moindre baguette.
Rebelle avec une drôle de cause.
***
Confiné, je suis. Entends la radio répéter l’alerte 19.
Au siècle passé, la chanson disait Alertez les bébés, aujourd’hui un bobino en boucle prescrit d’alerter les vieux et les distances. Les bébés sont devenus grands et leurs enfants se retrouvent autour des bacs à compost, les vieux sont en concurrence passive avec les moins vieux. La médecine pleure de trancher qui doit monter dans la barque.
Ne suis pas sorti, n’ai vu ni vieux, ni jeunes, ni papiers gras bousculés par le vent. N’ai pas vu le fleuve funeste.
Tu n’as rien vu à Bagnolet.
Et pourtant quelque chose a explosé. L’onde de choc roule, roule, roule. Me viennent des images de westerns ; villes fantômes d’après la ruée vers l’or, portes de saloon disloquées, crachoirs renversés, poussières qui tourbillonnent, folles comme des bobinos.
Un blanc.
A la radio, se dit l’épuisement quand tout s’amenuise de la lumière du jour au temps qu’il reste avant qu’il fasse vraiment nuit. Et dans cette nuit promise, il y aura-t-il encore des lucioles pour guider le promeneur solitaire ?
***
Confiné, je suis. Ne me suis pas aperçu que le jour était fini. La nuit respecte son calendrier et tombe l’ombre immense jusqu’à demain. La nuit se moque du confinement, service service. Le jour, la lumière, le vent, les nuages bougés par le vent, la nature, la fameuse nature tant aimée et les éléments qui la soulignent se moquent du confinement. Le confinement, empreinte de l’explosion, est l’affaire de l’humain.
Entendez-vous les animaux rire de nous et ressortir leurs maillets pour enfin reprendre leurs parties de croquet endiablées ? Chamois contre vautours, renards contre poules. Voyez-vous les couleurs se hausser du col dans le ciel et les rivières, savez-vous que les saumons partent en symposium ?
Un blanc.
Et pourtant, quelques heures plus tard avec ou sans insomnie, le calendrier tournera sa page et je retrouverai le fil du sens, un instant égaré. Mais, radio éteinte, m’astreindrai surtout à surveiller la pousse du groseillier.
***
Confiné, je suis. Hier, ou était-ce avant-hier, j’ai ouvert l’enclos. Comme on desserre la cravate, comme on relève les manches sur les coudes, comme on trempe ses pieds dans l’eau du ruisseau avec appréhension et délice.
Pauvre ruisseau bitumé où roulent comme souvent papiers, cartons, canettes. Les quelques personnes que j’ai croisées m’ont dévisagé, calculant mentalement le mètre réglementaire à respecter entre nous. Tout de même, je dois rendre grâce au petit bonhomme qui promenait son minuscule chien noir ; nous avons échangé un regard souriant, quasi clandestin et j’ai pensé que son chien s’appelait peut-être Alibi. Plus loin, le petit parc, misérable Aubrac de banlieue, était fermé. Où étais-je ?
Un blanc.
Aujourd’hui, ne sortirai pas. Depuis la fenêtre regarderai le vent se mettre de la partie et balancer les ombres selon sa musique circulaire mais n’irai pas éprouver sa caresse s’il est chaud, sa morsure s’il est froid. Le vent n’a pas besoin de moi pour être le vent, la terre n’a pas varié sa vitesse.
Ne compterai pas les scooters insoumis, n’évaluerai pas les distances, les barrières prophylactiques, ne traquerai pas les lézards millénaires endormis au creux des fougères pelées, n’herboriserai pas. Ne défierai pas la loi.
Resterai sur ma chaise et me demanderai « Où suis-je ? »
Un blanc.
Je chercherai un miroir pour m’y voir et, d’un coup, nous serons deux à résister contre l’invisible, l’invisible oppression. Presqu’une avant-garde militante. Et quand je quitterai le miroir, je sais que mon image se réfugiera sous le tain prête à resurgir, à me secourir d’un regard complice dès que je la solliciterai à nouveau.
En ces temps troublés, il est doux de pouvoir compter sur soi.
***
Confiné, je suis. Oublie l’astreinte imbécile du jour le temps d’une nuit. Les coudes, les genoux se plient, se déplient, les chevilles cherchent leur place durant ce temps trop court interrompu de rêves, de soubresauts angoissés.
