Les eucalyptus
Amel Imalhayène
- Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible, se lamente le directeur.
- Le longicorne... soupire Malek.
- Oui, je sais. Justement, vous le connaissez bien, vous aurez tout le temps de déterminer ce qu'il faut faire.
- Bon, mais pas d'euphorie... peu d'espoirs pour mes eucalyptus... Pas exagérer, peux pas faire grand-chose contre ça... enfin contre ça, pas vraiment l'expression, plutôt pour eux...
-Oui, enfin, vous êtes le spécialiste ! Le professeur Bouchaouch ne jure que par vous, il paraît que, contre ce coléoptère, vous avez fait des miracles dans la forêt du Gharb, il y a quelques années.
- Miracles..., pas vraiment le mot... juste suggérer les fondamentaux : mise en quarantaine des arbres atteints, abattage des arbres malades, installation d'arbres pièges etc. pas inventé le fil à... Mais bon rien de comparable entre une forêt de 80 000 hectares du nord du Maroc et l'île Sainte Marguerite.
- Oui, effectivement... on compte quand même sur vous, mon cher Malek. Vous êtes le plus qualifié des ingénieurs forestiers pour ce type d'attaques. J'en fais la publicité bien souvent au préfet, ne me faites pas regretter tout le bien que je dis de vous.
Malek réprime un soupir.
Seul, assis sur son lit, Malek s'observe.
Ses symptômes : des sortes d'étourdissements avec pertes d'équilibre et hallucinations auditives. Au sortir de l'adolescence, il avait déjà connu ces troubles : le pays lui manquait. Son père, mais surtout sa mère. Les premières années de ses études d'agronomie furent terribles : la lumière blanche, la nuit qui enveloppe le jour, l'odeur du chèvrefeuille qui ne se déploie qu'au crépuscule. Autant de trous noirs dans son quotidien. Ses petits jobs d'étudiants ne lui permettaient pas de retourner dans sa ville natale, de l'autre côté. Il rêvait, yeux ouverts, et recherchait même ces vertiges pour s'abîmer dans le royaume d'enfance.
Les années passèrent.
Son concours en poche, il sillonna les forêts et peu à peu ses malaises se dissipèrent.
Mais depuis quelque temps, les étourdissements le saisissent à nouveau. De nuit, en plein jour, au bureau, au café ... les hallucinations et les voix sont plus nettes et le laissent chancelant d'effroi.
Les vagissements des bébés déchirent la nuit marine : une mère, fantôme blanc dans la cale, console le bébé ramassé dans la mêlée . Cliquetis et ordres tonnés sur le pont. Mon fils. Où es-tu ? Que fais-tu ? Le Seigneur, dans sa profonde Miséricorde t'a-t-il épargné les tourments de l'exil ? La gabare avance nonchalamment et la lune ne nous suit plus. Nous attendons, résignés et confiants, notre sort. Il est écrit. Reste à le pénétrer. Nous devons le prononcer pour qu'il s'accomplisse pleinement. Que l'Immuable nous guide.
Malek se presse, le bateau va partir. La magnificence de la lumière le terrasse. Il rate celui de 9 heures, cherche le prospectus chiffonné au fond de sa poche ; le prochain est à 10 heures.
Recommence alors le jeu de l'enfance: yeux plissés et sourcils froncés scrutent le grand soleil d'hiver. Plein sud, eucalyptus et pins masquent l'île Sainte Marguerite dont seul le fort émerge, irréel.
-C'est incroyable, non ? Tous ces pins et ces eucalyptus ! On dirait le bled, hein ?
Malek se tourne vers l'homme accoudé à côté de lui. La voix est juvénile, pleine d'éclats. Pourtant, le visage est celui du temps qui passe. Les yeux vert-bleu trahissent la jeunesse regrettée. Il ajoute.
-C'est plus fort que moi, les eucalyptus c'est mon enfance. En Algérie, il y en a plein, en ville, le long de la route, ça me rappelle les longues promenades qu'on faisait en forêt avec mon vieux.
-Ah oui ?... suis de Cherchell, une ville à l'ouest d'Alger. Et vous ?
-C'est drôle ! mes parents sont de Menaceur ! du temps de la colonisation c'était Marceau.
-Marceau, connais bien... évidemment, 10 km à vol d'oiseau de Cherchell ! Nous c'est la mer, mais Marceau... c'est la forêt là-bas, le pic recouvert de chêne-liège, de pins d'Alep...
Ce mot vient mourir dans la barbe blanchie de Malek, non pas prononcé, à peine soufflé. Ça oblige les autres à combler sa pensée, à compléter les évidences, à douter parfois du sens d'un son entendu. C'est épuisant au début. Puis on s'y fait.
Il revoit quelques couleurs : un vert olive qui peut subitement tourner au bleu de Prusse profond, quand le ciel se couvre, ou alors se parer de touches argentées au printemps. Son regard enfantin se protège derrière des lunettes rondes. Un petit béret canaille trahit sa coquetterie. Ses hésitations trompent : on pourrait le croire fragile. Il reprend.
-Savez, les eucalyptus, c'est tout sauf... méditerranéen, pas vraiment le mot consacré, mais bon.... veux pas abîmer vos souvenirs... Ils viennent d'Australie, enfin, non, plutôt ont été apportés d'Australie...
Les volutes de la cigarette s'enroulent autour de lui, se détachent à peine des contours de sa silhouette comme ces bouts de phrases qu'il laisse flotter autour de lui. Elles s'évanouissent lentement pour habiter son regard. À l'ONF, on y est habitué. La forêt laisse des traces sur ses compagnons. Le silence en fait partie.
