LA SUITE
Plaidoyer pour un nouveau genre littéraire
On se désole du rôle secondaire de la nouvelle sans suffisamment s’interroger sur les causes. Celle qu’on évoque le plus souvent, l’hégémonie du roman, provient d’une confusion assez courante entre genre et format.
Le genre (la nouvelle) est une catégorie littéraire, alors que le format (le recueil) est un objet éditorial. L’hégémonie incontestable du roman ne signe pas la défaite d’un genre (la nouvelle), mais la faillite d’un format (le recueil). Pour redonner à la nouvelle la place qui était autrefois la sienne, il nous faut donc travailler à l’élaboration d’un format plus en accord avec le goût du public.
C’est cette ambition qui nous a poussés à créer une nouvelle collection de littérature contemporaine. Notre objectif est d’offrir une alternative au recueil, mais aussi et surtout d’accueillir un champ littéraire qui ouvre de nouvelles perspectives à la forme courte.
Nous tenterons de dessiner les contours de ce champ, afin que vous puissiez l’explorer avec nous en participant aux ateliers d’écriture que nous mettrons en place. S’agissant d’un domaine en grande partie inconnu, il nous semble que la mise en commun des découvertes et des interrogations de chacun peut s’avérer d’une grande richesse.
Nous vous écrirons ultérieurement pour vous donner des informations plus précises à ce sujet.
Quelques remarques préliminaires
Si la publication d’ouvrages ne contenant qu’une seule nouvelle était rentable, il est possible que les recueils n’existeraient pas ou très peu. Ceux-ci répondent donc à une contrainte économique et non à un critère littéraire. Au XIXe siècle, les journaux ont assuré une diffusion unitaire de la nouvelle avec éclat. L’âge d’or de la nouvelle date fort logiquement de cette époque. Les recueils se sont développés à l’ombre des journaux et principalement pour pallier le caractère éphémère de ceux-ci. Les nouvelles parues un jour étant introuvables dès le lendemain, le relais des recueils s’est avéré nécessaire. Au tournant du siècle, quand les journaux ont cessé de publier des nouvelles, les recueils ont perdu leur principale raison d’être. En France, le déclin de la nouvelle date de cette époque.
Les inconvénients du recueil
Depuis plus d’un siècle, nous ne cessons d’attribuer à la nouvelle les défauts propres au recueil et cette confusion nous empêche de réfléchir aux inconvénients du format. Mais quels sont donc ces inconvénients ?
Dès que nous nous familiarisons avec l’intrigue et les personnages d’une nouvelle, celle-ci s’achève et le recueil nous projette dans une nouvelle histoire avec d’autres personnages et une intrigue différente. L’effort que ces accommodements incessants nous imposent finit par lasser les lecteurs. Les enquêtes montrent que peu de recueils sont lus jusqu’au bout. Soit que l’effort s’avère pénible à force d’être renouvelé, soit qu’au bout de quelques nouvelles le lecteur estime avoir lu suffisamment – qu’il ait aimé ou pas les textes.
Par opposition, l’effort que le roman nous réclame est fourni une fois pour toutes et n’a plus besoin d’être renouvelé. Une fois entrés dans l’histoire, nous nous déplaçons dans un univers de plus en plus familier.
L’avenir de la nouvelle
Peut-on imaginer un genre capable de proposer une synthèse des deux, un genre capable de concilier la variété du recueil et l’unité du roman, la concision de la nouvelle et le déploiement du roman ?
Les considérations formelles nous amènent donc à plaider pour la constitution d’un nouveau genre à même de pallier les insuffisances du recueil. Un genre qui serait à la nouvelle ce que la série est au film, un ensemble d’autant plus vaste qu’il est découpé en unités réduites.
LA SUITE
Définition
Nous appellerons « suite » ce nouveau genre littéraire. Un genre composé de récits indépendants (pouvant être lus séparément), mais reliés entre eux par un ou par plusieurs fils conducteurs : le thème, le lieu, le personnage et l’action.
