Fugitive
Roland Goeller
Elsa tomba dans le piège à la fin du jour. Un nœud coulant dissimulé par des débris végétaux, un mécanisme bien rôdé et, pour y guider la proie, quelque chose comme un semblant d’itinéraire dont elle se serait méfiée en plein jour. Un pas de trop et hop, le fouet du filin et la voilà suspendue par un pied, la tête en bas à trois mètres au-dessus du sol, à gesticuler inutilement comme un lièvre dans un collet ! Puis, très vite, retrouver son calme, évaluer la situation. Pas âme qui vive depuis que le piège s’est déclenché. Ceux qui contrôlaient ce territoire en avaient certainement posé d’autres un peu partout dans sa périphérie, et ils venaient les relever à intervalles réguliers, deux fois par jour, ou, pire, tous les deux jours. Combien de temps avait-elle avant qu’ils ne débarquent ? Peut-être une sentinelle était-elle déjà en train de faire un signalement. Le garrot la serrait à la cheville. Avec moult précautions, elle se plia en deux, fit glisser les bras le long de la jambe prise et estima la solidité de la boucle. C’était un cuir épais. Pas des amateurs ! Inutile d’espérer le sectionner avec son couteau, elle en aurait pour des heures et impossible dans cette position. Elle se laissa retomber et poussa une plainte de rage. Il ne manquait plus que cela ! L’angoisse la saisit. Libre de ses mouvements, elle était toujours parvenue à se tirer d’affaires. Mais là ! Elle tenta de contrôler sa respiration et de faire silence en elle. Résilience désormais, le roseau résiste mieux que le chêne, surtout la tête en bas. La nuit tombait, l’obscurité gagnait, elle avait marché tout le jour en apercevant de temps à autre des petits groupes dont elle se méfiait comme de la peste. Vers le soir, elle s’était enfoncée dans un lacis de ruelles où elle avait espéré trouver une planque. A présent, elle ne distinguait plus grand-chose en dehors des rats dont les horribles silhouettes, telles des ombres chinoises, s’étaient mises à courir sur les détritus qui jonchaient les bas-côtés.
Combien de temps s’était-il écoulé ? Un faisceau de lampe la frappa en plein visage, à l’éblouir. Elle n’avait entendu personne s’approcher, peut-être était-elle tombée dans une semi-inconscience. Aussitôt, elle fit jaillir son couteau à cran d’arrêt et le brandit face au danger. La gesticulation serrait davantage le nœud coulant autour de la cheville. Elle perçut plusieurs paires de galoches qui semblaient prendre position en cercle autour d’elle. Ils vont me délivrer, se dit-elle, mais il y eut quelques ricanements. « Allez, on l’embarque », finit par dire quelqu’un. Des cordes s’enroulèrent autour d’elle sans que jamais les mains ne s’approchassent. Les visiteurs respectaient scrupuleusement les consignes. Lorsqu’elle ressembla enfin à un toron de cordages, elle fut décrochée. Les visiteurs prirent soin que sa tête ne soit pas blessée, elle en déduisit qu’elle avait à leurs yeux une valeur marchande, au moins une valeur d’usage. Elle ne serait pas dépouillée et abandonnée, agonisante, comme elle avait vu faire à plusieurs reprises, cachée sans avoir la possibilité d’intervenir. Remise sur pieds, elle fut traînée à travers des ruelles sans que jamais elle ne réussisse à distinguer ses ravisseurs, les mains ligotées, une corde tenue devant elle, une autre à l’arrière, afin de préserver les distances. La cheville la faisait souffrir mais pendant quatorze jours, personne n’oserait s’approcher d’elle !
