Confinement
Sylvie Pigeard
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible » avait martelé le chef de l’état, ses yeux bleus glacier fixant gravement les téléspectateurs. Jouant habituellement de la rareté de sa parole, le jeune président s’était exprimé posément au journal de 20 h. Sa voix ferme livrait passage aux mesures édictées face à la menace sanitaire. Mesures financières pour accompagner les entreprises contraintes à l’arrêt provisoire de leur activité, suspension des réformes des retraites, fermeture des frontières. Sa ressemblance physique avec Boris Vian était troublante. Une mâchoire volontaire morigénant le comportement irresponsable de ses aînés.
La veille, le temps était printanier et les hommes s’étaient dispersés comme une volée d’oiseaux à travers les pelouses parisiennes, communiant sur ces instants de grâce volés à l’abattage du travail quotidien. La veille, un bout de papier avalé par les urnes invitait les français à déroger aux préconisations de confinement. Le président du sénat avait appuyé cette démarche citoyenne et les municipales s’étaient recroquevillées sur un sinistre premier tour aux allures d’abstention.
Tout cela n’avait aucun sens et pour parachever l’ineptie de la situation, la nature décidait enfin d’éclore dans les reflets irisés d’un soleil persistant. Etait-ce à dessein ? Narguer ainsi les habitants de la terre retranchés chez eux ? Elle étalait sa robe de mariée aux floraisons précoces, maculant sa traîne du jaune soutenu des forsythias. Une nature aux airs de fête. Impitoyable.
Alfred Bazoge pianota distraitement le code d’accès à son ordinateur. Une fenêtre s’afficha sur un fonds d’écran où deux lamantins débonnaires se disputaient une feuille de salade.
Le télétravail s’érigeait en nouveau sésame managérial. Impossible de ne pas entretenir ce cordon ombilical le reliant à ses collègues et supérieurs. Désormais chacun devait se repaitre de ces flux énergivores connectés à une même infrastructure réseau, un même serveur à distance. Il importait d’exécuter les tâches en temps, en heure afin de répondre aux exigences de la nation, elle-même soumise à des intérêts supérieurs nébuleux. Le cloud en personne. Il se sentit soudain accablé. Sans cesse à devoir se justifier d’être ce qu’il n’était pas vraiment, pris dans les rets d’un pouvoir insidieux. Ses yeux s’agrandirent sur le vide accusé par ce constat. En quoi se sentait-il pleinement exister ? En vertu de quelle amère alchimie un ravage économique, terroriste, ou pandémique éclate-t-il ?
Il se renversa sur son siège pour consulter l’actualité morose. Le premier ministre saluait les efforts consentis par les présidents de régions dans le plan d’urgence renforcé de mobilisation du personnel des hôpitaux. Un jeune infirmier exprimait son désarroi derrière un masque anti-virus. A l’arrière-plan se détachaient des fourgons débarquant charlottes, lunettes de protection et fameux masques canard.
Ironie du sort, L’avant-veille il s’était déplacé au zoo de Vincennes pour rendre visite à un ami soigneur animalier. Il souhaitait découvrir la faune après la transformation du parc en vue de l’amélioration du confort de ses pensionnaires. Amoureux de la nature, il s’était souvent ému des conditions d’enfermement des animaux et du peu de respect qui leur était dévolu. Il avait cependant dû réviser son jugement sur les parcs zoologiques. Nombre d’entre eux forçaient à présent son admiration. Leur vocation était de protéger les espèces menacées et de réintroduire certaines d’entre elles dans les réserves. Il fallait veiller à distraire les bêtes sauvages en captivité. Certains dispositifs imaginés à cette fin rivalisaient d’ingéniosité.