Examinons à titre d’exemple cette magnifique suite qu’est Winesburg-en-Ohio de Sherwood Anderson. Comme le titre l’indique, les différentes histoires qui la composent se passent toutes dans le même village du Middle West. Le lieu est donc un fil conducteur explicite. On y trouve aussi des personnages récurrents et des faits identiques racontés à partir de points de vue différents. À ces liens superficiels s’ajoute un autre plus profond, le thème de la solitude.
Historique
L’ouvrage d’Anderson date de 1919. Il semble donc difficile de considérer la suite comme un genre nouveau. Pourtant l’incapacité des critiques à l’identifier comme tel les a poussé (et les pousse encore) à classer Winesburg tantôt dans la catégorie roman, tantôt dans la catégorie recueil de nouvelles, sans percevoir ce qu’il a de spécifique.
Qu’ont-ils en commun des ouvrages aussi divers que Le Gambit du cavalier de William Faulkner, Manhattan Transfert de John Dos Passos, Marelle de Julio Cortazar, Le livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera, Les détectives sauvages de Roberto Bolaño ou, plus près de nous, Canoes de Maylis de Kerangal ? Rien en apparence si ce n’est une certaine tendance à l’éparpillement. Et pourtant ces ouvrages partagent un même principe de composition qui ne relève ni du roman ni du recueil de nouvelles.
La progression
Pour que la suite se constitue comme un genre à part une condition s’avère nécessaire : la présence d’une progression. Un même thème, un lieu unique ou le retour d’un même personnage ne suffissent pas à constituer une suite. Il faut encore que les récits y soient disposés suivant une certaine progression qui donne une orientation, une organisation et une direction à l’ensemble. À la différence du recueil, dans la suite l’ordre des textes n’est ni arbitraire ni interchangeable, mais motivé et structurant. C’est lui qui conduit l’ensemble d’un point A à un point Z en passant par une série de points intermédiaires.
La progression ne dérive pas de l’action
Un autre principe s’avère également indispensable : la progression ne peut pas dériver de l’action, à moins que les faits soient présentés de manière non chronologique ou elliptique. La raison en est simple, une suite qui suivrait les différentes étapes d’une histoire entrerait dans la catégorie roman.
Le développement thématique
Si la progression ne dérive pas de l’action, il est fort probable qu’elle relève du thème. De ce fait, il vaut mieux parler de « développement ». L’action progresse suivant une ligne temporelle (situation initiale → élément perturbateur →résolution), alors que le thème se développe suivant une logique plus arborescente que linéaire, plus musicale que narrative. D’où le terme que nous avons choisi pour designer ce genre. Suite est, en effet, un vieux mot français qui s’est imposé dans toutes les langues dans son acception musicale.
L’intrigue
Les chapitres d’un roman ne laissent pas nécessairement des blancs. Le seul blanc dont le roman a besoin pour constituer son intrigue se situe dans l’avenir (Que va-t-il arriver ? Comment l’histoire va-t-elle se conclure ?) Dans une suite, au contraire, l’agencement d’histoires indépendantes laisse nécessairement des blancs. L’intrigue provient davantage des interstices entre les histoires que du suspense qu’elles laissent planer devant elles.
Des histoires apparemment sans connexion tissent un riche et subtil réseau de relations dont le dévoilement progressif constitue l’intrigue sous-jacente de la suite. L’intrigue ne porte donc plus sur des faits qui seront révélés ultérieurement, mais sur les liens entre des faits déjà connus. Lire une suite revient à rassembler les pièces d’un puzzle afin d’admirer une image qui n’existe pas forcément dans le livre, mais se forme dans l’esprit du lecteur.
En guise de conclusion
Précisons pour conclure qu’aucun des principes avancés ici ne saurait avoir valeur de précepte, de prescription ou de règle. Comme toujours dans l’art, la pratique doit déborder la théorie. Il y a autant de chemins possibles que d’auteurs à l’œuvre, autant de manières d’investir ce champ que de subjectivités.
Si la mise en place d’ateliers d’écriture peut s’avérer utile, c’est moins pour encadrer ou canaliser les pratiques que pour les stimuler et les enrichir grâce à l’apport des autres. Nous avons, en effet, beaucoup apprendre les uns des autres. Ces lignes ne sont qu’un premier élan que chacun doit poursuivre à sa manière.
