Ma parole, y a des trésors là-d’dans !
Orane Chalvet-Parent
Voilà un temps hors du temps, un espace sans espace,
un temps suspendu, un espace réduit, étriqué comme peau de chagrin. On a pour paysage son seul champ de vision. On demeure là et on attend. L’existence, empoissonnée, est mise en bocal. Ensardinée dans des boîtes de béton. Empoisonnée par une espèce de chose minuscule ; une chose si puissante, redoutable, terrifiante, qu’elle met le monde entier à genoux.
Pour combien de temps ? Pour combien de temps encore ces vies compressées, confinées, contraintes ? Là, voyez, un clapier, avec pour horizon les immeubles d’à côté, les immeubles d’en face. Le chômage, les gosses à occuper, à calmer. Combien de temps on va tenir comme ça ? Comment se calmer quand ça crie alentours ? Le petit dernier hyper-agité, la télé, le mari et la femme hurlant après l’adolescent car il sort quand même, il s’en fout, il craque, il doit sortir, si vous êtes pas contents c’est pareil ! Et voilà, ce sont eux maintenant qui s’engueulent, l’homme et la femme. Et la fille pleure, qui fait tant d’efforts pour être sage et s’occuper sans déranger.
Combien de temps ça va durer tout ça ?
Etre seul. Combien de temps encore ? Seul chez soi. Seul en maison de retraite, coincé dans sa chambre ; à ne voir que des sortes de cosmonautes, à ne plus trop parler : ils sont si pressés, si tendus, si peu nombreux les soignants. Il y en a qui démissionnent, c’est trop dur comme travail. Combien de temps tiendront-ils à supporter la souffrance, la désolation, la mort ?
Absence de revenus, de trésorerie, charges à payer, impossibilité de vendre ses légumes, ses livres, ses spectacles… Combien de temps ça va durer tout ça bon dieu ? Combien de temps encore ? Et pour trouver quoi après ? Un monde qui repart comme si de rien n’était ? Ou un monde qui décide enfin d’arrêter le massacre…Tout est si différent quand on a de l’espace,
privilège de la campagne. Dans le Jura par exemple, de l’espace, on en a. Un petit jardin et un sentier pas bien loin. Retraitée, je suis habituée au temps qui prend son temps, à la tranquillité chez soi, à la contemplation des petites choses. Comme cette scène, véritable moment de bonheur que je vous raconte volontiers.Le dimanche 26 avril, après quarante-neuf jours secs comme des coups de trique, une pluie salvatrice dépoussière l’herbe et les arbres. Un rayon de soleil les fait briller. Dès lors, c’est la fiesta dans le jardin. Parmi la multitude d’oiseaux réveillés par la clarté, deux roux flamboyant se volent après, sillonnent entre arbres et arbustes, côte à côte, experts en trajectoire. Et soudain, les voilà qui volent face à face, verticalement. Comme aspirés par une colonne d’air ascendante. Jamais vu ça ! Et je te fais des mines par ci et je te fais des mines par là. Avec mes ailes et puis avec mes petites pattes agiles. Et je te recommence mon manège incroyable ! Deux, trois fois au moins !
Est-ce une valse nuptiale ?
Par chance, nous étions dans la véranda et ne pouvions déranger le bal. Je vais chercher les jumelles, les règle, les suspends à mon cou, prête. Mon mari lui, prend le livre des oiseaux. Le chien, sentant que quelque chose se passe, se pose cul au sol, devant la porte-fenêtre tirée.
Alors voyons, identification de nos volatiles : tête noire, front blanc, dos gris noir, ventre, gorge et queue roux. Ah oui bien sûr, le rouge-queue à front blanc !... Du moins le mâle, parce que la femelle vous savez est différente - comme le sont souvent les femelles – et elle est moins colorée, moins jolie – ce qui n’est pas toujours le cas des femelles ! Alors nous nous posons des questions : ça ne peut pas être une danse nuptiale puisqu’ils sont pareillement colorés… un combat peut-être… Un autre livre ne nous apprend rien de plus et nous demeurons dans une inconfortable ignorance.
Puis le festival s’arrête aussi vite qu’il avait démarré, alors que, plongés dans les livres, nous ne bougions pas. Et le chien non plus ! Juste quelques petits chants persistent ici ou là, les habituels. Mes jumelles naturellement n’ont servi à rien, de toute façon, dès qu’elles sont à ma portée plus rien ne se passe. Au point que la plupart du temps, j’observe à œil nu et laisse mes loupes au placard.
Voilà. L’instant magique est fini. Le chien demande à sortir, je lui ouvre la porte. Mon mari disparaît je ne sais où, après avoir emporté les livres. Et moi, j’écris, je n’ai pas envie d’oublier. Car rouge-queue à front blanc ou pas, ces beaux oiseaux m’ont ravie.