Ses ravisseurs avaient installé leur quartier général dans un entrepôt dont l’accès était barricadé et surveillé. Un gardien armé se tenait dans une guérite, l’œil mauvais, à chiquer elle ne savait pas quoi. A l’intérieur, la petite escouade croisa des individus isolés qui n’avaient pas meilleure façon. Combien en dénombra-t-elle ? Une bonne vingtaine, à la louche ! Mais il y en avait certainement beaucoup d’autres. Tenir un territoire suppose une organisation et des petits soldats hargneux encadrés par une hiérarchie. L’obéissance est le maître-mot et ceux qui font le plus de zèle avaient fait leurs armes, naguère, dans les rangs de la désobéissance civile, quand la société donnait la tétée à un tas d’individus qui n’avaient d’autre projet que de la déconstruire. Elsa ne nota aucune présence féminine mais elle n’imaginait pas un instant qu’il n’y ait pas de femmes parmi eux. Celles-ci auront été confinées dans des tâches domestiques et, pour celles qui ne bénéficiaient pas de la protection d’un caïd, corvéables à merci, avec des attentions particulières pour les anciennes féministes repérées comme telles. Elsa fut enfermée dans une cage métallique, un cube de deux mètres d’arête, aménagée dans une annexe parmi d’autres cages métalliques, isolées les unes des autres conformément aux prescriptions de distanciation sociale, comme ils disaient, à l’époque, dans leur sabir de philistins. Sévèrement cadenassée, la cage était équipée d’une couverture et d’un seau d’aisance. Les autres cages étaient vides, mais leur nombre supposait une activité à fort turn-over et des ambitions de la part de ses ravisseurs, peut-être même du trafic. L’un d’eux glissa un pot d’eau à travers la grille, non sans avoir éloigné Elsa au fond de la cage à l’aide d’une perche. C’est tout ce qu’on lui octroya. Pas une parole ne fut échangée. Quelques-uns firent cercle autour de la cage, à bonne distance. Ils restèrent ainsi, les mains dans les poches et le déhanché arrogant, le temps d’estimer ce qui pourrait être tiré d’elle.
Elle n’eut rien à manger pendant trois jours. La faim, elle connaissait, depuis le temps. Dehors, elle savait se débrouiller, elle avait appris à trouver de la nourriture, souvent en la chourant. Depuis les événements, les questions de propriété étaient envisagées d’une autre façon. Les choses appartenaient à ceux qui savaient s’en emparer et en défendre l’accès. Mais ici, confinée derrière ces barreaux, elle était à la merci de ceux qui la retenaient, tenue de négocier, une forme de commerce. Tu me donnes quelque chose, je te donne quelque chose. Qu’avait-elle à donner ? « Tu veux manger ? » Les points fermés sur les montants, elle opposa un visage fermé qui parlait pour elle. « Tu veux bouffer, hein ? Tu veux bouffer ? » Le type lui baladait sous les yeux un morceau de pain, assez près de la cage. Elle avait la dalle. Elle calcula son coup et lança sa main gauche, l’habile, comme un caméléon sa langue, mais elle manqua la cible de peu. Le type était habile lui aussi. Il la narguait en se tapant sur les cuisses. Un autre type vint se joindre à lui et elle comprit que c’était l’heure de leur petit jeu sadique. Elle en accepta le principe. Ils lui baladaient le bout de pain sous le nez, assez près pour qu’elle puisse s’en emparer, et ensuite c’était le plus véloce qui l’emportait. Après quoi ils se lasseraient et lui abandonneraient le bout de pain. Le type recommença, une fois, deux fois, dix fois, il guettait l’instant où elle lancerait son bras, il la défiait. Puis, soudain, il cessa et lui dit : « Tu le veux ce bout de pain, hein ? Tu le veux ? Eh bien, il faut le mériter, ma jolie. Alors la grande fille va bien gentiment nous montrer ses miches et elle aura son bout de pain. Les miches, ma grande, les miches ! » Elsa tomba en arrêt, en un fauve prêt à charger, et ils se dévisagèrent quelques secondes au bout desquelles elle lui cracha dessus. Le type se prit ça dans la gueule, s’essuya et se tourna vers l’autre, goguenard. « Houlà. La vilaine fille, elle veut pas montrer ses miches. Eh bien, pour bouffer, elle ira se brosser. » Ils ricanaient et disparurent en la laissant avec sa rage. Pendant dix secondes elle fut prise d’un accès de furie à énucléer le premier connard qui passerait à portée de mains, mais elle se ressaisit. Elle devait se ressaisir et économiser ses forces. Elle se mit à respirer comme elle avait appris quand elle avait vécu avec l’homme qui pratiquait les arts martiaux. Elle avait appris d’autres choses encore avec lui, comment on porte un corps à l’état d’incandescence, à l’extrême pointe du plaisir avant qu’il ne devienne souffrance et elle se souvint de cela à cet instant. Elle retrouva son calme. S’asseoir, ne pas bouger, respirer lentement, économiser les gestes, puis elle se dit qu’elle était idiote. Ce bout de pain ne valait pas des crampes d’estomac !
