Fauteuil d’orchestre
Dominique Besson
Si on te l’avait dit !
En juin 2019, ta directrice, Anne B., et son amie Romane, avaient inventé un slogan accrocheur pour attirer le plus de spectateurs pour la nouvelle saison théâtrale 2019/2020 au TFM ou théâtre Forum Meyrin.
Une jeune fille, perchée sur le toit du théâtre, brandissait un vaste étendard bleu ciel sur lequel était écrit à la peinture blanche « Un furieux désir de bonheur » dont le dernier mot était rageusement barré et remplacé par « Révolution », en gros caractère rouge sang, suivi d’un point d’exclamation « ! ». Mais Mai 68 est bien loin !!
En ce mois d’avril de l’année bissextile 2020, tu dirais plutôt … « Un furieux désir d’être obligé de rester chez soi, confiné » !
Tu es donc situé en deuxième catégorie, au parterre de l’orchestre, plus exactement au quatrième rang à gauche, tout près de la scène. Vêtu de ton habit de velours rouge carmin, tu as fière allure et ce, depuis vingt-cinq ans.
Tu en as vu passer des spectacles, des plus drôles aux plus tragiques, des plus déjantés aux plus classiques, mais attention pas de boulevard, des loufoques, des inoubliables, des singuliers.
Tu en as vu défiler des comédiens et comédiennes, des Françaises et des Suisses, des Isabelle à Romane, de François à Olivier,
Tu en as vu s’asseoir des spectateurs ou spectatrices, des âgés et des jeunes, des bien en chair aux maigrichons, des retraités ou des professeurs, tous habités par la même passion : le théâtre !
Te souviens-tu de cette jeune femme, abonnée cette saison à ta place dont le derrière te procurait de doux frissons et dont tu t’enivrais des effluves de son parfum « Opium » d’Yves Saint Laurent qui s’échappaient de sa crinière rousse ?
Pour la première fois de toute ton existence, te voici seul, confiné dans un théâtre totalement fermé, à huis clos, abandonné.
Drôle de première !
Adieu spectacles, désirs de danser, manger, écrire, chanter, penser ! Evanouis ! partis en fumée ! Voyager autour de la salle, partir à la recherche du temps perdu ?
Que faire ?
Te voici dans une salle vide, vidée de son public, privée de ses comédiens et de ses régisseurs, de ses employés et de ses ouvreuses, car un phénomène nouveau, appelé « Coronavirus » ou maladie du Covid-19 a fait son apparition et obligé à fermer jusqu’à nouvel ordre toutes les salles de spectacle, théâtres, cinémas, music-halls, musées, cafés et restaurants, avec interdiction à la population de sortir. « Restez chez vous », tel est le nouveau slogan. « Show must go on », aux orties !
Alors tu tournes en rond, comme un ours en cage, au zoo, tu tends l’oreille et aucun son ne parvient dans la salle, tu ne sens rien, même pas la naphtaline ! Ton odorat est au point mort. Là, un feu follet ou un début d’incendie, sur la scène une inondation, un orage digne de l’Arche de Noé, un tsunami ?
Pas une compagne de jeux, une tarentule ou une mouche, une souris ou une demoiselle ! Ton ouïe se raréfie.
Tu t’ennuies un peu, alors tu en profites pour gamberger et te remémorer les bons moments : les répétitions, les pré-générales, les générales, l’adrénaline et le trac, l’angoisse et l’excitation, l’ivresse d’un spectacle joué pour la première fois.
Et les odeurs ! les parfums, le renfermé, les remugles, et les bruits ! les voix entremêlées des conversations croisées, le silence monacal avant le lever de rideau.
Pas un être vivant qui te rend visite. Personne pour te tenir compagnie. Pas un ami à qui parler.
Alors pour échapper aux cauchemars et à l’ennui, tel un otage, tu t’évades, en repensant aux moments de bonheur, sans toutefois te morfondre, ni mourir de solitude ou de chagrin.
Tu tangues avec François Morel qui accommode Raymond Devos à sa sauce, tu doutes avec lui, tu te prends pour un fou de l’Art Brut.
Tu te prends à rêver que la scène s’anime, mais non, ce n’est que le fruit de ton imagination qui gambade. Tu ris, tu pleures, tu es tout excité.
Quoi ! Tous ces spectacles ajournés, annulés, reportés, repoussés ! La réalité te rattrape.
Toute cette énergie perdue !
Toute cette espérance évadée !
Toute cette déception accumulée !
Alors pour te donner du courage, tu anticipes « le jour d’après », celui où le confinement prendra fin, où le théâtre rouvrira ses portes au public, où on retrouvera l’excitation perdue, où l’adrénaline pointera son nez, l’ambiance ressuscitera, les lumières à nouveau s’allumeront.
On pourra à nouveau bavarder, chanter, écouter, ressentir toutes les émotions partagées, se promener, visiter l’expo du premier étage, avoir envie de boire et de diner avant le spectacle dans le foyer pour toujours.
Dis, tu crois que ce sera comme avant ?
Bien sûr, il y aura eu des larmes, bien sûr il y aura eu des pleurs, bien sûr il y aura eu des départs, mais on sera en vie
Tous ensemble, on aura alors un furieux désir de … « retourner au théâtre » !
