La fille dans le métro
Anne Simonet
Le mot est ton unique pouvoir. Ta dernière braise. Souffle dessus. Sauve-le.
Thomas Vinau
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible ». Verre en main, j’écoute l’intervention du président de la République aux infos de vingt heures. Et me voilà partagée entre incompréhension et indignation. Je m’étouffe et recrache mon whisky. Le vocabulaire martial prospère dans la novlangue politique depuis des années, mais de là à passer à la guerre… La guerre, c’est ce que me racontaient mon grand-père et mon père. Les débuts de l’aviation en 1917 quand on se tirait dessus à vue, d’avion à avion, en plein ciel et puis l’entrée des chars dans Paris en août 1944 pour la Libération. Petite fille, je ne pensais qu’à mes héros quand je jouais à la guerre avec mes cousins. A cache-cache aussi. Alors, invisible, je devenais sniper…. La guerre, il m’a fallu de longues lectures d’historiens et de philosophes pour l’approcher. « Mal nommer les choses, c’est ajouter à la misère du monde. Ne pas les nommer c’est nier notre humanité ». C’est avec Camus que j’ai progressé.
Alors la guerre, aujourd’hui, je ne comprends pas, et l’ennemi invisible, pas plus. Au fait, je comprends rien aux mots ou rien à la réalité ? Va savoir. Je ricane.
Je me suis resservi un second whisky.
J’aime les mots concrets, les mots adressés, les mots utiles, comme Lutte, par exemple. Et puis l’analyse qui vient préciser, définir la cible, l’ennemi. - Invisible – et si c’était un mot pour nous empêcher de réfléchir.
J’aurais dit : nous sommes en Lutte contre… Mais non, je serais allée trop loin tout de suite. J’aurais parlé écologie, j’aurais rigolé de la vengeance du pangolin; oui, j’ai très mauvais esprit, je sais. Puis je serais montée sur mes grands chevaux pour vociférer contre le capitalisme dévastateur…. Alors je me suis arrêtée et j’ai repensé à cette rencontre que je n’arrive pas à oublier. Oui, outre mon mauvais esprit, mon parti pris anticapitaliste, j’ai l’esprit d’escalier comme on dit. J’établis des liens, je construis des ponts ... Tout le monde ne comprend pas, peu importe, peu m’importe.
Ce jour-là, le mot guerre et le mot invisible, ont pris la forme d’une jeune femme qui chantait dans les couloirs du métro et je n’étais pas prête pour cette rencontre. Mais sait-on jamais comment faire quand le face à face est si inattendu, quand deux univers se frôlent soudainement dans un lieu si peu propice à l’échange, quand deux personnes n’ont en commun que l’amour de la musique. La chanteuse s’est volatilisée peu de temps après comme une apparition. Mais je n’oublierai jamais.
C’était en hiver, je me souviens, la station de métro sentait… les relents d’égouts.
Un chant lointain est en partie couvert par la fermeture des portes des wagons, les pas pressés de la foule. Je cherche la sortie : rue Scribe, passage interdit. Un parfum écoeurant de Viennoiseries, des croissants, des papiers par terre. Je me retourne : direction Balard-Créteil, Ivry-la-Courneuve, passage interdit… Quelques marches plus tard, je trouve la sortie : place de l’Opéra.
Un courant d’air froid : je noue mon écharpe, tends l’oreille. Jolie idée de sonorisation, du bel canto, ici ! Je presse le pas vers ce chant qui exulte et qui pleure : l’air de la folie de Lucia di Lammermor de Donizetti. Bruit d’une rame de métro, signal sonore, portes qui se ferment. Le couloir tourne, la voix se rapproche.
A côté d’un distributeur de journaux gratuits, devant une affiche style club Med, mer turquoise et vieux remparts, une silhouette brune. Je m’approche, m’arrête, incapable de faire un pas de plus. J’écoute, suspendant un instant mon plaisir à l’attente d’une fausse note, mais non, les vocalises s’enchaînent souplement, sans effort. Le chant s’élève pur et limpide.
La Lucia du métro chante les yeux fermés jusqu’à la dernière note. Cheveux bruns coupés à l’arrache, teint mat, elle ouvre des yeux pâles entourés de khol. Une petite cicatrice en étoile semble prolonger son sourcil droit. Etonnée de me voir en face d’elle, avec mon regard insistant, elle cache ses mains dans les poches de son pull. Son sourire vacille. A côté d’elle, un sac en skaï noir. L’un de ses mocassins est décousu. Je me penche pour glisser un billet dans le gobelet en plastique. Il est vide.