Au siècle vingt, adolescent confiant et idéaliste, je me voyais donner rendez-vous à mes amis de lycée devenus adultes, quelque part dans les faubourgs de Bornéo au volant nonchalant d’une Land-Rover blanche. Y a t-il des faubourgs à Bornéo ?
Un blanc.
Au siècle vingt et un, je rêve que je marche ou cours sur une route de montagne, sûrement quelque part en Auvergne. Un virage très serré, très pentu d’où surgit la calandre avant d’une grosse Land-Rover dernier modèle, couleur paille brûlée. La voiture recule, renégocie son virage en serrant sur la droite, côté ravin. Et verse dans l’abîme. Polminhac n’est pas Bornéo.
La nuit se termine, ne l’ai pas vue passer effacée qu’elle fût par le rébus psychanalytique. Le jour m’attend, je me lève et rejoins ma guérite, l’arme au pied. L’Auvergne, la Malaisie sont loin derrière la fenêtre, derrière le mur. Alors, fermer les yeux comme en pleine nuit, et d’un songe sans regret abattre l’horizon vers sa jeunesse.
Philippe Crubézy
Confiné, je suis. Tourne en rond. Pas circulaires, pas qui font des boucles, des huit, pas qui dessinent l’infini. Sur les ondes multiples le décompte permanent, perpétuel, le décompte morbide. Pas décompte d’ailleurs mais compte, compte fictionnel, compte de science-fiction. Un décompte serait terrible ; en France nous étions soixante sept millions et soixante quatre mille habitants au dernier recensement mais moins cinquante huit morts font soixante sept millions et soixante trois mille neuf cent quarante deux mais moins quarante cinq font soixante sept millions et soixante trois mille huit cent quatre-vingt-dix-sept mais moins…
C’est comment qu’on freine, c’est quand qu’on arrive à zéro ?
Je confine les nouvelles comme les pas, je sais tout ce qu’il y a à savoir, tout ce qui tourne en rond : l’incrédulité, la bravade, la dénégation, la sidération, les recommandations, les objurgations, la progression, le couvre-feu, l’inéluctable. Je confine ma vie, je confine mes pensées, mes émotions, mes paroles. Je confine mon destin.
Tout à l’heure, j’irai acheter le pain, la confiture, le café sans mot dire et à distance. Rasant les murs, rasant la maladie. Je compterai le nombre de personnes croisées, j’en profiterai aussi pour guetter furtivement le retour des oiseaux. Puisque le ciel redevient bleu et sonore.
***
Confiné, je suis. A l’affût du signe annonciateur. Cette sensation d’étouffement, cette pression sur les tempes, ce raclement de gorge. A suivre. La douleur à l’omoplate ? Non, tout de même pas. La poignée du hall d’entrée, la dernière accolade à l’ami croisé dans la rue il y a encore peu ? Étreinte trop affectueuse il y a trop peu de temps et j’aurais dû me laver les mains encore une fois. Impossible de dénombrer ses gestes le temps d’une journée. Le temps d’une journée, le temps a le temps de s’écouler, les sécrétions de se former et les pensées de s’entrechoquer.
Au siècle dernier, les tigres étaient tapis dans les moteurs, les ronds rouges arrivaient, les soutiens-gorge brûlaient, Pierrot était fou et ses bâtons de dynamite éclataient jaunes et rouges sur le ciel limpide.
Qu’est-ce qui est tapi, qu’est-ce qui arrive, qu’est-ce qui brûle, qu’est-ce qui est fou ?
Un blanc.
Demain, le fleuve aura changé son eau qui sera plus claire. Libéré, je serai à l’affût du trille, des plumes abandonnées aux buissons, de la branche qui ploie sous la mésange.
***
Confiné, je suis. Mesure la longueur des files d’attente devant les magasins ouverts. De l’air réglementaire entre chacun, les paroles sont rares au contraire des regards et ceux qui parlent sont suspects d’inconscience ou de bêtise terne. A mi-chemin entre la défiance et l’empathie, j’avance vers le jour d’après qui se distinguera peu du précédent. La vie est uniforme, lente et les arbres aussi semblent avoir ralenti le flux de la sève. Nous frôlons le printemps mais les couleurs, signe du renouveau, sont encore absentes. J’attends le rouge, le rose tremblant, le jaune espagnol.