Le lendemain, elle consentit à montrer ses miches, elle avait une dalle comme jamais. Ils étaient quatre à tourner comme des fauves autour de la cage, sauf qu’ils étaient à l’extérieur. La suspicion de contamination jouait en sa faveur mais le sable s’écoulait dans la sphère du bas et elle n’en avait plus pour bien longtemps. Elle comprit à quoi elle était destinée, elle serait la catin de qui voudrait d’elle, en attendant qu’un acheteur se présente. Elle était plutôt bien balancée, elle le savait, l’homme des arts martiaux le lui avait fait comprendre lorsque, assis les jambes croisées, il l’asseyait sur son giron, la saisissait par les hanches et l’empêchait de bouger pendant un temps interminable. Elle ôta l’espèce de vêtement informe qui lui servait de pantalon tandis que les types se mirent à siffler puis elle tendit le bras en exigeant le bout de pain que l’homme de la veille, narquois, continuait de lui disputer. Un autre perdit patience et le prit par le collet : « Donne lui ça, fais pas chier ! » L’homme s’exécuta et battit en retraite en brandissant un doigt menaçant : « Toi, tu perds rien pour attendre ». Le lendemain, le jeu se corsa, la pitance était plus substantielle, monnaie d’échange de quelques gestes lascifs tandis que les types se branlaient. Elle détourna les yeux, elle s’en foutait, le monde avait changé depuis que tout s’était effondré, mais elle ne dormirait pas l’estomac vide.
Deux jours avaient passé et, dans la nuit suivante, elle fut réveillée par un cliquetis métallique. Quelqu’un était en train d’ouvrir le cadenas qui verrouillait la grille. Elle était pelotonnée dans un recoin, de dos, mais elle s’abstint de tout mouvement. Guetter en faisant le mort. L’un des types était en train d’entrer dans la cage, de défaire la chaîne sans bruit et d’actionner la porte. Dans quel but ? S’en prendre à elle ? Pourquoi tant de précautions ? Pensait-il sérieusement qu’elle ne se mettrait pas à hurler pour alerter tout l’entrepôt ? Mais cette intrusion était peut-être sa chance, elle avait appris à se battre avec l’homme qui pratiquait les arts martiaux, elle l’avait vu tenir en respect une demi-douzaine d’agresseurs, quoiqu’il ait eu une fois de trop le tort de se croire invincible. Face à ce visiteur nocturne, elle avait une chance. Un contre un, l’agilité, la précision et la rapidité compenseraient la différence de poids. Ces quelques jours de captivité l’avaient affaiblie et elle n’aurait pas une seconde chance, elle devait mettre le visiteur hors d’état de nuire au premier coup. Elle attendit, estimant l’endroit de sa personne où il poserait la main en premier. L’épaule ! Elle saisirait la main, la plierait vers l’intérieur et le ferait basculer par-dessus elle en lui assénant un coup sur le larynx. Elle bénéficierait de l’effet de surprise, il la croyait endormie. Elle attendit, se tenant prête. Les secondes se firent supplice chinois. « Surtout, ne fais pas de bruit ! » Elle retint sa respiration. Oui, elle avait bien entendu, il venait de lui dire de ne pas faire de bruit. L’inquiétude grandit. Les choses ne se déroulaient pas comme elle le pensait. La voix résonnait à un mètre cinquante d’elle, sifflée entre les dents, l’homme lui aussi avait gardé une distance de prudence. « Lève-toi, et surtout ne fais pas de bruit ! », réitéra son visiteur. Lentement, elle se retourna et vit apparaître, découpée dans l’obscurité de la cage, une silhouette accroupie, presque chétive. Elle se redressa un peu plus, sans que celle-ci ne remuât le moindre cil. « Suis-moi et, surtout, ne fais pas de bruit ! » La silhouette se redressa, un mètre soixante-dix au maximum, flanquée d’une gibecière qui pendait du côté gauche. Un sac ou une autre gibecière dans la main droite. Elle hésitait encore, absolument interdite quant à la tournure des événements. Puis elle se souvint du sort qui lui était réservé si elle ne se levait pas et, sans bruit, suivit l’inconnu.