- Merci, restez Ma-dame. Un accent obscurcit sa voix parlée, loin du timbre de la voix chantée : le rossignol s’est envolé ! Elle esquisse un geste, je recule d’un pas, regarde autour de moi. Personne. Personne ne s’est arrêté pour l’écouter chanter. Sa voix s’élève à nouveau et je m’appuie contre le mur. « Un bel di vedremo » : l’enfant-épouse dans Madame Butterfly, d’un seul souffle invente l’espoir et le désespoir inextricablement mêlés. Puccini qui bouleverse toujours. Mais au fond de son chant, une angoisse profonde a presque aboli l’espoir. Quand elle s’interrompt, le couloir du métro redevient sale et malodorant, les gens passent sans ralentir. Mais qu’est ce qui la rend si invisible, si inaudible? Elle me regarde, grave, sans rien demander.
- Vous avez une voix magnifique.
- Je suis Lana. Le timbre de sa voix me déçoit de nouveau. Venue voir l’O-péra de France. J’ai étu-dié le chant au conser-va-toire. Elle bute sur certaines syllabes, avance par à-coups.
- Vous venez d’où ?
- Je suis syrienne. Il y a la guerre…
Je l’ai si vite oubliée, la Syrie, comme tous les autres et j’en ai, là, si honte d’un coup, au détour d’un couloir de métro, que je me force à sourire, que je n’arrive pas à partir, à l’abandonner. Elle me sourit, plissant ses yeux clairs, remontant le coin de ses lèvres.
Je ne sais pas ce qui s’est passé dans ma tête, mais je lui ai dit : - Vous voulez que je vous montre l’Opéra ? Le sac est déjà dans sa main, nous sortons du métro. Elle avance tout droit, ignorante du flux des voitures, je dois l’attraper par le bras : Stop. Puis, je la pousse pour qu’elle traverse. Elle se fige, soudain, muette. Elle me fait peur. Si je m’en allais, la laissant là, elle ne s’en apercevrait peut-être pas.
- Je peux vi-si , visiter, tu crois?
- Je ne sais pas. On va voir…
A droite de la façade du palais Garnier, les gens entrent et sortent par une porte à tambour. Je la prends par le bras, respire un grand coup, me grandis. Bon, on va voir : ça ne tarde pas, sitôt franchie l’entrée, un vigile nous approche : - Mesdames… Je le toise : Je viens retirer mes billets pour Norma. Chance : l’affiche du prochain spectacle est juste en face de moi, je n’ai guère à inventer. La jeune femme tremble. Je l’assieds sur une banquette de Moleskine entre deux colonnes de marbre. Le vigile continue à la regarder, il a dû repérer l’état de ses chaussures. Un manteau de fourrure lui adresse la parole, son regard nous quitte. Je prends place dans la file d’attente pour le retrait des billets. Inutile, il s’en va. Lana, les yeux écarquillés comme une enfant, muette et mordillant ses ongles, regarde les marbres, les dorures, les bustes des musiciens célèbres, l’escalier à double révolution, comme si elle voulait les graver dans sa mémoire. Moi, je scanne le lieu, le panneau d’affichage avec les annonces des concours : la maîtrise de radio France, les choeurs de l’opéra Bastille recherchent… Je note les téléphones, dates et lieux, embarque Lana, revoici le vigile.
Sur les marches, je déchire la page de mon carnet, lui donne.
- Regarde. Il faut revenir ici lire les annonces, participer à une audition. Tu as une si belle voix.
- Comment tu t-appelles ?
- Sophie.
- Merci So-phie. Maintenant je vas…
Elle fouille dans sa poche, sort un papier plié avec une adresse et un métro.
- Je vas là, ça va. Merci. Je trouve.
Lana a tourné les talons avec une telle promptitude que j’ai été surprise. Je lui ai couru après, sorti ma carte de visite avec mon téléphone, lui ai dit comme à une copine :
- Appelle moi.
Elle m’a souri, il lui manquait une dent, en haut à droite.
Je n’ai jamais eu de nouvelles. A chaque retransmission d’opéra, lorsque les caméras s’attardent sur les visages des choristes, toujours, je la cherche. Mais, aujourd’hui, je comprends que la guerre et la pauvreté l’ont rendue invisible et qu’il y a peu de chances qu’un jour quelqu’un la regarde comme je l’ai regardée ce jour-là. Lana.
Au fait, pourquoi en suis- je arrivée là ? Ah oui, le président… la guerre, l’invisible.
Amertume pour amertume, je boirai bien un dernier whisky.
