Fuite en avant
Jean-Jacques Jouannais
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. » Ces mots, assénés récemment par une sommité médicale, repris par nombre de dirigeants politiques, résonnaient étrangement dans la tête d’Alexandre Gervois quand il referma délicatement la porte capitonnée derrière lui.
Après qu’il eut prononcé la phrase rituelle : « Comment va notre petite malade aujourd’hui ? » son regard embrassa la pièce dépourvue de fenêtres où trônaient une large baignoire, un purificateur d’eau, un stérilisateur, des bouteilles d’oxygène ainsi qu’un téléviseur géant et une desserte encombrée d’ouvrages médicaux et d’œuvres de fiction.
Au centre, un lit spacieux recouvert d’une moustiquaire où elle gisait, à demi-nue, absorbée dans la lecture d’une revue de mode.
« Bouderais-tu, ou est-ce l’effet de mon imagination ? »
À ces mots, elle s’étira à la manière d’une chatte. Tandis qu’il s’approchait du voile transparent séparant leurs deux mondes, il sentit le sang affluer à ses tempes. Elle le regarda crânement.
- Déjà là ! Je ne t’attendais pas avant midi. Aurais-tu quelque remords ? En viendras-tu à ôter cette espèce de masque ridicule qui te dissimulera bientôt les yeux, au point que je ne pourrai plus te reconnaître ?
- Il le faut, et tu le sais bien.
- Cesse donc de me traiter comme une enfant. Suis-je donc si malade que tu doives te protéger des pieds à la tête ?
- Sonia, je suis simplement venu te dire que je dois partir pour l’étranger. Une réunion capitale, pour moi et mes condisciples. Je ne puis t’en dire davantage pour le moment, sinon que nous en attendons beaucoup. Je sais, c’est notre première séparation, mais je ne serai absent que deux jours, peut-être moins. La femme d’entretien s’occupera de toi. Je t’en conjure, ne lui créé pas de complications inutiles.
- Alexandre, je voudrais tant t’embrasser ! Sentir tes lèvres sur les miennes. Mais je sais que tu me refuseras ce baiser d’adieu.
À ces mots, une immense tristesse l’envahit. Il n’était pas responsable. Pas plus responsable que les autres. À la rigueur, elle pourrait lui reprocher cette mise en scène quand elle comprendrait qu’il n’agissait que par amour et pour leur bien. Sans doute avait-elle déjà compris.
« C’est tout ? »
Il s’approcha et la prit dans ses bras à travers le voile, releva le bas de sa blouse, éprouva, comme les autres fois, une sorte de dégoût au contact du latex recouvrant son pénis, tandis que ses mains à elles cherchaient son corps, que ses doigts s’imprimaient dans ses chairs.
L’image du noyé tentant de s’agripper à un objet dérivant au large lui vint à l’esprit, et il la serra encore plus fort.
*
Dehors, le soleil embrasait la chaussée, faisant fondre l’asphalte et asséchant les maigres pelouses entourant les pavillons, autour desquels rôdaient des nuées de moustiques gris et verts.
Le ciel était strié de nuages noirs de pollution empestant l’atmosphère de plus en plus irrespirable et il songea, horrifié, à la pestilence des réseaux souterrains où s’entassaient les immondices depuis la grève surprise des nettoyeurs de la ville, rongeant un peu plus la peau des malheureux qui y avaient élu domicile. Comment l’Humanité en était-elle arrivée là ? Qu’avaient-ils fait pour mériter une telle punition, sinon tout simplement exister ?
Un car à moitié vide s’arrêta devant lui mais la vue des visages nécrosés contemplant son pavillon le fit reculer et il préféra héler un taxi.
Lorsque les portes automatiques de l’aérogare s’ouvrirent sur son passage, il enfila des gants et prit soin de se couvrir le visage d’un masque presque intégral, sans illusion sur son efficacité.
Nombre de voyageurs n’ayant pu s’en procurer se protégeaient avec des foulards, des voiles, des mouchoirs, voire de serviettes imbibées d’eau, quand ils n’étaient pas enturbannés à la mode hindoue.
« Des placebos, songea Alexandre, ou peut-être, notamment chez les femmes un vieux fonds de coquetterie. Nous n’aimons pas l’image que nous renvoient les miroirs et les regards de nos proches. »
Au fur et à mesure que se présentaient les passagers au comptoir d’enregistrement des bagages, l’un des plus célèbres allergologues du pays s’employa à diagnostiquer les maux dont ils étaient – ou paraissaient – affligés : eczéma, acné purulente, érythème noueux, urticaire chronique, verrues, mycoses, ulcérations, oedèmes divers, pustules, chancres, pelade, et même une modification surprenante de la pigmentation. Echec visible, palpable, d’une discipline confrontée à un écosystème dévasté dont il était une victime parmi d’autres.