Ils avaient parcouru plus d’un kilomètre le long d’un itinéraire labyrinthique. Ils étaient sortis de l’entrepôt par une sorte de trappe qu’il fallait manipuler avec précautions et à travers laquelle elle dut se contorsionner. Elle en avait vu d’autres. Une fois dehors, ils parcoururent encore une longue distance, recroquevillés et rasant les murs, rampant par terre sur les terre-pleins où leurs silhouettes auraient pu les trahir. L’homme semblait connaître les lieux comme sa poche, très certainement avait-il habité ici, avant. Lorsqu’enfin il les estima en sécurité, il se laissa choir contre un mur et reprit son souffle. Elle s’assit à ses côtés, il n’y avait plus de raison de se méfier de lui, ni même d’observer la distanciation sociale. Il était nécessaire qu’ils eussent une explication mais elle ne savait pas comment engager celle-ci, elle n’était pas trop douée pour ces choses-là, d’autant plus depuis les événements. Elle passa la main dans la gibecière, machinalement, c’était la sienne, il la lui avait restituée, peut-être voulait-elle faire l’inventaire de ce qu’il y manquait.
« Je m’appelle William, dit-il. Mais en dehors du Conservatoire tout le monde m’appelle Will.
— Tu as été au Conservatoire ? », demanda-t-elle, comme si ce fait était la seule énigme.
Elle tourna la tête dans sa direction et scruta son profil découpé au clair de lune.
« Tu peux m’expliquer ? finit-elle par demander.
— Je suis doué pour le piano, enfin, je l’ai été, mais pour le reste… Alors, quand je t’ai vue arriver, prisonnière mais la tête haute, je me suis dit que tu étais une chance. Une femme qui n’avait pas peur de se déplacer seule…
— Je me suis fait attraper bêtement… et je te dois une vie !
— Il faut qu’on bouge, on n’est pas assez loin du QG.
— Au fait, je m’appelle Elsa. »
Que faisait Will avec tous ces types qui, manifestement, n’avaient pas fréquenté le Conservatoire ? Les choses ici s’étaient organisées comme ailleurs, comme elles avaient pu. Le local a souverainement repris le dessus sur le global. Les survivants ont tenté de mettre en place des structures d’approvisionnement ou d’entraide. La sociologie de bazar et la philosophie sur les fragilités du monde ne servaient plus à rien, celui qui savait faire pousser des légumes ou réparer les vieux vélos s’en tirait mieux que celui qui passait sa vie à rédiger des études et des contributions. Mais la nature humaine n’avait pas changé pour autant, comme disait l’homme qui pratiquait les arts martiaux. Homo hominem lupus ! C’était sa citation favorite. Hobbes contre Rousseau. Et tous ces cons qui bêlaient les mantras du monde solidaire Disneyland ! Il fallait protéger les structures d’entraide des rapines et incursions de la part d’autres quartiers. Il y eut des milices puis des gangs, peut-être les deux en même temps. On ne sait jamais dans ces cas-là qui commence. C’est le paradoxe de la poule et de l’œuf. Inutile de dire que le Conservatoire s’est très vite mis à ressembler à une maison des ombres. Les violonistes emportaient précieusement leurs violons, mais les pianistes…
« Où comptais-tu aller avant d’être capturée ?
— Vers l’ouest.
— Pourquoi l’ouest ?
— Il se dit que… »
Il se disait que les contrées à l’ouest avaient été moins atteintes, elle avait croisé bien des gens qui le prétendaient, et par ailleurs ce qu’il restait de télécommunications et de réseaux sociaux l’attestaient. A l’ouest, les gens s’étaient organisés et survivaient. Ici… Puis vinrent des questions plus douloureuses. Pourquoi ne pas être restée ? N’avait-elle plus de famille ? Will se garda de les poser avec autant de tranchant. Mais il était normal qu’il veuille savoir. Qu’il sache, pour l’homme qui pratiquait les arts martiaux. Et, elle aussi, voulut savoir comment il s’était retrouvé embarqué dans cette bande et, comme elle pouvait s’y attendre, elle s’entendit répondre que c’était une longue histoire.
« J’ai compris ce qu’ils voulaient faire de toi. Quand j’ai appris les circonstances de ta capture, je me suis dit que tu savais évoluer dans les milieux hostiles, ce qui n’est pas mon cas. En revanche, tu avais besoin de moi pour sortir de ce guêpier. Voilà, donnant-donnant ! Il n’y a pas de philanthropie !
— Ça ne te va pas de jouer les durs. »
Ils se regardèrent et, pour la première fois depuis longtemps, elle eut l’occasion de rire.