Si encore il y avait la mer et son ciel tachée de mouettes aux mille gorges mais il n’y a que le vent faufilé de pierres, de béton gris. Qui confine les couleurs ; celles aux joues de la gamine, aux lèvres de la femme, aux bourgeons éclatés ? Qui a mis la ville dans un grand sac de jute rêche ?
Un blanc.
Je confine l’après-midi dans la trace de la matinée. Le soleil apparaît, froid pourtant, qui tente de dessiner quelques ombres sur le mur. Signes vides de la lumière, elles marquent en pointillés la marque immatérielle de mes confins.
Barbelés terribles s’ils ne blessent pas le fugitif.
***
Confiné, je suis. Ne vois plus la ville, le mouvement. Peu de poids dans la balance des émotions, le fléau reste bloqué, oblique. Les nouvelles ressassées, la noria des informations ne remplacent pas l’émoi que procure le fil tremblé de l’horizon, même urbain. La fenêtre de l’ordinateur n’en est pas une ; un soupirail tout au plus d’où remontent quelques fois des remugles surprenants.
Des bruits d’enfants parviennent au crépuscule, de petites taches colorées dans le silence ; rires de petites filles, je pense. Je les plains plus que leurs parents peut-être bientôt excédés. Je les plains comme je plains l’eau vive empêchée.
Qui empêche le torrent de dévaler d’oxygène en oxygène, qui rend la mer indigne du fleuve et les enfants prisonniers de quelques mètres carrés ?
Un blanc.
La nuit se glisse sous l’arbre penché, éteint la blancheur du crépi, les peaux se retournent. Ailleurs, les tournesols piochent de la tête jusqu’au prochain soleil.
***
Confiné, je suis. Prisonnier du nouveau monde, attends le bon moment pour sortir, les quelques minutes permises. Choisir l’heure de la cavale comme seule liberté, liberté conditionnelle, sauf-conduit en poche.
Jouir et profiter, la main sur la bouche s’il le faut, de l’inespéré rayon de soleil ? Alors, ce sera vers midi mais il sera encore tiède et dessinera peu de volumes sur les murs. Jouir et profiter du miracle de ce même soleil, plus tard à l’heure du coucher et peut-être mauve enfin ? Je verrai, si je veux, je suis un homme libre, le choix m’appartient.
Marcher vers la droite, vers la gauche, l’épicerie ou la pharmacie peu importe mais marcher lentement, en dégustant. Après avoir laissé passer une dernière voiture, risquer au milieu de l’avenue délaissée un arrêt anarchiste et fervent, bras en croix, sourire offert au ciel presque pur. Chanter, au moins dans sa tête ou alors en chuchotant, le temps du merle moqueur et des pique-niques trop arrosés de rosé. Et puis rentrer, retrouver son couffin, sans avoir parlé à personne ni acheté la moindre baguette.
Rebelle avec une drôle de cause.
***
Confiné, je suis. Entends la radio répéter l’alerte 19.
Au siècle passé, la chanson disait Alertez les bébés, aujourd’hui un bobino en boucle prescrit d’alerter les vieux et les distances. Les bébés sont devenus grands et leurs enfants se retrouvent autour des bacs à compost, les vieux sont en concurrence passive avec les moins vieux. La médecine pleure de trancher qui doit monter dans la barque.
Ne suis pas sorti, n’ai vu ni vieux, ni jeunes, ni papiers gras bousculés par le vent. N’ai pas vu le fleuve funeste.
Tu n’as rien vu à Bagnolet.
Et pourtant quelque chose a explosé. L’onde de choc roule, roule, roule. Me viennent des images de westerns ; villes fantômes d’après la ruée vers l’or, portes de saloon disloquées, crachoirs renversés, poussières qui tourbillonnent, folles comme des bobinos.
Un blanc.
A la radio, se dit l’épuisement quand tout s’amenuise de la lumière du jour au temps qu’il reste avant qu’il fasse vraiment nuit. Et dans cette nuit promise, il y aura-t-il encore des lucioles pour guider le promeneur solitaire ?