*
Prévue dans un amphithéâtre désaffecté de la banlieue londonienne, la réunion rassemblait, outre les spécialistes des disciplines à la pointe du combat - virologues, infectiologues, allergologues, épidémiologistes, immunologistes et pneumologues -, des représentants de toutes les autres branches de la médecine, aucune partie du corps n’étant épargnée par le mal invisible qui s’était abattu, sans crier gare, sur le genre humain. Tous ceux qui étaient confrontés à cette crise sans précédent avaient, au fil des mois, acquis la conviction que rien ne serait plus comme avant ; que la planète, en inventant de nouvelles plaies, s’était vengée de la légèreté des hommes.
Cependant, l’espoir renaissait : un traitement récemment découvert avait été expérimenté avec succès sur un échantillon représentatif d’individus aux tissus fortement endommagés, et des signes d’amélioration étaient rapidement apparus chez les malades les plus atteints.
Le risque d’une immense déception étant patent, la communauté scientifique devait auparavant entendre ses chercheurs les plus éminents, s’assurer de la pertinence de diagnostics effectués en divers endroits ainsi que dans des conditions sensiblement différentes. Après, en fonction des conclusions auxquelles les spécialistes parviendraient, un protocole suivrait : fixation d’échéances, des conditions de mise en œuvre d’une fabrication massive du remède, modalités de sa distribution et de sa commercialisation sous l’égide des pouvoirs publics représentés, dans cette enceinte, par des ministres de la santé des cinq continents.
Alexandre était confiant mais ses pensées étaient ailleurs et, profitant d’une pause, il gagna le couloir menant aux toilettes. Bravant les consignes de sécurité, il sortit en catimini au-dehors et appela de son second portable, le premier ayant dû être laissé à la réception.
À la maison, tout allait bien, l’assura un confrère généraliste de passage chez lui. Elle s’était alimentée normalement et n’avait pas exprimé, comme aux premiers jours, l’envie de quitter la chambre. L’allergologue n’était pas rassuré pour autant : le comportement de sa protégée n’était plus le même depuis le début de leur liaison. Après s’être montrée rétive à sa claustration, elle avait affecté de prendre les choses avec philosophie. Alexandre, en analyste averti, voyait dans ce changement d’attitude les prémices d’une dépression ou, plus grave encore, d’un choc émotionnel dû à une altération du système limbique. Il était convaincu que Sonia, sa chère Sonia, mentait pour cacher son impatience et sa détresse. Il n’aurait jamais dû la quitter.
À la reprise des travaux, les bonnes nouvelles s’enchaînèrent. Les tests, effectués à différents stades de la maladie, s’étaient révélés positifs. Tous les patients affichaient des signes spectaculaires de guérison, s’accompagnant d’une cicatrisation rapide des plaies. Une forme d’exaltation avait saisi l’ensemble des participants et la joie venait, pour la première fois, éclairer d’un bonheur retrouvé des visages trop longtemps martyrisés par le mal.
Après le temps des conclusions, celui de l’action était venu, et une cascade de résolutions s’ensuivit, tandis qu’un communiqué annonçant au monde entier la fin prochaine du cauchemar était rédigé à l’intention des médias par l’un des secrétaires de séance.
À cet instant, Alexandre Gervois était le plus heureux des hommes. Une fois la pandémie jugulée une nouvelle ère s’ouvrirait, sonnant la fin de sa liaison clandestine, et il pourrait envisager sereinement l’avenir avec celle qui, au fil des mois, était devenue pour lui bien plus qu’une patiente.
Un appel l’arracha soudain à sa contemplation de la salle où les nouveaux héros, le groupe de chercheurs ayant mis au point le remède miracle, faisaient l’objet d’ovations et de congratulations.
« Monsieur Alexandre Gervois est demandé de toute urgence au standard.
Un mauvais pressentiment l’envahit tandis qu’il gagnait la réception.
Ici, les communications ne passaient pas et il s’installa dans la cabine que lui avait réservée l’opératrice, vaporisa de l’alcool un peu partout, fit défiler sur l’écran le message initial avant de rappeler chez lui.