Il avait contemplé avec délice les suricates, ces petites sentinelles du désert au pelage blond striés de franges sombres. Leur comportement altruiste au sein de leur colonie était une leçon de délicatesse administrée aux hommes. Leur enclos était soigné, agrémenté de terriers aux entrées multiples. De jolies loutres dodues se prélassaient dans leur quotidien, étalant leur mollesse soyeuse sur une vaste étendue de rochers nacrés. Il avait été saisi d’une joie enfantine devant les babouins joueurs et bondissants, semblant dans leur course effrénée tester la résistance des matériaux, des troncs d’arbres en travers de leur chemin ou des cordages improvisés en trampolines. La journée s’était achevée par un recueillement devant le repas des roussettes de Madagascar. Elles picoraient la tête à l’envers des melons juteux suspendus aux arbres. Leur grâce n’avait d’égal que celle de ses chers lamantins tournoyant comme au ralenti dans un halo bleuté à travers une vitre de verre, leur douceur désarmante fondue dans le silence et la transparence de l’eau.
Ironie du sort : il advenait que ce destin de claustration animalier s’étendait soudain à l’homme, sans ménagement. Confiné à présent comme un puma en cage dans son appartement, Alfred méditait. Il trouvait assez absurde le fait de s’astreindre à continuer à travailler. Dans son cas en effet, sa mission était directement corrélée à des flux logistiques nationaux et internationaux, eux-mêmes soumis à des déplacements de personnes et de biens, autrement dit ce qu’il aurait justement fallu suspendre : cette course acharnée à faire tourner la machine mondiale, fournisseurs inclus. Une hérésie ! L'économie, toujours l'économie… cette bulle fictive sans consistance !
Il était préoccupé par la tournure des événements. Les masques dérobés nécessaires à la protection du personnel soignant, ces rixes pour du papier toilette et des boîtes de pâtes. Ces stocks obscènes de nourriture dans des pays où elle était disponible dans une abondance tout aussi obscène.
Pourtant être bouclé chez soi attisait l’imagination. Il pensait à cet ami possesseur d’un jardin qui anticipait pâques en organisant des chasses aux œufs pour ses poules. Ce même ami avait tiré les enseignements du contact rapproché sous son propre toit. Voulant sauver les écureuils d’une cohabitation forcée, il leur bricolait des petits duplex accrochés aux arbres.
Quant au ciel, il n'avait jamais été aussi bleu en Chine. Les vénitiens redécouvraient leurs canaux diaphanes. Les poissons frétillaient comme des hors-bords argentés à propulsion décuplée.
L’homme est un loup pour l’homme et une calamité pour l’environnement !
Fort de cette platitude débitée à haute voix, il entreprit de se servir un verre de bourbon. A la télévision un représentant du Dalaï-Lama avait affirmé que pour accéder à la paix intérieure, « il fallait toujours finir ce que l’on commençait ». Qu’à cela ne tienne ! Alfred s’était pris de passion pour les fonds de bouteilles trônant dans ses armoires. Il venait de terminer un rosé de Provence avant de s’attaquer à un remontant plus expéditif.
Sa pensée désormais pâteuse reflua vers cette journée au zoo. Elle avait été remarquablement lumineuse… Oui… Enfin du moins en appréciait-il les bienfaits jusqu’à cette minute car en y repensant quelque chose l’avait assombri… Cela s’était produit entre la serre tropicale et les otaries aux dents épouvantablement gâtées. Il avait été surpris par une courte ondée et s’était réfugié dans le terrarium. Il en était ressorti, imprégné d’un certain malaise… Instantanément dégrisé, il se concentra sur le souvenir.
Dans ce réduit où il s’était blotti, Ses yeux s’étaient rapidement acclimatés à l’obscurité et c’est alors qu’il avait été happé par la manifestation d’un phénomène inédit.
C’était une chose effroyablement laide en soi. Cela s’apparentait vaguement à ce qui sort d’un nez encombré qu’on vient de moucher. Cependant dès lors qu’on la voyait évoluer à une lenteur microscopique, elle épousait le dessin de fractales d’une infinie beauté. Un être unicellulaire ainsi décrit par le cartel, combinant toutes les bizarreries en une seule espèce. Ni animal, ni végétal, ni champignon mais empruntant des caractéristiques aux trois grands règnes du vivant.