Les instants magiques, on peut les saisir au vol,
comme un oiseau choppe un insecte. Exemples : cloîtré chez lui, un jeune homme se met à la guitare - qui traînait vers son armoire depuis un bon bout d’temps déjà ! Facile, les tutoriels envahissent la toile.
Elle, c’est le chant qui soudain la prend. Elle n’aurait jamais eu l’idée si elle n’avait pas vu sur le net, ces concerts improvisés par des gens motivés. Des liens divers circulent par courriel. Et un peu partout, l’imaginaire se développe.
Sa copine se met à la couture, sa mère lui apprend. Parfois elles se chamaillent. Pas facile d’être l’élève de sa mère ou la maîtresse de sa fille ! Le gars à la guitare vit seul. Chez lui c’est un peu le foutoir, la belle affaire : il rangera quand sa chérie viendra voilà tout ! Mais quand ? Combien de temps ça va durer encore l’attente ?
Cette dame a bousculé son intérieur. Sur les tables vides d’ordinaire - mis à part un bouquet sur un napperon brodé - elle a vidé tous les tiroirs emplis de photos. Voilà qui lui a pris du temps avec son déambulateur. Tout est en vrac, les époques se mélangent, les proches côtoient des inconnus, ou des oubliés. Elle a le temps désormais de trier, organiser, se souvenir. Ah il y en a des morts dans tout ce fatras… C’est peut-être ce qui la dissuadait de s’y plonger… Bon, ne perdons pas de temps, même s’il y en a à perdre ! Elle redoute moins les souvenirs aujourd’hui, elle est heureuse de commencer.
Plus que jamais c’est le temps des facebook, twitter, instagram, skype, youtube, snapchat, dailymotion… On a l’impression de survoler l’espace et de défier le temps. Avec ses potes on rigole bien grâce à ces réseaux. On s’envoie de petits films, pris sur le vif, on partage des musiques, des selfies. On fait des collages, on maquille les sons, les images, on invente des trucs. C’est trop cool !
Un retraité, déjà d’un âge, traîne la savate des jours et des jours, regrettant le petit bistrot rue Saint Désiré et les parties de cartes. Et comme ça dure encore et encore cette histoire de confinement, eh ben, tenez-vous bien les gars, il s’est mis à lire. Oui, à lire ! Et il prend un plaisir incroyable à farfouiller dans la bibliothèque de sa pauvre femme. Lui-même ça l’étonne :
Ma parole, y a des trésors là-d’dans !
Orane Chalvet-Parent
Voilà un temps hors du temps, un espace sans espace,
un temps suspendu, un espace réduit, étriqué comme peau de chagrin. On a pour paysage son seul champ de vision. On demeure là et on attend. L’existence, empoissonnée, est mise en bocal. Ensardinée dans des boîtes de béton. Empoisonnée par une espèce de chose minuscule ; une chose si puissante, redoutable, terrifiante, qu’elle met le monde entier à genoux.
Pour combien de temps ? Pour combien de temps encore ces vies compressées, confinées, contraintes ? Là, voyez, un clapier, avec pour horizon les immeubles d’à côté, les immeubles d’en face. Le chômage, les gosses à occuper, à calmer. Combien de temps on va tenir comme ça ? Comment se calmer quand ça crie alentours ? Le petit dernier hyper-agité, la télé, le mari et la femme hurlant après l’adolescent car il sort quand même, il s’en fout, il craque, il doit sortir, si vous êtes pas contents c’est pareil ! Et voilà, ce sont eux maintenant qui s’engueulent, l’homme et la femme. Et la fille pleure, qui fait tant d’efforts pour être sage et s’occuper sans déranger.
Combien de temps ça va durer tout ça ?
Etre seul. Combien de temps encore ? Seul chez soi. Seul en maison de retraite, coincé dans sa chambre ; à ne voir que des sortes de cosmonautes, à ne plus trop parler : ils sont si pressés, si tendus, si peu nombreux les soignants. Il y en a qui démissionnent, c’est trop dur comme travail. Combien de temps tiendront-ils à supporter la souffrance, la désolation, la mort ?
Absence de revenus, de trésorerie, charges à payer, impossibilité de vendre ses légumes, ses livres, ses spectacles… Combien de temps ça va durer tout ça bon dieu ? Combien de temps encore ? Et pour trouver quoi après ? Un monde qui repart comme si de rien n’était ? Ou un monde qui décide enfin d’arrêter le massacre…Tout est si différent quand on a de l’espace,
privilège de la campagne. Dans le Jura par exemple, de l’espace, on en a. Un petit jardin et un sentier pas bien loin. Retraitée, je suis habituée au temps qui prend son temps, à la tranquillité chez soi, à la contemplation des petites choses. Comme cette scène, véritable moment de bonheur que je vous raconte volontiers.Le dimanche 26 avril, après quarante-neuf jours secs comme des coups de trique, une pluie salvatrice dépoussière l’herbe et les arbres. Un rayon de soleil les fait briller. Dès lors, c’est la fiesta dans le jardin. Parmi la multitude d’oiseaux réveillés par la clarté, deux roux flamboyant se volent après, sillonnent entre arbres et arbustes, côte à côte, experts en trajectoire. Et soudain, les voilà qui volent face à face, verticalement. Comme aspirés par une colonne d’air ascendante. Jamais vu ça ! Et je te fais des mines par ci et je te fais des mines par là. Avec mes ailes et puis avec mes petites pattes agiles. Et je te recommence mon manège incroyable ! Deux, trois fois au moins !