Le buste de la femme d’entretien apparut aussitôt. Visage abrupt, ton rogue, n’annonçant rien de bon.
- Votre malade est partie, Monsieur.
- Comment ça, elle est partie ! Ce n’est pas possible ! Je vous avais dit de veiller sur elle !
- Au moment où je déposais le plateau-repas, elle s’est emparée du couteau, a déchiré la toile, ouvert la porte du laboratoire en grand après m’avoir bousculée, et s’est échappée. De toute façon, il était trop tard pour la retenir.
Il se mit à transpirer abondamment. Une éruption de boutons en perspective, au niveau du cou et de la mâchoire s’il n’y mettait pas un terme. Il s’essuya vigoureusement avec une lingette désinfectante.
- Il faut la retrouver, entendez-vous ! Il faut absolument la retrouver ! Appelez la police et les secours, faites quelque chose, on ne peut pas la laisser dehors !
Tout à coup, le visage de la femme emplit l’écran, et il recula instinctivement.
- Les forces d’intervention ? Mais à quel titre, monsieur ? Que leur dirais-je ? Que vous la séquestrez depuis des mois et des mois pour vos prétendues expériences médicales ?
Réalisant que seule la persuasion lui permettrait d’enfoncer un coin dans l’esprit de cette petite sotte, il réfréna son envie de la traiter de tous les noms et se fit soudain enjôleur.
- Expliquez-leur qu’elle constitue un danger, qu’elle n’est pas comme les autres et peut contaminer des gens, que sais-je, moi ? Elle n’est pas si difficile à reconnaître : c’est la seule femme de la ville, peut-être même du pays, à ne présenter aucun de nos symptômes… pour le moment.
Un rire moqueur lui répondit et il fit, sans illusion, une ultime tentative.
- Ecoutez-moi bien, Evelyne. Elle a subi un traitement spécial. Elle n’a plus aucune défense immunitaire. Dès qu’elle sort, elle attrape la première saleté venue. Tous les allergènes de la planète vont se ruer sur elle et n’en faire qu’une bouchée.
- Puisque vous évoquez cette question, je vous signale que mes lèvres sont couvertes de boutons purulents et que j’ai de plus en plus de difficultés à m’exprimer. Au revoir, docteur, ou maître, si vous préférez. Lorsque vous reviendrez de votre congrès, je ne serai plus là. Ma présence dans cette maison n’a plus de raison d’être.
Fou de rage, il hurla un « Ne raccrochez pas » qui resta sans réponse et sortit en trombe de la cabine. Il quitta les lieux et monta peu après à la chambre d’hôtel pour récupérer ses affaires.
*
C’est un homme accablé, victime, de surcroît, d’une poussée d’urticaire due à l’angoisse qui franchit le seuil du confortable pavillon de banlieue où il avait aménagé son cabinet, puis le sas conduisant à ses deux laboratoires.
La femme d’entretien s’était contentée de claquer la porte d’entrée, au mépris des normes élémentaires de sécurité. Ces jeunes diplômés contraints, faute de débouchés, d’accepter des emplois subalternes ne correspondant pas à leurs qualifications, étaient de plus en plus arrogants. Ils estimaient, sans doute à juste titre, que leurs aînés avaient trop vécu dans l’insouciance du lendemain, et que la génération suivante serait peut-être la dernière à en payer le prix.
Mais cela n’avait plus d’importance aux yeux d’Alexandre et lorsqu’il entra dans la chambre stérilisée, étrangement vide – comme après un deuil, se surprit-il à penser –, sa colère avait disparu.
Sur la table de chevet, il vit un mot griffonné à la hâte.
« Mon amour, je pars. Je ne puis rester cloîtrée éternellement. Ma place est parmi les vivants, parmi ceux qui souffrent, avec leur laideur, leurs tares, leurs imperfections, et j’ai choisi d’aller à leur rencontre, de respirer enfin l’air terrible du dehors, celui auquel tu t’exposes chaque jour. Je veux être comme ces pauvres créatures qui s’avancent masquées dans les lieux publics et dissimulent leur gêne sous des vêtements et circonstance. Je veux être comme toi. Ainsi, nous pourrons enfin nous retrouver. »
Il essuya une larme, se déshabilla entièrement et attendit.
Quelques instants après, l’hôpital central signalait, sur son répondeur, la découverte du corps couvert d’ulcérations d’une femme qui, d’après les premières constatations du légiste, présentait les symptômes d’une asphyxie des voies respiratoires.
On lui demandait de venir l’examiner.