Roland Goeller
Elsa tomba dans le piège à la fin du jour. Un nœud coulant dissimulé par des débris végétaux, un mécanisme bien rôdé et, pour y guider la proie, quelque chose comme un semblant d’itinéraire dont elle se serait méfiée en plein jour. Un pas de trop et hop, le fouet du filin et la voilà suspendue par un pied, la tête en bas à trois mètres au-dessus du sol, à gesticuler inutilement comme un lièvre dans un collet ! Puis, très vite, retrouver son calme, évaluer la situation. Pas âme qui vive depuis que le piège s’est déclenché. Ceux qui contrôlaient ce territoire en avaient certainement posé d’autres un peu partout dans sa périphérie, et ils venaient les relever à intervalles réguliers, deux fois par jour, ou, pire, tous les deux jours. Combien de temps avait-elle avant qu’ils ne débarquent ? Peut-être une sentinelle était-elle déjà en train de faire un signalement. Le garrot la serrait à la cheville. Avec moult précautions, elle se plia en deux, fit glisser les bras le long de la jambe prise et estima la solidité de la boucle. C’était un cuir épais. Pas des amateurs ! Inutile d’espérer le sectionner avec son couteau, elle en aurait pour des heures et impossible dans cette position. Elle se laissa retomber et poussa une plainte de rage. Il ne manquait plus que cela ! L’angoisse la saisit. Libre de ses mouvements, elle était toujours parvenue à se tirer d’affaires. Mais là ! Elle tenta de contrôler sa respiration et de faire silence en elle. Résilience désormais, le roseau résiste mieux que le chêne, surtout la tête en bas. La nuit tombait, l’obscurité gagnait, elle avait marché tout le jour en apercevant de temps à autre des petits groupes dont elle se méfiait comme de la peste. Vers le soir, elle s’était enfoncée dans un lacis de ruelles où elle avait espéré trouver une planque. A présent, elle ne distinguait plus grand-chose en dehors des rats dont les horribles silhouettes, telles des ombres chinoises, s’étaient mises à courir sur les détritus qui jonchaient les bas-côtés.
Combien de temps s’était-il écoulé ? Un faisceau de lampe la frappa en plein visage, à l’éblouir. Elle n’avait entendu personne s’approcher, peut-être était-elle tombée dans une semi-inconscience. Aussitôt, elle fit jaillir son couteau à cran d’arrêt et le brandit face au danger. La gesticulation serrait davantage le nœud coulant autour de la cheville. Elle perçut plusieurs paires de galoches qui semblaient prendre position en cercle autour d’elle. Ils vont me délivrer, se dit-elle, mais il y eut quelques ricanements. « Allez, on l’embarque », finit par dire quelqu’un. Des cordes s’enroulèrent autour d’elle sans que jamais les mains ne s’approchassent. Les visiteurs respectaient scrupuleusement les consignes. Lorsqu’elle ressembla enfin à un toron de cordages, elle fut décrochée. Les visiteurs prirent soin que sa tête ne soit pas blessée, elle en déduisit qu’elle avait à leurs yeux une valeur marchande, au moins une valeur d’usage. Elle ne serait pas dépouillée et abandonnée, agonisante, comme elle avait vu faire à plusieurs reprises, cachée sans avoir la possibilité d’intervenir. Remise sur pieds, elle fut traînée à travers des ruelles sans que jamais elle ne réussisse à distinguer ses ravisseurs, les mains ligotées, une corde tenue devant elle, une autre à l’arrière, afin de préserver les distances. La cheville la faisait souffrir mais pendant quatorze jours, personne n’oserait s’approcher d’elle !