La chose portait un nom : Le blob. Son rythme de propagation divergeait selon les pays. De trois à quatre centimètres par heure. Une expérience menée au Japon l’attestait. Un petit malin s’était ingénié à reconstituer sur une plaque couverte de gel d’agar, la carte de la région de Tokyo. Il avait déposé des flocons d’avoine sur les 36 localités principales, et installé un blob sur ce qui tenait lieu de gare centrale. L’organisme avait colonisé l’ensemble du plateau, puis s’était réagencé en de larges tubes interconnectant les sources de nourriture. Le maillage ainsi constitué s’avérait aussi performant que le réseau ferroviaire de Tokyo. Outre sa capacité à doubler de volume en deux jours, la chose se révélait immortelle. Cette idée avait achevé de terroriser Alfred.
Il s’était donc empressé de chasser de son esprit ce souvenir disgracieux qui ressurgissait à la faveur d’un verre de bourbon… « Immortelle » !
Il sortit fumer une cigarette sur le balcon. Dans sa rue régnait un silence inquiétant, d’autant plus troublant que l’air télégraphiait ses pépiements d'oiseaux. Triste et abattu, Il regagna sans conviction sa table de travail et frappé d’une inspiration subite, chaussa son équipement de réalité virtuelle.
S’évader dans des contrées inexplorées… Tiens Le Japon justement, pourquoi pas ?
En ajustant le casque à son visage, Il en apprécia le confort feutré. Un modèle dernier cri capable de retranscrire la chaleur d’une ambiance et ses fragrances. Des petits capteurs insérés dans les plis du coude stimulaient les cinq sens de l’utilisateur. L’activer lui procura un émerveillement instantané. La précision d’affichage de l’écran et son temps de rémanence très faible produisaient des images en temps réel simulant l’illusion parfaite de la réalité.
C’est ainsi qu’Alfred se transporta au cœur des jardins des seigneurs d’Edo. Il longea d’abord la rivière Arakawa bordée de cerisiers en fleurs…la berge grouillait de marchands ambulants et de joyeux promeneurs. Il s’immergea dans ce bain de foule avec volupté. Il se posa ensuite dans la douceur ouatée de l’Isuen Garden près de Kyoto, se perdit dans un écrin de verdure ponctué de petits îlots, de ponts ombragés et de parterres de mousse. Il admira la sensualité éphémère des sakura, se renseigna sur un cerisier yoshino d’une blancheur d’albâtre, le préféré des japonais, s’extasia devant les buissons d’azalées. Leurs variations dans la découpe des pétales lui firent penser à de délicates oreilles translucides de chauves-souris. Le soleil ruisselait sur la promenade. Voulant capturer ce moment de quiétude, il s’assit à l’ombre d’un érable à proximité d’une lanterne de pierre.
Alfred expira d’aise et reporta machinalement son attention sur les racines de l’arbre au pied duquel il se trouvait. Sa vision se troubla. Sous les racines, il lui sembla distinguer l’embryon d’un rhizome de couleur jaunâtre. Les termes du cartel se détachèrent instantanément de sa mémoire avec une précision chirurgicale, une forme cytoplasmique molle… Il déglutit avec difficulté…Non ! Il se trompait ! Il était décidément trop impressionnable…ce qui lui paraissait naitre de la base du tronc était le fruit de son imagination malmenée par tout ce chambardement mondial. Sous la pression médiatique, l’événement le plus anodin accusait un relief disproportionné…Fasciné néanmoins par ces petites excroissances arachnéennes, il s’abîma un long moment dans leur contemplation jusqu’ à se sentir terrassé par le sommeil…
Il se réveilla, serein, vaguement interloqué de se retrouver dans un lieu inconnu sous un arbre, enveloppé du cocon tiède d’un paysage au couchant. Une brise légère soulevait les boucles autour de son visage. Quelque chose chatouillait amicalement le dos de sa main. Légèrement engourdi encore, il voulut chasser avec paresse l’insecte inopportun, un peu gluant au contact de sa peau…
Alfred se redressa brutalement, tremblant de tous ses membres…Le blob, car ce ne pouvait être que ça, s’était propagé au point de le toucher. Jonchant le sol, il avait tranquillement prospéré recouvrant l’écorce des racines et s’apprêtait à le contourner pour s’engouffrer dans une anfractuosité de l’érable regorgeant de micro-organismes alléchants. Rien ne semblait devoir entamer sa progression.