Jean-Jacques Jouannais
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. » Ces mots, assénés récemment par une sommité médicale, repris par nombre de dirigeants politiques, résonnaient étrangement dans la tête d’Alexandre Gervois quand il referma délicatement la porte capitonnée derrière lui.
Après qu’il eut prononcé la phrase rituelle : « Comment va notre petite malade aujourd’hui ? » son regard embrassa la pièce dépourvue de fenêtres où trônaient une large baignoire, un purificateur d’eau, un stérilisateur, des bouteilles d’oxygène ainsi qu’un téléviseur géant et une desserte encombrée d’ouvrages médicaux et d’œuvres de fiction.
Au centre, un lit spacieux recouvert d’une moustiquaire où elle gisait, à demi-nue, absorbée dans la lecture d’une revue de mode.
« Bouderais-tu, ou est-ce l’effet de mon imagination ? »
À ces mots, elle s’étira à la manière d’une chatte. Tandis qu’il s’approchait du voile transparent séparant leurs deux mondes, il sentit le sang affluer à ses tempes. Elle le regarda crânement.
- Déjà là ! Je ne t’attendais pas avant midi. Aurais-tu quelque remords ? En viendras-tu à ôter cette espèce de masque ridicule qui te dissimulera bientôt les yeux, au point que je ne pourrai plus te reconnaître ?
- Il le faut, et tu le sais bien.
- Cesse donc de me traiter comme une enfant. Suis-je donc si malade que tu doives te protéger des pieds à la tête ?
- Sonia, je suis simplement venu te dire que je dois partir pour l’étranger. Une réunion capitale, pour moi et mes condisciples. Je ne puis t’en dire davantage pour le moment, sinon que nous en attendons beaucoup. Je sais, c’est notre première séparation, mais je ne serai absent que deux jours, peut-être moins. La femme d’entretien s’occupera de toi. Je t’en conjure, ne lui créé pas de complications inutiles.
- Alexandre, je voudrais tant t’embrasser ! Sentir tes lèvres sur les miennes. Mais je sais que tu me refuseras ce baiser d’adieu.
À ces mots, une immense tristesse l’envahit. Il n’était pas responsable. Pas plus responsable que les autres. À la rigueur, elle pourrait lui reprocher cette mise en scène quand elle comprendrait qu’il n’agissait que par amour et pour leur bien. Sans doute avait-elle déjà compris.
« C’est tout ? »
Il s’approcha et la prit dans ses bras à travers le voile, releva le bas de sa blouse, éprouva, comme les autres fois, une sorte de dégoût au contact du latex recouvrant son pénis, tandis que ses mains à elles cherchaient son corps, que ses doigts s’imprimaient dans ses chairs.
L’image du noyé tentant de s’agripper à un objet dérivant au large lui vint à l’esprit, et il la serra encore plus fort.
*
Dehors, le soleil embrasait la chaussée, faisant fondre l’asphalte et asséchant les maigres pelouses entourant les pavillons, autour desquels rôdaient des nuées de moustiques gris et verts.
Le ciel était strié de nuages noirs de pollution empestant l’atmosphère de plus en plus irrespirable et il songea, horrifié, à la pestilence des réseaux souterrains où s’entassaient les immondices depuis la grève surprise des nettoyeurs de la ville, rongeant un peu plus la peau des malheureux qui y avaient élu domicile. Comment l’Humanité en était-elle arrivée là ? Qu’avaient-ils fait pour mériter une telle punition, sinon tout simplement exister ?
Un car à moitié vide s’arrêta devant lui mais la vue des visages nécrosés contemplant son pavillon le fit reculer et il préféra héler un taxi.
Lorsque les portes automatiques de l’aérogare s’ouvrirent sur son passage, il enfila des gants et prit soin de se couvrir le visage d’un masque presque intégral, sans illusion sur son efficacité.
Nombre de voyageurs n’ayant pu s’en procurer se protégeaient avec des foulards, des voiles, des mouchoirs, voire de serviettes imbibées d’eau, quand ils n’étaient pas enturbannés à la mode hindoue.
« Des placebos, songea Alexandre, ou peut-être, notamment chez les femmes un vieux fonds de coquetterie. Nous n’aimons pas l’image que nous renvoient les miroirs et les regards de nos proches. »
Au fur et à mesure que se présentaient les passagers au comptoir d’enregistrement des bagages, l’un des plus célèbres allergologues du pays s’employa à diagnostiquer les maux dont ils étaient – ou paraissaient – affligés : eczéma, acné purulente, érythème noueux, urticaire chronique, verrues, mycoses, ulcérations, oedèmes divers, pustules, chancres, pelade, et même une modification surprenante de la pigmentation. Echec visible, palpable, d’une discipline confrontée à un écosystème dévasté dont il était une victime parmi d’autres.