Plaidoyer pour un nouveau genre littéraire
On se désole du rôle secondaire de la nouvelle sans suffisamment s’interroger sur les causes. Celle qu’on évoque le plus souvent, l’hégémonie du roman, provient d’une confusion assez courante entre genre et format.
Le genre (la nouvelle) est une catégorie littéraire, alors que le format (le recueil) est un objet éditorial. L’hégémonie incontestable du roman ne signe pas la défaite d’un genre (la nouvelle), mais la faillite d’un format (le recueil). Pour redonner à la nouvelle la place qui était autrefois la sienne, il nous faut donc travailler à l’élaboration d’un format plus en accord avec le goût du public.
C’est cette ambition qui nous a poussés à créer une nouvelle collection de littérature contemporaine. Notre objectif est d’offrir une alternative au recueil, mais aussi et surtout d’accueillir un champ littéraire qui ouvre de nouvelles perspectives à la forme courte.
Nous tenterons de dessiner les contours de ce champ, afin que vous puissiez l’explorer avec nous en participant aux ateliers d’écriture que nous mettrons en place. S’agissant d’un domaine en grande partie inconnu, il nous semble que la mise en commun des découvertes et des interrogations de chacun peut s’avérer d’une grande richesse.
Nous vous écrirons ultérieurement pour vous donner des informations plus précises à ce sujet.
Quelques remarques préliminaires
Si la publication d’ouvrages ne contenant qu’une seule nouvelle était rentable, il est possible que les recueils n’existeraient pas ou très peu. Ceux-ci répondent donc à une contrainte économique et non à un critère littéraire. Au XIXe siècle, les journaux ont assuré une diffusion unitaire de la nouvelle avec éclat. L’âge d’or de la nouvelle date fort logiquement de cette époque. Les recueils se sont développés à l’ombre des journaux et principalement pour pallier le caractère éphémère de ceux-ci. Les nouvelles parues un jour étant introuvables dès le lendemain, le relais des recueils s’est avéré nécessaire. Au tournant du siècle, quand les journaux ont cessé de publier des nouvelles, les recueils ont perdu leur principale raison d’être. En France, le déclin de la nouvelle date de cette époque.
Les inconvénients du recueil
Depuis plus d’un siècle, nous ne cessons d’attribuer à la nouvelle les défauts propres au recueil et cette confusion nous empêche de réfléchir aux inconvénients du format. Mais quels sont donc ces inconvénients ?
Dès que nous nous familiarisons avec l’intrigue et les personnages d’une nouvelle, celle-ci s’achève et le recueil nous projette dans une nouvelle histoire avec d’autres personnages et une intrigue différente. L’effort que ces accommodements incessants nous imposent finit par lasser les lecteurs. Les enquêtes montrent que peu de recueils sont lus jusqu’au bout. Soit que l’effort s’avère pénible à force d’être renouvelé, soit qu’au bout de quelques nouvelles le lecteur estime avoir lu suffisamment – qu’il ait aimé ou pas les textes.
Par opposition, l’effort que le roman nous réclame est fourni une fois pour toutes et n’a plus besoin d’être renouvelé. Une fois entrés dans l’histoire, nous nous déplaçons dans un univers de plus en plus familier.
L’avenir de la nouvelle
Peut-on imaginer un genre capable de proposer une synthèse des deux, un genre capable de concilier la variété du recueil et l’unité du roman, la concision de la nouvelle et le déploiement du roman ?
Les considérations formelles nous amènent donc à plaider pour la constitution d’un nouveau genre à même de pallier les insuffisances du recueil. Un genre qui serait à la nouvelle ce que la série est au film, un ensemble d’autant plus vaste qu’il est découpé en unités réduites.
LA SUITE
Définition
Nous appellerons « suite » ce nouveau genre littéraire. Un genre composé de récits indépendants (pouvant être lus séparément), mais reliés entre eux par un ou par plusieurs fils conducteurs : le thème, le lieu, le personnage et l’action.