Son cœur s’emballa…Sans plus réfléchir à la marche du monde, à l’illusion de ce voyage au Japon ou à la réalité talonnant le rêve, il se retrouva chez lui confortablement assis le casque posé sur son bureau.
* * *
Comme chaque matin depuis l’épidémie, le réveil sonna à 7h30. Alfred Bazoge, se leva d’excellente humeur. Malgré une nuit agitée, il se sentit frais et disposé à entreprendre une journée de télétravail bien remplie. Rien ne pourrait le distraire puisqu’il était confiné seul, dans son appartement.
Il se rendit dans la cuisine, mit en route la cafetière dont il admira la ligne élégante en forme de sablier. Le café s’écoulait dans un borborygme de basse à la manière du temps qui n’avait plus prise sur lui ni sur personne. Se fondant dans la routine de gestes familiers, il s’affaira au nettoyage d’un imperceptible petit champignon jaune qu'il venait à l’instant de remarquer sur les joints humides du carrelage de sa cuisine à l’angle du frigidaire en lieu et place de la moisissure noire habituelle.
Sans plus y penser, Alfred rejoignit son bureau et vaqua à ses occupations journalières. Il s’absorba dans son travail au point de ne relever la tête qu’à la nuit tombée. La faim se rappela subitement à lui. Etourdi par la station assise prolongée, Il gagna la cuisine, titubant et febrile. Son pouls s’accéléra…la moisissure se dévoilait à présent dans une singulière netteté. Elle avait visiblement gagné en surface. Il avala un morceau, puis muni d’une éponge imbibée de gel hydro alcoolique, frotta méthodiquement le coin jauni du carrelage. Le sang battait à ses tempes. Alfred en sueur, s’escrimait sur la salissure avec application. Corvée qu’il aurait naguère dédaignée, la jugeant futile voire absurde. N’avait-il pas mieux à faire que de traquer la saleté dans les recoins de son appartement ? Cependant il dut constater avec joie que la tâche avait cédé devant son obstination jusqu’à résorption quasi complète. Il regagna son lit hébété et se réfugia dans le sommeil.
Le jour suivant il éprouva des difficultés à s’extraire de sa chambre. Sa gorge était sèche au réveil et ses pas s’enfoncèrent pesamment dans la moquette du couloir… Il s’immobilisa pétrifié sur le seuil de la cuisine…Le plafond était recouvert de la substance jaune…
* * *
7h30. Quel cauchemar ! Enfin réveillé et heureux de l’être ! Alfred était fier de lui. Il avait lutté toute la nuit contre un blob japonais suspendu au plafond de la cuisine. Il s’en était débarrassé grâce à du vinaigre blanc couplé à la puissance du tanin d’un Cabernet sauvignon…Alfred éclata d’un rire bref et sans joie. Toute une bouteille d’un délicieux vin sacrifiée ! Ce cocktail redoutablement astringent était venu à bout de l’énorme tache filandreuse !
Il souleva le velux de sa chambre, eut le temps d’apercevoir un chardonneret élégant traverser le ciel en réduction. Un chardonneret habillé en queue de pie… La justesse de cette observation le ranima. Guilleret, il se dirigea d’un pas sautillant vers la cuisine pour y préparer son café. Allumant pensivement la radio, il prêta l’oreille aux dernières nouvelles. Une des plus belles plumes d’écrivain était relayée sur les ondes par les journalistes. Elle mentionnait un « petit machin microscopique » appelé coronavirus qui bouleversait la planète et qui résolvait momentanément certaines plaies sur lesquelles les puissances occidentales s’étaient cassé les dents, la trêve dans des pays en guerre du moyen Orient…la baisse des prix à la pompe… la protection sociale renforcée…
-Oui…oui…et toutes les personnes inertes sur leur lit d’hôpital, loin de leur famille, tempêta Alfred tout en se dirigeant vers le frigidaire pour en extraire une brique de lait…C’est alors qu’il se figea.