*
Prévue dans un amphithéâtre désaffecté de la banlieue londonienne, la réunion rassemblait, outre les spécialistes des disciplines à la pointe du combat - virologues, infectiologues, allergologues, épidémiologistes, immunologistes et pneumologues -, des représentants de toutes les autres branches de la médecine, aucune partie du corps n’étant épargnée par le mal invisible qui s’était abattu, sans crier gare, sur le genre humain. Tous ceux qui étaient confrontés à cette crise sans précédent avaient, au fil des mois, acquis la conviction que rien ne serait plus comme avant ; que la planète, en inventant de nouvelles plaies, s’était vengée de la légèreté des hommes.
Cependant, l’espoir renaissait : un traitement récemment découvert avait été expérimenté avec succès sur un échantillon représentatif d’individus aux tissus fortement endommagés, et des signes d’amélioration étaient rapidement apparus chez les malades les plus atteints.
Le risque d’une immense déception étant patent, la communauté scientifique devait auparavant entendre ses chercheurs les plus éminents, s’assurer de la pertinence de diagnostics effectués en divers endroits ainsi que dans des conditions sensiblement différentes. Après, en fonction des conclusions auxquelles les spécialistes parviendraient, un protocole suivrait : fixation d’échéances, des conditions de mise en œuvre d’une fabrication massive du remède, modalités de sa distribution et de sa commercialisation sous l’égide des pouvoirs publics représentés, dans cette enceinte, par des ministres de la santé des cinq continents.
Alexandre était confiant mais ses pensées étaient ailleurs et, profitant d’une pause, il gagna le couloir menant aux toilettes. Bravant les consignes de sécurité, il sortit en catimini au-dehors et appela de son second portable, le premier ayant dû être laissé à la réception.
À la maison, tout allait bien, l’assura un confrère généraliste de passage chez lui. Elle s’était alimentée normalement et n’avait pas exprimé, comme aux premiers jours, l’envie de quitter la chambre. L’allergologue n’était pas rassuré pour autant : le comportement de sa protégée n’était plus le même depuis le début de leur liaison. Après s’être montrée rétive à sa claustration, elle avait affecté de prendre les choses avec philosophie. Alexandre, en analyste averti, voyait dans ce changement d’attitude les prémices d’une dépression ou, plus grave encore, d’un choc émotionnel dû à une altération du système limbique. Il était convaincu que Sonia, sa chère Sonia, mentait pour cacher son impatience et sa détresse. Il n’aurait jamais dû la quitter.
À la reprise des travaux, les bonnes nouvelles s’enchaînèrent. Les tests, effectués à différents stades de la maladie, s’étaient révélés positifs. Tous les patients affichaient des signes spectaculaires de guérison, s’accompagnant d’une cicatrisation rapide des plaies. Une forme d’exaltation avait saisi l’ensemble des participants et la joie venait, pour la première fois, éclairer d’un bonheur retrouvé des visages trop longtemps martyrisés par le mal.
Après le temps des conclusions, celui de l’action était venu, et une cascade de résolutions s’ensuivit, tandis qu’un communiqué annonçant au monde entier la fin prochaine du cauchemar était rédigé à l’intention des médias par l’un des secrétaires de séance.
À cet instant, Alexandre Gervois était le plus heureux des hommes. Une fois la pandémie jugulée une nouvelle ère s’ouvrirait, sonnant la fin de sa liaison clandestine, et il pourrait envisager sereinement l’avenir avec celle qui, au fil des mois, était devenue pour lui bien plus qu’une patiente.
Un appel l’arracha soudain à sa contemplation de la salle où les nouveaux héros, le groupe de chercheurs ayant mis au point le remède miracle, faisaient l’objet d’ovations et de congratulations.
« Monsieur Alexandre Gervois est demandé de toute urgence au standard.
Un mauvais pressentiment l’envahit tandis qu’il gagnait la réception.
Ici, les communications ne passaient pas et il s’installa dans la cabine que lui avait réservée l’opératrice, vaporisa de l’alcool un peu partout, fit défiler sur l’écran le message initial avant de rappeler chez lui.