***
Confiné, je suis. Ne me suis pas aperçu que le jour était fini. La nuit respecte son calendrier et tombe l’ombre immense jusqu’à demain. La nuit se moque du confinement, service service. Le jour, la lumière, le vent, les nuages bougés par le vent, la nature, la fameuse nature tant aimée et les éléments qui la soulignent se moquent du confinement. Le confinement, empreinte de l’explosion, est l’affaire de l’humain.
Entendez-vous les animaux rire de nous et ressortir leurs maillets pour enfin reprendre leurs parties de croquet endiablées ? Chamois contre vautours, renards contre poules. Voyez-vous les couleurs se hausser du col dans le ciel et les rivières, savez-vous que les saumons partent en symposium ?
Un blanc.
Et pourtant, quelques heures plus tard avec ou sans insomnie, le calendrier tournera sa page et je retrouverai le fil du sens, un instant égaré. Mais, radio éteinte, m’astreindrai surtout à surveiller la pousse du groseillier.
***
Confiné, je suis. Hier, ou était-ce avant-hier, j’ai ouvert l’enclos. Comme on desserre la cravate, comme on relève les manches sur les coudes, comme on trempe ses pieds dans l’eau du ruisseau avec appréhension et délice.
Pauvre ruisseau bitumé où roulent comme souvent papiers, cartons, canettes. Les quelques personnes que j’ai croisées m’ont dévisagé, calculant mentalement le mètre réglementaire à respecter entre nous. Tout de même, je dois rendre grâce au petit bonhomme qui promenait son minuscule chien noir ; nous avons échangé un regard souriant, quasi clandestin et j’ai pensé que son chien s’appelait peut-être Alibi. Plus loin, le petit parc, misérable Aubrac de banlieue, était fermé. Où étais-je ?
Un blanc.
Aujourd’hui, ne sortirai pas. Depuis la fenêtre regarderai le vent se mettre de la partie et balancer les ombres selon sa musique circulaire mais n’irai pas éprouver sa caresse s’il est chaud, sa morsure s’il est froid. Le vent n’a pas besoin de moi pour être le vent, la terre n’a pas varié sa vitesse.
Ne compterai pas les scooters insoumis, n’évaluerai pas les distances, les barrières prophylactiques, ne traquerai pas les lézards millénaires endormis au creux des fougères pelées, n’herboriserai pas. Ne défierai pas la loi.
Resterai sur ma chaise et me demanderai « Où suis-je ? »
Un blanc.
Je chercherai un miroir pour m’y voir et, d’un coup, nous serons deux à résister contre l’invisible, l’invisible oppression. Presqu’une avant-garde militante. Et quand je quitterai le miroir, je sais que mon image se réfugiera sous le tain prête à resurgir, à me secourir d’un regard complice dès que je la solliciterai à nouveau.
En ces temps troublés, il est doux de pouvoir compter sur soi.
***
Confiné, je suis. Oublie l’astreinte imbécile du jour le temps d’une nuit. Les coudes, les genoux se plient, se déplient, les chevilles cherchent leur place durant ce temps trop court interrompu de rêves, de soubresauts angoissés.
Au siècle vingt, adolescent confiant et idéaliste, je me voyais donner rendez-vous à mes amis de lycée devenus adultes, quelque part dans les faubourgs de Bornéo au volant nonchalant d’une Land-Rover blanche. Y a t-il des faubourgs à Bornéo ?
Un blanc.
Au siècle vingt et un, je rêve que je marche ou cours sur une route de montagne, sûrement quelque part en Auvergne. Un virage très serré, très pentu d’où surgit la calandre avant d’une grosse Land-Rover dernier modèle, couleur paille brûlée. La voiture recule, renégocie son virage en serrant sur la droite, côté ravin. Et verse dans l’abîme. Polminhac n’est pas Bornéo.
La nuit se termine, ne l’ai pas vue passer effacée qu’elle fût par le rébus psychanalytique. Le jour m’attend, je me lève et rejoins ma guérite, l’arme au pied. L’Auvergne, la Malaisie sont loin derrière la fenêtre, derrière le mur. Alors, fermer les yeux comme en pleine nuit, et d’un songe sans regret abattre l’horizon vers sa jeunesse.