Sur un joint du carrelage, à l’angle du frigidaire lui apparut un minuscule petit point jaune. En se collant au sol, il observa contenues dans le minuscule point, d’infimes membranes…
Une forme réticulaire…. qui ne demandait qu’à s’épandre…
Sylvie Pigeard
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible » avait martelé le chef de l’état, ses yeux bleus glacier fixant gravement les téléspectateurs. Jouant habituellement de la rareté de sa parole, le jeune président s’était exprimé posément au journal de 20 h. Sa voix ferme livrait passage aux mesures édictées face à la menace sanitaire. Mesures financières pour accompagner les entreprises contraintes à l’arrêt provisoire de leur activité, suspension des réformes des retraites, fermeture des frontières. Sa ressemblance physique avec Boris Vian était troublante. Une mâchoire volontaire morigénant le comportement irresponsable de ses aînés.
La veille, le temps était printanier et les hommes s’étaient dispersés comme une volée d’oiseaux à travers les pelouses parisiennes, communiant sur ces instants de grâce volés à l’abattage du travail quotidien. La veille, un bout de papier avalé par les urnes invitait les français à déroger aux préconisations de confinement. Le président du sénat avait appuyé cette démarche citoyenne et les municipales s’étaient recroquevillées sur un sinistre premier tour aux allures d’abstention.
Tout cela n’avait aucun sens et pour parachever l’ineptie de la situation, la nature décidait enfin d’éclore dans les reflets irisés d’un soleil persistant. Etait-ce à dessein ? Narguer ainsi les habitants de la terre retranchés chez eux ? Elle étalait sa robe de mariée aux floraisons précoces, maculant sa traîne du jaune soutenu des forsythias. Une nature aux airs de fête. Impitoyable.
Alfred Bazoge pianota distraitement le code d’accès à son ordinateur. Une fenêtre s’afficha sur un fonds d’écran où deux lamantins débonnaires se disputaient une feuille de salade.
Le télétravail s’érigeait en nouveau sésame managérial. Impossible de ne pas entretenir ce cordon ombilical le reliant à ses collègues et supérieurs. Désormais chacun devait se repaitre de ces flux énergivores connectés à une même infrastructure réseau, un même serveur à distance. Il importait d’exécuter les tâches en temps, en heure afin de répondre aux exigences de la nation, elle-même soumise à des intérêts supérieurs nébuleux. Le cloud en personne. Il se sentit soudain accablé. Sans cesse à devoir se justifier d’être ce qu’il n’était pas vraiment, pris dans les rets d’un pouvoir insidieux. Ses yeux s’agrandirent sur le vide accusé par ce constat. En quoi se sentait-il pleinement exister ? En vertu de quelle amère alchimie un ravage économique, terroriste, ou pandémique éclate-t-il ?
Il se renversa sur son siège pour consulter l’actualité morose. Le premier ministre saluait les efforts consentis par les présidents de régions dans le plan d’urgence renforcé de mobilisation du personnel des hôpitaux. Un jeune infirmier exprimait son désarroi derrière un masque anti-virus. A l’arrière-plan se détachaient des fourgons débarquant charlottes, lunettes de protection et fameux masques canard.
Ironie du sort, L’avant-veille il s’était déplacé au zoo de Vincennes pour rendre visite à un ami soigneur animalier. Il souhaitait découvrir la faune après la transformation du parc en vue de l’amélioration du confort de ses pensionnaires. Amoureux de la nature, il s’était souvent ému des conditions d’enfermement des animaux et du peu de respect qui leur était dévolu. Il avait cependant dû réviser son jugement sur les parcs zoologiques. Nombre d’entre eux forçaient à présent son admiration. Leur vocation était de protéger les espèces menacées et de réintroduire certaines d’entre elles dans les réserves. Il fallait veiller à distraire les bêtes sauvages en captivité. Certains dispositifs imaginés à cette fin rivalisaient d’ingéniosité.