Est-ce une valse nuptiale ?
Par chance, nous étions dans la véranda et ne pouvions déranger le bal. Je vais chercher les jumelles, les règle, les suspends à mon cou, prête. Mon mari lui, prend le livre des oiseaux. Le chien, sentant que quelque chose se passe, se pose cul au sol, devant la porte-fenêtre tirée.
Alors voyons, identification de nos volatiles : tête noire, front blanc, dos gris noir, ventre, gorge et queue roux. Ah oui bien sûr, le rouge-queue à front blanc !... Du moins le mâle, parce que la femelle vous savez est différente - comme le sont souvent les femelles – et elle est moins colorée, moins jolie – ce qui n’est pas toujours le cas des femelles ! Alors nous nous posons des questions : ça ne peut pas être une danse nuptiale puisqu’ils sont pareillement colorés… un combat peut-être… Un autre livre ne nous apprend rien de plus et nous demeurons dans une inconfortable ignorance.
Puis le festival s’arrête aussi vite qu’il avait démarré, alors que, plongés dans les livres, nous ne bougions pas. Et le chien non plus ! Juste quelques petits chants persistent ici ou là, les habituels. Mes jumelles naturellement n’ont servi à rien, de toute façon, dès qu’elles sont à ma portée plus rien ne se passe. Au point que la plupart du temps, j’observe à œil nu et laisse mes loupes au placard.
Voilà. L’instant magique est fini. Le chien demande à sortir, je lui ouvre la porte. Mon mari disparaît je ne sais où, après avoir emporté les livres. Et moi, j’écris, je n’ai pas envie d’oublier. Car rouge-queue à front blanc ou pas, ces beaux oiseaux m’ont ravie.
Les instants magiques, on peut les saisir au vol,
comme un oiseau choppe un insecte. Exemples : cloîtré chez lui, un jeune homme se met à la guitare - qui traînait vers son armoire depuis un bon bout d’temps déjà ! Facile, les tutoriels envahissent la toile.
Elle, c’est le chant qui soudain la prend. Elle n’aurait jamais eu l’idée si elle n’avait pas vu sur le net, ces concerts improvisés par des gens motivés. Des liens divers circulent par courriel. Et un peu partout, l’imaginaire se développe.
Sa copine se met à la couture, sa mère lui apprend. Parfois elles se chamaillent. Pas facile d’être l’élève de sa mère ou la maîtresse de sa fille ! Le gars à la guitare vit seul. Chez lui c’est un peu le foutoir, la belle affaire : il rangera quand sa chérie viendra voilà tout ! Mais quand ? Combien de temps ça va durer encore l’attente ?
Cette dame a bousculé son intérieur. Sur les tables vides d’ordinaire - mis à part un bouquet sur un napperon brodé - elle a vidé tous les tiroirs emplis de photos. Voilà qui lui a pris du temps avec son déambulateur. Tout est en vrac, les époques se mélangent, les proches côtoient des inconnus, ou des oubliés. Elle a le temps désormais de trier, organiser, se souvenir. Ah il y en a des morts dans tout ce fatras… C’est peut-être ce qui la dissuadait de s’y plonger… Bon, ne perdons pas de temps, même s’il y en a à perdre ! Elle redoute moins les souvenirs aujourd’hui, elle est heureuse de commencer.
Plus que jamais c’est le temps des facebook, twitter, instagram, skype, youtube, snapchat, dailymotion… On a l’impression de survoler l’espace et de défier le temps. Avec ses potes on rigole bien grâce à ces réseaux. On s’envoie de petits films, pris sur le vif, on partage des musiques, des selfies. On fait des collages, on maquille les sons, les images, on invente des trucs. C’est trop cool !
Un retraité, déjà d’un âge, traîne la savate des jours et des jours, regrettant le petit bistrot rue Saint Désiré et les parties de cartes. Et comme ça dure encore et encore cette histoire de confinement, eh ben, tenez-vous bien les gars, il s’est mis à lire. Oui, à lire ! Et il prend un plaisir incroyable à farfouiller dans la bibliothèque de sa pauvre femme. Lui-même ça l’étonne :
Ma parole, y a des trésors là-d’dans !