Anne Simonet
Le mot est ton unique pouvoir. Ta dernière braise. Souffle dessus. Sauve-le.
Thomas Vinau
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible ». Verre en main, j’écoute l’intervention du président de la République aux infos de vingt heures. Et me voilà partagée entre incompréhension et indignation. Je m’étouffe et recrache mon whisky. Le vocabulaire martial prospère dans la novlangue politique depuis des années, mais de là à passer à la guerre… La guerre, c’est ce que me racontaient mon grand-père et mon père. Les débuts de l’aviation en 1917 quand on se tirait dessus à vue, d’avion à avion, en plein ciel et puis l’entrée des chars dans Paris en août 1944 pour la Libération. Petite fille, je ne pensais qu’à mes héros quand je jouais à la guerre avec mes cousins. A cache-cache aussi. Alors, invisible, je devenais sniper…. La guerre, il m’a fallu de longues lectures d’historiens et de philosophes pour l’approcher. « Mal nommer les choses, c’est ajouter à la misère du monde. Ne pas les nommer c’est nier notre humanité ». C’est avec Camus que j’ai progressé.
Alors la guerre, aujourd’hui, je ne comprends pas, et l’ennemi invisible, pas plus. Au fait, je comprends rien aux mots ou rien à la réalité ? Va savoir. Je ricane.
Je me suis resservi un second whisky.
J’aime les mots concrets, les mots adressés, les mots utiles, comme Lutte, par exemple. Et puis l’analyse qui vient préciser, définir la cible, l’ennemi. - Invisible – et si c’était un mot pour nous empêcher de réfléchir.
J’aurais dit : nous sommes en Lutte contre… Mais non, je serais allée trop loin tout de suite. J’aurais parlé écologie, j’aurais rigolé de la vengeance du pangolin; oui, j’ai très mauvais esprit, je sais. Puis je serais montée sur mes grands chevaux pour vociférer contre le capitalisme dévastateur…. Alors je me suis arrêtée et j’ai repensé à cette rencontre que je n’arrive pas à oublier. Oui, outre mon mauvais esprit, mon parti pris anticapitaliste, j’ai l’esprit d’escalier comme on dit. J’établis des liens, je construis des ponts ... Tout le monde ne comprend pas, peu importe, peu m’importe.
Ce jour-là, le mot guerre et le mot invisible, ont pris la forme d’une jeune femme qui chantait dans les couloirs du métro et je n’étais pas prête pour cette rencontre. Mais sait-on jamais comment faire quand le face à face est si inattendu, quand deux univers se frôlent soudainement dans un lieu si peu propice à l’échange, quand deux personnes n’ont en commun que l’amour de la musique. La chanteuse s’est volatilisée peu de temps après comme une apparition. Mais je n’oublierai jamais.
C’était en hiver, je me souviens, la station de métro sentait… les relents d’égouts.
Un chant lointain est en partie couvert par la fermeture des portes des wagons, les pas pressés de la foule. Je cherche la sortie : rue Scribe, passage interdit. Un parfum écoeurant de Viennoiseries, des croissants, des papiers par terre. Je me retourne : direction Balard-Créteil, Ivry-la-Courneuve, passage interdit… Quelques marches plus tard, je trouve la sortie : place de l’Opéra.
Un courant d’air froid : je noue mon écharpe, tends l’oreille. Jolie idée de sonorisation, du bel canto, ici ! Je presse le pas vers ce chant qui exulte et qui pleure : l’air de la folie de Lucia di Lammermor de Donizetti. Bruit d’une rame de métro, signal sonore, portes qui se ferment. Le couloir tourne, la voix se rapproche.
A côté d’un distributeur de journaux gratuits, devant une affiche style club Med, mer turquoise et vieux remparts, une silhouette brune. Je m’approche, m’arrête, incapable de faire un pas de plus. J’écoute, suspendant un instant mon plaisir à l’attente d’une fausse note, mais non, les vocalises s’enchaînent souplement, sans effort. Le chant s’élève pur et limpide.
La Lucia du métro chante les yeux fermés jusqu’à la dernière note. Cheveux bruns coupés à l’arrache, teint mat, elle ouvre des yeux pâles entourés de khol. Une petite cicatrice en étoile semble prolonger son sourcil droit. Etonnée de me voir en face d’elle, avec mon regard insistant, elle cache ses mains dans les poches de son pull. Son sourire vacille. A côté d’elle, un sac en skaï noir. L’un de ses mocassins est décousu. Je me penche pour glisser un billet dans le gobelet en plastique. Il est vide.