Ses ravisseurs avaient installé leur quartier général dans un entrepôt dont l’accès était barricadé et surveillé. Un gardien armé se tenait dans une guérite, l’œil mauvais, à chiquer elle ne savait pas quoi. A l’intérieur, la petite escouade croisa des individus isolés qui n’avaient pas meilleure façon. Combien en dénombra-t-elle ? Une bonne vingtaine, à la louche ! Mais il y en avait certainement beaucoup d’autres. Tenir un territoire suppose une organisation et des petits soldats hargneux encadrés par une hiérarchie. L’obéissance est le maître-mot et ceux qui font le plus de zèle avaient fait leurs armes, naguère, dans les rangs de la désobéissance civile, quand la société donnait la tétée à un tas d’individus qui n’avaient d’autre projet que de la déconstruire. Elsa ne nota aucune présence féminine mais elle n’imaginait pas un instant qu’il n’y ait pas de femmes parmi eux. Celles-ci auront été confinées dans des tâches domestiques et, pour celles qui ne bénéficiaient pas de la protection d’un caïd, corvéables à merci, avec des attentions particulières pour les anciennes féministes repérées comme telles. Elsa fut enfermée dans une cage métallique, un cube de deux mètres d’arête, aménagée dans une annexe parmi d’autres cages métalliques, isolées les unes des autres conformément aux prescriptions de distanciation sociale, comme ils disaient, à l’époque, dans leur sabir de philistins. Sévèrement cadenassée, la cage était équipée d’une couverture et d’un seau d’aisance. Les autres cages étaient vides, mais leur nombre supposait une activité à fort turn-over et des ambitions de la part de ses ravisseurs, peut-être même du trafic. L’un d’eux glissa un pot d’eau à travers la grille, non sans avoir éloigné Elsa au fond de la cage à l’aide d’une perche. C’est tout ce qu’on lui octroya. Pas une parole ne fut échangée. Quelques-uns firent cercle autour de la cage, à bonne distance. Ils restèrent ainsi, les mains dans les poches et le déhanché arrogant, le temps d’estimer ce qui pourrait être tiré d’elle.
Elle n’eut rien à manger pendant trois jours. La faim, elle connaissait, depuis le temps. Dehors, elle savait se débrouiller, elle avait appris à trouver de la nourriture, souvent en la chourant. Depuis les événements, les questions de propriété étaient envisagées d’une autre façon. Les choses appartenaient à ceux qui savaient s’en emparer et en défendre l’accès. Mais ici, confinée derrière ces barreaux, elle était à la merci de ceux qui la retenaient, tenue de négocier, une forme de commerce. Tu me donnes quelque chose, je te donne quelque chose. Qu’avait-elle à donner ? « Tu veux manger ? » Les points fermés sur les montants, elle opposa un visage fermé qui parlait pour elle. « Tu veux bouffer, hein ? Tu veux bouffer ? » Le type lui baladait sous les yeux un morceau de pain, assez près de la cage. Elle avait la dalle. Elle calcula son coup et lança sa main gauche, l’habile, comme un caméléon sa langue, mais elle manqua la cible de peu. Le type était habile lui aussi. Il la narguait en se tapant sur les cuisses. Un autre type vint se joindre à lui et elle comprit que c’était l’heure de leur petit jeu sadique. Elle en accepta le principe. Ils lui baladaient le bout de pain sous le nez, assez près pour qu’elle puisse s’en emparer, et ensuite c’était le plus véloce qui l’emportait. Après quoi ils se lasseraient et lui abandonneraient le bout de pain. Le type recommença, une fois, deux fois, dix fois, il guettait l’instant où elle lancerait son bras, il la défiait. Puis, soudain, il cessa et lui dit : « Tu le veux ce bout de pain, hein ? Tu le veux ? Eh bien, il faut le mériter, ma jolie. Alors la grande fille va bien gentiment nous montrer ses miches et elle aura son bout de pain. Les miches, ma grande, les miches ! » Elsa tomba en arrêt, en un fauve prêt à charger, et ils se dévisagèrent quelques secondes au bout desquelles elle lui cracha dessus. Le type se prit ça dans la gueule, s’essuya et se tourna vers l’autre, goguenard. « Houlà. La vilaine fille, elle veut pas montrer ses miches. Eh bien, pour bouffer, elle ira se brosser. » Ils ricanaient et disparurent en la laissant avec sa rage. Pendant dix secondes elle fut prise d’un accès de furie à énucléer le premier connard qui passerait à portée de mains, mais elle se ressaisit. Elle devait se ressaisir et économiser ses forces. Elle se mit à respirer comme elle avait appris quand elle avait vécu avec l’homme qui pratiquait les arts martiaux. Elle avait appris d’autres choses encore avec lui, comment on porte un corps à l’état d’incandescence, à l’extrême pointe du plaisir avant qu’il ne devienne souffrance et elle se souvint de cela à cet instant. Elle retrouva son calme. S’asseoir, ne pas bouger, respirer lentement, économiser les gestes, puis elle se dit qu’elle était idiote. Ce bout de pain ne valait pas des crampes d’estomac !