Il avait contemplé avec délice les suricates, ces petites sentinelles du désert au pelage blond striés de franges sombres. Leur comportement altruiste au sein de leur colonie était une leçon de délicatesse administrée aux hommes. Leur enclos était soigné, agrémenté de terriers aux entrées multiples. De jolies loutres dodues se prélassaient dans leur quotidien, étalant leur mollesse soyeuse sur une vaste étendue de rochers nacrés. Il avait été saisi d’une joie enfantine devant les babouins joueurs et bondissants, semblant dans leur course effrénée tester la résistance des matériaux, des troncs d’arbres en travers de leur chemin ou des cordages improvisés en trampolines. La journée s’était achevée par un recueillement devant le repas des roussettes de Madagascar. Elles picoraient la tête à l’envers des melons juteux suspendus aux arbres. Leur grâce n’avait d’égal que celle de ses chers lamantins tournoyant comme au ralenti dans un halo bleuté à travers une vitre de verre, leur douceur désarmante fondue dans le silence et la transparence de l’eau.
Ironie du sort : il advenait que ce destin de claustration animalier s’étendait soudain à l’homme, sans ménagement. Confiné à présent comme un puma en cage dans son appartement, Alfred méditait. Il trouvait assez absurde le fait de s’astreindre à continuer à travailler. Dans son cas en effet, sa mission était directement corrélée à des flux logistiques nationaux et internationaux, eux-mêmes soumis à des déplacements de personnes et de biens, autrement dit ce qu’il aurait justement fallu suspendre : cette course acharnée à faire tourner la machine mondiale, fournisseurs inclus. Une hérésie ! L'économie, toujours l'économie… cette bulle fictive sans consistance !
Il était préoccupé par la tournure des événements. Les masques dérobés nécessaires à la protection du personnel soignant, ces rixes pour du papier toilette et des boîtes de pâtes. Ces stocks obscènes de nourriture dans des pays où elle était disponible dans une abondance tout aussi obscène.
Pourtant être bouclé chez soi attisait l’imagination. Il pensait à cet ami possesseur d’un jardin qui anticipait pâques en organisant des chasses aux œufs pour ses poules. Ce même ami avait tiré les enseignements du contact rapproché sous son propre toit. Voulant sauver les écureuils d’une cohabitation forcée, il leur bricolait des petits duplex accrochés aux arbres.
Quant au ciel, il n'avait jamais été aussi bleu en Chine. Les vénitiens redécouvraient leurs canaux diaphanes. Les poissons frétillaient comme des hors-bords argentés à propulsion décuplée.
L’homme est un loup pour l’homme et une calamité pour l’environnement !
Fort de cette platitude débitée à haute voix, il entreprit de se servir un verre de bourbon. A la télévision un représentant du Dalaï-Lama avait affirmé que pour accéder à la paix intérieure, « il fallait toujours finir ce que l’on commençait ». Qu’à cela ne tienne ! Alfred s’était pris de passion pour les fonds de bouteilles trônant dans ses armoires. Il venait de terminer un rosé de Provence avant de s’attaquer à un remontant plus expéditif.
Sa pensée désormais pâteuse reflua vers cette journée au zoo. Elle avait été remarquablement lumineuse… Oui… Enfin du moins en appréciait-il les bienfaits jusqu’à cette minute car en y repensant quelque chose l’avait assombri… Cela s’était produit entre la serre tropicale et les otaries aux dents épouvantablement gâtées. Il avait été surpris par une courte ondée et s’était réfugié dans le terrarium. Il en était ressorti, imprégné d’un certain malaise… Instantanément dégrisé, il se concentra sur le souvenir.
Dans ce réduit où il s’était blotti, Ses yeux s’étaient rapidement acclimatés à l’obscurité et c’est alors qu’il avait été happé par la manifestation d’un phénomène inédit.
C’était une chose effroyablement laide en soi. Cela s’apparentait vaguement à ce qui sort d’un nez encombré qu’on vient de moucher. Cependant dès lors qu’on la voyait évoluer à une lenteur microscopique, elle épousait le dessin de fractales d’une infinie beauté. Un être unicellulaire ainsi décrit par le cartel, combinant toutes les bizarreries en une seule espèce. Ni animal, ni végétal, ni champignon mais empruntant des caractéristiques aux trois grands règnes du vivant.