Examinons à titre d’exemple cette magnifique suite qu’est Winesburg-en-Ohio de Sherwood Anderson. Comme le titre l’indique, les différentes histoires qui la composent se passent toutes dans le même village du Middle West. Le lieu est donc un fil conducteur explicite. On y trouve aussi des personnages récurrents et des faits identiques racontés à partir de points de vue différents. À ces liens superficiels s’ajoute un autre plus profond, le thème de la solitude.
Historique
L’ouvrage d’Anderson date de 1919. Il semble donc difficile de considérer la suite comme un genre nouveau. Pourtant l’incapacité des critiques à l’identifier comme tel les a poussé (et les pousse encore) à classer Winesburg tantôt dans la catégorie roman, tantôt dans la catégorie recueil de nouvelles, sans percevoir ce qu’il a de spécifique.
Qu’ont-ils en commun des ouvrages aussi divers que Le Gambit du cavalier de William Faulkner, Manhattan Transfert de John Dos Passos, Marelle de Julio Cortazar, Le livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera, Les détectives sauvages de Roberto Bolaño ou, plus près de nous, Canoes de Maylis de Kerangal ? Rien en apparence si ce n’est une certaine tendance à l’éparpillement. Et pourtant ces ouvrages partagent un même principe de composition qui ne relève ni du roman ni du recueil de nouvelles.
La progression
Pour que la suite se constitue comme un genre à part une condition s’avère nécessaire : la présence d’une progression. Un même thème, un lieu unique ou le retour d’un même personnage ne suffissent pas à constituer une suite. Il faut encore que les récits y soient disposés suivant une certaine progression qui donne une orientation, une organisation et une direction à l’ensemble. À la différence du recueil, dans la suite l’ordre des textes n’est ni arbitraire ni interchangeable, mais motivé et structurant. C’est lui qui conduit l’ensemble d’un point A à un point Z en passant par une série de points intermédiaires.
La progression ne dérive pas de l’action
Un autre principe s’avère également indispensable : la progression ne peut pas dériver de l’action, à moins que les faits soient présentés de manière non chronologique ou elliptique. La raison en est simple, une suite qui suivrait les différentes étapes d’une histoire entrerait dans la catégorie roman.
Le développement thématique
Si la progression ne dérive pas de l’action, il est fort probable qu’elle relève du thème. De ce fait, il vaut mieux parler de « développement ». L’action progresse suivant une ligne temporelle (situation initiale → élément perturbateur →résolution), alors que le thème se développe suivant une logique plus arborescente que linéaire, plus musicale que narrative. D’où le terme que nous avons choisi pour designer ce genre. Suite est, en effet, un vieux mot français qui s’est imposé dans toutes les langues dans son acception musicale.
L’intrigue
Les chapitres d’un roman ne laissent pas nécessairement des blancs. Le seul blanc dont le roman a besoin pour constituer son intrigue se situe dans l’avenir (Que va-t-il arriver ? Comment l’histoire va-t-elle se conclure ?) Dans une suite, au contraire, l’agencement d’histoires indépendantes laisse nécessairement des blancs. L’intrigue provient davantage des interstices entre les histoires que du suspense qu’elles laissent planer devant elles.
Des histoires apparemment sans connexion tissent un riche et subtil réseau de relations dont le dévoilement progressif constitue l’intrigue sous-jacente de la suite. L’intrigue ne porte donc plus sur des faits qui seront révélés ultérieurement, mais sur les liens entre des faits déjà connus. Lire une suite revient à rassembler les pièces d’un puzzle afin d’admirer une image qui n’existe pas forcément dans le livre, mais se forme dans l’esprit du lecteur.
En guise de conclusion
Précisons pour conclure qu’aucun des principes avancés ici ne saurait avoir valeur de précepte, de prescription ou de règle. Comme toujours dans l’art, la pratique doit déborder la théorie. Il y a autant de chemins possibles que d’auteurs à l’œuvre, autant de manières d’investir ce champ que de subjectivités.
Si la mise en place d’ateliers d’écriture peut s’avérer utile, c’est moins pour encadrer ou canaliser les pratiques que pour les stimuler et les enrichir grâce à l’apport des autres. Nous avons, en effet, beaucoup apprendre les uns des autres. Ces lignes ne sont qu’un premier élan que chacun doit poursuivre à sa manière.