Le lendemain, elle consentit à montrer ses miches, elle avait une dalle comme jamais. Ils étaient quatre à tourner comme des fauves autour de la cage, sauf qu’ils étaient à l’extérieur. La suspicion de contamination jouait en sa faveur mais le sable s’écoulait dans la sphère du bas et elle n’en avait plus pour bien longtemps. Elle comprit à quoi elle était destinée, elle serait la catin de qui voudrait d’elle, en attendant qu’un acheteur se présente. Elle était plutôt bien balancée, elle le savait, l’homme des arts martiaux le lui avait fait comprendre lorsque, assis les jambes croisées, il l’asseyait sur son giron, la saisissait par les hanches et l’empêchait de bouger pendant un temps interminable. Elle ôta l’espèce de vêtement informe qui lui servait de pantalon tandis que les types se mirent à siffler puis elle tendit le bras en exigeant le bout de pain que l’homme de la veille, narquois, continuait de lui disputer. Un autre perdit patience et le prit par le collet : « Donne lui ça, fais pas chier ! » L’homme s’exécuta et battit en retraite en brandissant un doigt menaçant : « Toi, tu perds rien pour attendre ». Le lendemain, le jeu se corsa, la pitance était plus substantielle, monnaie d’échange de quelques gestes lascifs tandis que les types se branlaient. Elle détourna les yeux, elle s’en foutait, le monde avait changé depuis que tout s’était effondré, mais elle ne dormirait pas l’estomac vide.
Deux jours avaient passé et, dans la nuit suivante, elle fut réveillée par un cliquetis métallique. Quelqu’un était en train d’ouvrir le cadenas qui verrouillait la grille. Elle était pelotonnée dans un recoin, de dos, mais elle s’abstint de tout mouvement. Guetter en faisant le mort. L’un des types était en train d’entrer dans la cage, de défaire la chaîne sans bruit et d’actionner la porte. Dans quel but ? S’en prendre à elle ? Pourquoi tant de précautions ? Pensait-il sérieusement qu’elle ne se mettrait pas à hurler pour alerter tout l’entrepôt ? Mais cette intrusion était peut-être sa chance, elle avait appris à se battre avec l’homme qui pratiquait les arts martiaux, elle l’avait vu tenir en respect une demi-douzaine d’agresseurs, quoiqu’il ait eu une fois de trop le tort de se croire invincible. Face à ce visiteur nocturne, elle avait une chance. Un contre un, l’agilité, la précision et la rapidité compenseraient la différence de poids. Ces quelques jours de captivité l’avaient affaiblie et elle n’aurait pas une seconde chance, elle devait mettre le visiteur hors d’état de nuire au premier coup. Elle attendit, estimant l’endroit de sa personne où il poserait la main en premier. L’épaule ! Elle saisirait la main, la plierait vers l’intérieur et le ferait basculer par-dessus elle en lui assénant un coup sur le larynx. Elle bénéficierait de l’effet de surprise, il la croyait endormie. Elle attendit, se tenant prête. Les secondes se firent supplice chinois. « Surtout, ne fais pas de bruit ! » Elle retint sa respiration. Oui, elle avait bien entendu, il venait de lui dire de ne pas faire de bruit. L’inquiétude grandit. Les choses ne se déroulaient pas comme elle le pensait. La voix résonnait à un mètre cinquante d’elle, sifflée entre les dents, l’homme lui aussi avait gardé une distance de prudence. « Lève-toi, et surtout ne fais pas de bruit ! », réitéra son visiteur. Lentement, elle se retourna et vit apparaître, découpée dans l’obscurité de la cage, une silhouette accroupie, presque chétive. Elle se redressa un peu plus, sans que celle-ci ne remuât le moindre cil. « Suis-moi et, surtout, ne fais pas de bruit ! » La silhouette se redressa, un mètre soixante-dix au maximum, flanquée d’une gibecière qui pendait du côté gauche. Un sac ou une autre gibecière dans la main droite. Elle hésitait encore, absolument interdite quant à la tournure des événements. Puis elle se souvint du sort qui lui était réservé si elle ne se levait pas et, sans bruit, suivit l’inconnu.