La chose portait un nom : Le blob. Son rythme de propagation divergeait selon les pays. De trois à quatre centimètres par heure. Une expérience menée au Japon l’attestait. Un petit malin s’était ingénié à reconstituer sur une plaque couverte de gel d’agar, la carte de la région de Tokyo. Il avait déposé des flocons d’avoine sur les 36 localités principales, et installé un blob sur ce qui tenait lieu de gare centrale. L’organisme avait colonisé l’ensemble du plateau, puis s’était réagencé en de larges tubes interconnectant les sources de nourriture. Le maillage ainsi constitué s’avérait aussi performant que le réseau ferroviaire de Tokyo. Outre sa capacité à doubler de volume en deux jours, la chose se révélait immortelle. Cette idée avait achevé de terroriser Alfred.
Il s’était donc empressé de chasser de son esprit ce souvenir disgracieux qui ressurgissait à la faveur d’un verre de bourbon… « Immortelle » !
Il sortit fumer une cigarette sur le balcon. Dans sa rue régnait un silence inquiétant, d’autant plus troublant que l’air télégraphiait ses pépiements d'oiseaux. Triste et abattu, Il regagna sans conviction sa table de travail et frappé d’une inspiration subite, chaussa son équipement de réalité virtuelle.
S’évader dans des contrées inexplorées… Tiens Le Japon justement, pourquoi pas ?
En ajustant le casque à son visage, Il en apprécia le confort feutré. Un modèle dernier cri capable de retranscrire la chaleur d’une ambiance et ses fragrances. Des petits capteurs insérés dans les plis du coude stimulaient les cinq sens de l’utilisateur. L’activer lui procura un émerveillement instantané. La précision d’affichage de l’écran et son temps de rémanence très faible produisaient des images en temps réel simulant l’illusion parfaite de la réalité.
C’est ainsi qu’Alfred se transporta au cœur des jardins des seigneurs d’Edo. Il longea d’abord la rivière Arakawa bordée de cerisiers en fleurs…la berge grouillait de marchands ambulants et de joyeux promeneurs. Il s’immergea dans ce bain de foule avec volupté. Il se posa ensuite dans la douceur ouatée de l’Isuen Garden près de Kyoto, se perdit dans un écrin de verdure ponctué de petits îlots, de ponts ombragés et de parterres de mousse. Il admira la sensualité éphémère des sakura, se renseigna sur un cerisier yoshino d’une blancheur d’albâtre, le préféré des japonais, s’extasia devant les buissons d’azalées. Leurs variations dans la découpe des pétales lui firent penser à de délicates oreilles translucides de chauves-souris. Le soleil ruisselait sur la promenade. Voulant capturer ce moment de quiétude, il s’assit à l’ombre d’un érable à proximité d’une lanterne de pierre.
Alfred expira d’aise et reporta machinalement son attention sur les racines de l’arbre au pied duquel il se trouvait. Sa vision se troubla. Sous les racines, il lui sembla distinguer l’embryon d’un rhizome de couleur jaunâtre. Les termes du cartel se détachèrent instantanément de sa mémoire avec une précision chirurgicale, une forme cytoplasmique molle… Il déglutit avec difficulté…Non ! Il se trompait ! Il était décidément trop impressionnable…ce qui lui paraissait naitre de la base du tronc était le fruit de son imagination malmenée par tout ce chambardement mondial. Sous la pression médiatique, l’événement le plus anodin accusait un relief disproportionné…Fasciné néanmoins par ces petites excroissances arachnéennes, il s’abîma un long moment dans leur contemplation jusqu’ à se sentir terrassé par le sommeil…
Il se réveilla, serein, vaguement interloqué de se retrouver dans un lieu inconnu sous un arbre, enveloppé du cocon tiède d’un paysage au couchant. Une brise légère soulevait les boucles autour de son visage. Quelque chose chatouillait amicalement le dos de sa main. Légèrement engourdi encore, il voulut chasser avec paresse l’insecte inopportun, un peu gluant au contact de sa peau…
Alfred se redressa brutalement, tremblant de tous ses membres…Le blob, car ce ne pouvait être que ça, s’était propagé au point de le toucher. Jonchant le sol, il avait tranquillement prospéré recouvrant l’écorce des racines et s’apprêtait à le contourner pour s’engouffrer dans une anfractuosité de l’érable regorgeant de micro-organismes alléchants. Rien ne semblait devoir entamer sa progression.