- Merci, restez Ma-dame. Un accent obscurcit sa voix parlée, loin du timbre de la voix chantée : le rossignol s’est envolé ! Elle esquisse un geste, je recule d’un pas, regarde autour de moi. Personne. Personne ne s’est arrêté pour l’écouter chanter. Sa voix s’élève à nouveau et je m’appuie contre le mur. « Un bel di vedremo » : l’enfant-épouse dans Madame Butterfly, d’un seul souffle invente l’espoir et le désespoir inextricablement mêlés. Puccini qui bouleverse toujours. Mais au fond de son chant, une angoisse profonde a presque aboli l’espoir. Quand elle s’interrompt, le couloir du métro redevient sale et malodorant, les gens passent sans ralentir. Mais qu’est ce qui la rend si invisible, si inaudible? Elle me regarde, grave, sans rien demander.
- Vous avez une voix magnifique.
- Je suis Lana. Le timbre de sa voix me déçoit de nouveau. Venue voir l’O-péra de France. J’ai étu-dié le chant au conser-va-toire. Elle bute sur certaines syllabes, avance par à-coups.
- Vous venez d’où ?
- Je suis syrienne. Il y a la guerre…
Je l’ai si vite oubliée, la Syrie, comme tous les autres et j’en ai, là, si honte d’un coup, au détour d’un couloir de métro, que je me force à sourire, que je n’arrive pas à partir, à l’abandonner. Elle me sourit, plissant ses yeux clairs, remontant le coin de ses lèvres.
Je ne sais pas ce qui s’est passé dans ma tête, mais je lui ai dit : - Vous voulez que je vous montre l’Opéra ? Le sac est déjà dans sa main, nous sortons du métro. Elle avance tout droit, ignorante du flux des voitures, je dois l’attraper par le bras : Stop. Puis, je la pousse pour qu’elle traverse. Elle se fige, soudain, muette. Elle me fait peur. Si je m’en allais, la laissant là, elle ne s’en apercevrait peut-être pas.
- Je peux vi-si , visiter, tu crois?
- Je ne sais pas. On va voir…
A droite de la façade du palais Garnier, les gens entrent et sortent par une porte à tambour. Je la prends par le bras, respire un grand coup, me grandis. Bon, on va voir : ça ne tarde pas, sitôt franchie l’entrée, un vigile nous approche : - Mesdames… Je le toise : Je viens retirer mes billets pour Norma. Chance : l’affiche du prochain spectacle est juste en face de moi, je n’ai guère à inventer. La jeune femme tremble. Je l’assieds sur une banquette de Moleskine entre deux colonnes de marbre. Le vigile continue à la regarder, il a dû repérer l’état de ses chaussures. Un manteau de fourrure lui adresse la parole, son regard nous quitte. Je prends place dans la file d’attente pour le retrait des billets. Inutile, il s’en va. Lana, les yeux écarquillés comme une enfant, muette et mordillant ses ongles, regarde les marbres, les dorures, les bustes des musiciens célèbres, l’escalier à double révolution, comme si elle voulait les graver dans sa mémoire. Moi, je scanne le lieu, le panneau d’affichage avec les annonces des concours : la maîtrise de radio France, les choeurs de l’opéra Bastille recherchent… Je note les téléphones, dates et lieux, embarque Lana, revoici le vigile.
Sur les marches, je déchire la page de mon carnet, lui donne.
- Regarde. Il faut revenir ici lire les annonces, participer à une audition. Tu as une si belle voix.
- Comment tu t-appelles ?
- Sophie.
- Merci So-phie. Maintenant je vas…
Elle fouille dans sa poche, sort un papier plié avec une adresse et un métro.
- Je vas là, ça va. Merci. Je trouve.
Lana a tourné les talons avec une telle promptitude que j’ai été surprise. Je lui ai couru après, sorti ma carte de visite avec mon téléphone, lui ai dit comme à une copine :
- Appelle moi.
Elle m’a souri, il lui manquait une dent, en haut à droite.
Je n’ai jamais eu de nouvelles. A chaque retransmission d’opéra, lorsque les caméras s’attardent sur les visages des choristes, toujours, je la cherche. Mais, aujourd’hui, je comprends que la guerre et la pauvreté l’ont rendue invisible et qu’il y a peu de chances qu’un jour quelqu’un la regarde comme je l’ai regardée ce jour-là. Lana.
Au fait, pourquoi en suis- je arrivée là ? Ah oui, le président… la guerre, l’invisible.
Amertume pour amertume, je boirai bien un dernier whisky.