Ils avaient parcouru plus d’un kilomètre le long d’un itinéraire labyrinthique. Ils étaient sortis de l’entrepôt par une sorte de trappe qu’il fallait manipuler avec précautions et à travers laquelle elle dut se contorsionner. Elle en avait vu d’autres. Une fois dehors, ils parcoururent encore une longue distance, recroquevillés et rasant les murs, rampant par terre sur les terre-pleins où leurs silhouettes auraient pu les trahir. L’homme semblait connaître les lieux comme sa poche, très certainement avait-il habité ici, avant. Lorsqu’enfin il les estima en sécurité, il se laissa choir contre un mur et reprit son souffle. Elle s’assit à ses côtés, il n’y avait plus de raison de se méfier de lui, ni même d’observer la distanciation sociale. Il était nécessaire qu’ils eussent une explication mais elle ne savait pas comment engager celle-ci, elle n’était pas trop douée pour ces choses-là, d’autant plus depuis les événements. Elle passa la main dans la gibecière, machinalement, c’était la sienne, il la lui avait restituée, peut-être voulait-elle faire l’inventaire de ce qu’il y manquait.
« Je m’appelle William, dit-il. Mais en dehors du Conservatoire tout le monde m’appelle Will.
— Tu as été au Conservatoire ? », demanda-t-elle, comme si ce fait était la seule énigme.
Elle tourna la tête dans sa direction et scruta son profil découpé au clair de lune.
« Tu peux m’expliquer ? finit-elle par demander.
— Je suis doué pour le piano, enfin, je l’ai été, mais pour le reste… Alors, quand je t’ai vue arriver, prisonnière mais la tête haute, je me suis dit que tu étais une chance. Une femme qui n’avait pas peur de se déplacer seule…
— Je me suis fait attraper bêtement… et je te dois une vie !
— Il faut qu’on bouge, on n’est pas assez loin du QG.
— Au fait, je m’appelle Elsa. »
Que faisait Will avec tous ces types qui, manifestement, n’avaient pas fréquenté le Conservatoire ? Les choses ici s’étaient organisées comme ailleurs, comme elles avaient pu. Le local a souverainement repris le dessus sur le global. Les survivants ont tenté de mettre en place des structures d’approvisionnement ou d’entraide. La sociologie de bazar et la philosophie sur les fragilités du monde ne servaient plus à rien, celui qui savait faire pousser des légumes ou réparer les vieux vélos s’en tirait mieux que celui qui passait sa vie à rédiger des études et des contributions. Mais la nature humaine n’avait pas changé pour autant, comme disait l’homme qui pratiquait les arts martiaux. Homo hominem lupus ! C’était sa citation favorite. Hobbes contre Rousseau. Et tous ces cons qui bêlaient les mantras du monde solidaire Disneyland ! Il fallait protéger les structures d’entraide des rapines et incursions de la part d’autres quartiers. Il y eut des milices puis des gangs, peut-être les deux en même temps. On ne sait jamais dans ces cas-là qui commence. C’est le paradoxe de la poule et de l’œuf. Inutile de dire que le Conservatoire s’est très vite mis à ressembler à une maison des ombres. Les violonistes emportaient précieusement leurs violons, mais les pianistes…
« Où comptais-tu aller avant d’être capturée ?
— Vers l’ouest.
— Pourquoi l’ouest ?
— Il se dit que… »
Il se disait que les contrées à l’ouest avaient été moins atteintes, elle avait croisé bien des gens qui le prétendaient, et par ailleurs ce qu’il restait de télécommunications et de réseaux sociaux l’attestaient. A l’ouest, les gens s’étaient organisés et survivaient. Ici… Puis vinrent des questions plus douloureuses. Pourquoi ne pas être restée ? N’avait-elle plus de famille ? Will se garda de les poser avec autant de tranchant. Mais il était normal qu’il veuille savoir. Qu’il sache, pour l’homme qui pratiquait les arts martiaux. Et, elle aussi, voulut savoir comment il s’était retrouvé embarqué dans cette bande et, comme elle pouvait s’y attendre, elle s’entendit répondre que c’était une longue histoire.
« J’ai compris ce qu’ils voulaient faire de toi. Quand j’ai appris les circonstances de ta capture, je me suis dit que tu savais évoluer dans les milieux hostiles, ce qui n’est pas mon cas. En revanche, tu avais besoin de moi pour sortir de ce guêpier. Voilà, donnant-donnant ! Il n’y a pas de philanthropie !
— Ça ne te va pas de jouer les durs. »
Ils se regardèrent et, pour la première fois depuis longtemps, elle eut l’occasion de rire.