Son cœur s’emballa…Sans plus réfléchir à la marche du monde, à l’illusion de ce voyage au Japon ou à la réalité talonnant le rêve, il se retrouva chez lui confortablement assis le casque posé sur son bureau.
* * *
Comme chaque matin depuis l’épidémie, le réveil sonna à 7h30. Alfred Bazoge, se leva d’excellente humeur. Malgré une nuit agitée, il se sentit frais et disposé à entreprendre une journée de télétravail bien remplie. Rien ne pourrait le distraire puisqu’il était confiné seul, dans son appartement.
Il se rendit dans la cuisine, mit en route la cafetière dont il admira la ligne élégante en forme de sablier. Le café s’écoulait dans un borborygme de basse à la manière du temps qui n’avait plus prise sur lui ni sur personne. Se fondant dans la routine de gestes familiers, il s’affaira au nettoyage d’un imperceptible petit champignon jaune qu'il venait à l’instant de remarquer sur les joints humides du carrelage de sa cuisine à l’angle du frigidaire en lieu et place de la moisissure noire habituelle.
Sans plus y penser, Alfred rejoignit son bureau et vaqua à ses occupations journalières. Il s’absorba dans son travail au point de ne relever la tête qu’à la nuit tombée. La faim se rappela subitement à lui. Etourdi par la station assise prolongée, Il gagna la cuisine, titubant et febrile. Son pouls s’accéléra…la moisissure se dévoilait à présent dans une singulière netteté. Elle avait visiblement gagné en surface. Il avala un morceau, puis muni d’une éponge imbibée de gel hydro alcoolique, frotta méthodiquement le coin jauni du carrelage. Le sang battait à ses tempes. Alfred en sueur, s’escrimait sur la salissure avec application. Corvée qu’il aurait naguère dédaignée, la jugeant futile voire absurde. N’avait-il pas mieux à faire que de traquer la saleté dans les recoins de son appartement ? Cependant il dut constater avec joie que la tâche avait cédé devant son obstination jusqu’à résorption quasi complète. Il regagna son lit hébété et se réfugia dans le sommeil.
Le jour suivant il éprouva des difficultés à s’extraire de sa chambre. Sa gorge était sèche au réveil et ses pas s’enfoncèrent pesamment dans la moquette du couloir… Il s’immobilisa pétrifié sur le seuil de la cuisine…Le plafond était recouvert de la substance jaune…
* * *
7h30. Quel cauchemar ! Enfin réveillé et heureux de l’être ! Alfred était fier de lui. Il avait lutté toute la nuit contre un blob japonais suspendu au plafond de la cuisine. Il s’en était débarrassé grâce à du vinaigre blanc couplé à la puissance du tanin d’un Cabernet sauvignon…Alfred éclata d’un rire bref et sans joie. Toute une bouteille d’un délicieux vin sacrifiée ! Ce cocktail redoutablement astringent était venu à bout de l’énorme tache filandreuse !
Il souleva le velux de sa chambre, eut le temps d’apercevoir un chardonneret élégant traverser le ciel en réduction. Un chardonneret habillé en queue de pie… La justesse de cette observation le ranima. Guilleret, il se dirigea d’un pas sautillant vers la cuisine pour y préparer son café. Allumant pensivement la radio, il prêta l’oreille aux dernières nouvelles. Une des plus belles plumes d’écrivain était relayée sur les ondes par les journalistes. Elle mentionnait un « petit machin microscopique » appelé coronavirus qui bouleversait la planète et qui résolvait momentanément certaines plaies sur lesquelles les puissances occidentales s’étaient cassé les dents, la trêve dans des pays en guerre du moyen Orient…la baisse des prix à la pompe… la protection sociale renforcée…
-Oui…oui…et toutes les personnes inertes sur leur lit d’hôpital, loin de leur famille, tempêta Alfred tout en se dirigeant vers le frigidaire pour en extraire une brique de lait…C’est alors qu’il se figea.
Sur un joint du carrelage, à l’angle du frigidaire lui apparut un minuscule petit point jaune. En se collant au sol, il observa contenues dans le minuscule point, d’infimes membranes…
Une forme réticulaire…. qui ne demandait qu’à s’épandre…