Le buste de la femme d’entretien apparut aussitôt. Visage abrupt, ton rogue, n’annonçant rien de bon.
- Votre malade est partie, Monsieur.
- Comment ça, elle est partie ! Ce n’est pas possible ! Je vous avais dit de veiller sur elle !
- Au moment où je déposais le plateau-repas, elle s’est emparée du couteau, a déchiré la toile, ouvert la porte du laboratoire en grand après m’avoir bousculée, et s’est échappée. De toute façon, il était trop tard pour la retenir.
Il se mit à transpirer abondamment. Une éruption de boutons en perspective, au niveau du cou et de la mâchoire s’il n’y mettait pas un terme. Il s’essuya vigoureusement avec une lingette désinfectante.
- Il faut la retrouver, entendez-vous ! Il faut absolument la retrouver ! Appelez la police et les secours, faites quelque chose, on ne peut pas la laisser dehors !
Tout à coup, le visage de la femme emplit l’écran, et il recula instinctivement.
- Les forces d’intervention ? Mais à quel titre, monsieur ? Que leur dirais-je ? Que vous la séquestrez depuis des mois et des mois pour vos prétendues expériences médicales ?
Réalisant que seule la persuasion lui permettrait d’enfoncer un coin dans l’esprit de cette petite sotte, il réfréna son envie de la traiter de tous les noms et se fit soudain enjôleur.
- Expliquez-leur qu’elle constitue un danger, qu’elle n’est pas comme les autres et peut contaminer des gens, que sais-je, moi ? Elle n’est pas si difficile à reconnaître : c’est la seule femme de la ville, peut-être même du pays, à ne présenter aucun de nos symptômes… pour le moment.
Un rire moqueur lui répondit et il fit, sans illusion, une ultime tentative.
- Ecoutez-moi bien, Evelyne. Elle a subi un traitement spécial. Elle n’a plus aucune défense immunitaire. Dès qu’elle sort, elle attrape la première saleté venue. Tous les allergènes de la planète vont se ruer sur elle et n’en faire qu’une bouchée.
- Puisque vous évoquez cette question, je vous signale que mes lèvres sont couvertes de boutons purulents et que j’ai de plus en plus de difficultés à m’exprimer. Au revoir, docteur, ou maître, si vous préférez. Lorsque vous reviendrez de votre congrès, je ne serai plus là. Ma présence dans cette maison n’a plus de raison d’être.
Fou de rage, il hurla un « Ne raccrochez pas » qui resta sans réponse et sortit en trombe de la cabine. Il quitta les lieux et monta peu après à la chambre d’hôtel pour récupérer ses affaires.
*
C’est un homme accablé, victime, de surcroît, d’une poussée d’urticaire due à l’angoisse qui franchit le seuil du confortable pavillon de banlieue où il avait aménagé son cabinet, puis le sas conduisant à ses deux laboratoires.
La femme d’entretien s’était contentée de claquer la porte d’entrée, au mépris des normes élémentaires de sécurité. Ces jeunes diplômés contraints, faute de débouchés, d’accepter des emplois subalternes ne correspondant pas à leurs qualifications, étaient de plus en plus arrogants. Ils estimaient, sans doute à juste titre, que leurs aînés avaient trop vécu dans l’insouciance du lendemain, et que la génération suivante serait peut-être la dernière à en payer le prix.
Mais cela n’avait plus d’importance aux yeux d’Alexandre et lorsqu’il entra dans la chambre stérilisée, étrangement vide – comme après un deuil, se surprit-il à penser –, sa colère avait disparu.
Sur la table de chevet, il vit un mot griffonné à la hâte.
« Mon amour, je pars. Je ne puis rester cloîtrée éternellement. Ma place est parmi les vivants, parmi ceux qui souffrent, avec leur laideur, leurs tares, leurs imperfections, et j’ai choisi d’aller à leur rencontre, de respirer enfin l’air terrible du dehors, celui auquel tu t’exposes chaque jour. Je veux être comme ces pauvres créatures qui s’avancent masquées dans les lieux publics et dissimulent leur gêne sous des vêtements et circonstance. Je veux être comme toi. Ainsi, nous pourrons enfin nous retrouver. »
Il essuya une larme, se déshabilla entièrement et attendit.
Quelques instants après, l’hôpital central signalait, sur son répondeur, la découverte du corps couvert d’ulcérations d’une femme qui, d’après les premières constatations du légiste, présentait les symptômes d’une asphyxie des voies respiratoires.
On lui demandait de venir l’examiner.