Dominique Besson
Si on te l’avait dit !
En juin 2019, ta directrice, Anne B., et son amie Romane, avaient inventé un slogan accrocheur pour attirer le plus de spectateurs pour la nouvelle saison théâtrale 2019/2020 au TFM ou théâtre Forum Meyrin.
Une jeune fille, perchée sur le toit du théâtre, brandissait un vaste étendard bleu ciel sur lequel était écrit à la peinture blanche « Un furieux désir de bonheur » dont le dernier mot était rageusement barré et remplacé par « Révolution », en gros caractère rouge sang, suivi d’un point d’exclamation « ! ». Mais Mai 68 est bien loin !!
En ce mois d’avril de l’année bissextile 2020, tu dirais plutôt … « Un furieux désir d’être obligé de rester chez soi, confiné » !
Tu es donc situé en deuxième catégorie, au parterre de l’orchestre, plus exactement au quatrième rang à gauche, tout près de la scène. Vêtu de ton habit de velours rouge carmin, tu as fière allure et ce, depuis vingt-cinq ans.
Tu en as vu passer des spectacles, des plus drôles aux plus tragiques, des plus déjantés aux plus classiques, mais attention pas de boulevard, des loufoques, des inoubliables, des singuliers.
Tu en as vu défiler des comédiens et comédiennes, des Françaises et des Suisses, des Isabelle à Romane, de François à Olivier,
Tu en as vu s’asseoir des spectateurs ou spectatrices, des âgés et des jeunes, des bien en chair aux maigrichons, des retraités ou des professeurs, tous habités par la même passion : le théâtre !
Te souviens-tu de cette jeune femme, abonnée cette saison à ta place dont le derrière te procurait de doux frissons et dont tu t’enivrais des effluves de son parfum « Opium » d’Yves Saint Laurent qui s’échappaient de sa crinière rousse ?
Pour la première fois de toute ton existence, te voici seul, confiné dans un théâtre totalement fermé, à huis clos, abandonné.
Drôle de première !
Adieu spectacles, désirs de danser, manger, écrire, chanter, penser ! Evanouis ! partis en fumée ! Voyager autour de la salle, partir à la recherche du temps perdu ?
Que faire ?
Te voici dans une salle vide, vidée de son public, privée de ses comédiens et de ses régisseurs, de ses employés et de ses ouvreuses, car un phénomène nouveau, appelé « Coronavirus » ou maladie du Covid-19 a fait son apparition et obligé à fermer jusqu’à nouvel ordre toutes les salles de spectacle, théâtres, cinémas, music-halls, musées, cafés et restaurants, avec interdiction à la population de sortir. « Restez chez vous », tel est le nouveau slogan. « Show must go on », aux orties !
Alors tu tournes en rond, comme un ours en cage, au zoo, tu tends l’oreille et aucun son ne parvient dans la salle, tu ne sens rien, même pas la naphtaline ! Ton odorat est au point mort. Là, un feu follet ou un début d’incendie, sur la scène une inondation, un orage digne de l’Arche de Noé, un tsunami ?
Pas une compagne de jeux, une tarentule ou une mouche, une souris ou une demoiselle ! Ton ouïe se raréfie.
Tu t’ennuies un peu, alors tu en profites pour gamberger et te remémorer les bons moments : les répétitions, les pré-générales, les générales, l’adrénaline et le trac, l’angoisse et l’excitation, l’ivresse d’un spectacle joué pour la première fois.
Et les odeurs ! les parfums, le renfermé, les remugles, et les bruits ! les voix entremêlées des conversations croisées, le silence monacal avant le lever de rideau.
Pas un être vivant qui te rend visite. Personne pour te tenir compagnie. Pas un ami à qui parler.
Alors pour échapper aux cauchemars et à l’ennui, tel un otage, tu t’évades, en repensant aux moments de bonheur, sans toutefois te morfondre, ni mourir de solitude ou de chagrin.
Tu tangues avec François Morel qui accommode Raymond Devos à sa sauce, tu doutes avec lui, tu te prends pour un fou de l’Art Brut.
Tu te prends à rêver que la scène s’anime, mais non, ce n’est que le fruit de ton imagination qui gambade. Tu ris, tu pleures, tu es tout excité.
Quoi ! Tous ces spectacles ajournés, annulés, reportés, repoussés ! La réalité te rattrape.
Toute cette énergie perdue !
Toute cette espérance évadée !
Toute cette déception accumulée !
Alors pour te donner du courage, tu anticipes « le jour d’après », celui où le confinement prendra fin, où le théâtre rouvrira ses portes au public, où on retrouvera l’excitation perdue, où l’adrénaline pointera son nez, l’ambiance ressuscitera, les lumières à nouveau s’allumeront.
On pourra à nouveau bavarder, chanter, écouter, ressentir toutes les émotions partagées, se promener, visiter l’expo du premier étage, avoir envie de boire et de diner avant le spectacle dans le foyer pour toujours.
Dis, tu crois que ce sera comme avant ?
Bien sûr, il y aura eu des larmes, bien sûr il y aura eu des pleurs, bien sûr il y aura eu des départs, mais on sera en vie
Tous ensemble, on aura alors un furieux désir de … « retourner au théâtre » !