-Vous voulez dire que c'est des genres d'immigrés! Ah ! Mais comment ça se fait qu'il y en a partout ? Et pas qu'en Algérie : en Espagne, au Portugal...
-Plantés au 19ème siècle... c'était la mode alors, poussent vite, les eucalyptus... mais pas une essence méditerranéenne.
-Comment vous savez ça ?
-Les ai étudiés.
-Ah bon ! on étudie les eucalyptus ?
-Évidemment !c'est d'intérêt public...ça brasse des millions... aspect fondamental, pas pour moi du reste, mais on vit dans son époque : beaucoup d'usines à papier dans les environs des grandes plantations, des ébénisteries etc …et puis « l'arbre à la fièvre », c'est son surnom en Espagne, une vraie bénédiction : ça a sauvé, euh plutôt ... ça a assaini des régions entières des maladies, des infections pulmonaires... tiens en Algérie, c'est très utilisé pendant les épidémies de grippe, on fait bouillir ses feuilles dans les habitations... c'est un antiseptique, il soigne l'asthme, la tuberculose pulmonaire, les bronchites aussi... tout un univers l'eucalyptus... l'ont bien compris ceux qui vivent dans sa compagnie.
-C'est fou. Et en Algérie aussi ?
-Oui... deuxième moitié du 19ème siècle, on a distribué les forêts à des gros colons... eux se sont lancés dans la plantation d'Eucalyptus... des rendements incroyables, ils poussent si vite...et ça a fonctionné...pour ça en tous les cas...
-qu'est-ce qu'il y avait avant l'eucalyptus ? On a dû déboiser d'autres espèces, non ?
-oui... Des chênes-lièges, des pins d'Alep, mal nommés les pauvres, pas d'Alep ces pins... pardon... mais surtout des broussailles, du maquis. Pas d'écocide en somme...
-Ah bon ? vous y étiez pour le savoir.
-Comprends le soupçon, parfois faut accepter aussi les platitudes historiques. Planter des eucalyptus, ça a fait du bien au pays… sur le long terme forcément, peux pas mentir. Il a fallu quand même les prendre ces terres.... vous fais pas de cours d'histoire mais bon, voilà... des séquestres collectifs... des redistributions et puis en Algérie, dès 1850 les forêts deviennent un bien de l'état, de l'état français, s'entend... franchement, pas forcément un mal...
Le regard se voile.
-Non, vous ne pouvez pas dire ça ! Elles sont lourdes de sang et de douleurs, vos allégations. C'est un crime. il n'y a pas d'autres mots. Vous savez dans quelles conditions ces forêts ont été prises, quel sang elles ont vu couler ?
-C'est scientifique... dis pas que Saint-Arnaud a bien fait de mettre une population en coupe réglée... vous parle des forêts.. d'un point de vue strictement forestier... de la gestion de ces arbres... plutôt une bonne chose la main mise de l'état français sur les forêts en Algérie. C'est comme ça, c'est scientifique.... cette manie de mettre le feu pour gérer la forêt, c'est quand même un peu bête...
-Non mais vraiment, vous y avez cru à cette blague des feux de forêts par les Algériens de l'époque !
-Suis désolé, je m'excuse... vois bien que je vous heurte.... veux pas remuer le fer dans la plaie... m'appelle Malek, suis ingénieur forestier.
-Ce n'est pas grave. Amine, enchanté ! Eh oui, tu fourrages une sacrée blessure : je viens en pèlerinage sur l'île.
-Ah bon ? Quel saint ?
-Aucun, je me rends sur les pas de ma famille, déportée ici il y a plus de 200 ans.
-C'est encore douloureux, une blessure qui suinte ? Le meilleur moyen de mettre à distance et de penser, c'est étudier.
-Je ne suis pas certain de vouloir mettre à distance.
-Et comment tu vas faire …. Toujours cette histoire qui pend sanguinolente comme le barbillon d'un coq ….on le traîne avec une seconde de retard : tête à gauche, appendice à droite…
Le bateau accoste. La rumeur de Cannes est encore perceptible et la côte est là, au bout des doigts.
Arrivé sur l'île, les hallucinations de Malek reprennent.
Des voix féminines s'agitent au vent : comment, mais vous ne les voyez pas ?, ils sont là, nus de l'autre côté, ils se baignent toute la journée, ces sauvages. On ne peut plus faire pénitence à la Croisette. Et comment se rendre à l'abbaye de Saint Honorat et avoir sous les yeux ces fanatiques ?
Son compagnon s'inquiète.
-Un peu d'eau, Malek ?
-Non... merci
-Respire à plein poumon, on est loin de Cannes.
Malek relit le prospectus: « Après quelques minutes de bateau au départ de Cannes, l'île Sainte-Marguerite vous offre un site exceptionnel où se conjuguent en toute harmonie nature, culture, détente. À peine débarqué, vous serez saisi par les senteurs de pins et d'eucalyptus et par la plénitude de ce lieu aux multiples activités. ».
-Tu fais partie de la tribu des Beni Menacer ?
-Oui, C'est la déportation qui t'a mis sur la voie ? Du côté de mon père, c'est la branche de Malek El Berkani. Malek, comme toi !
-Oui... pas un hasard, évidemment.... un héros pour toute la région... mon père lui vouait une réelle adoration, il le considérait comme un saint.... il répétait « tu te rends compte, premier combat à 29 ans en 1830 à l'arrivée des Français ; 1842 : arrestation et seize ans de réclusion sur une île de deux km2 ; une fois libre, reprend la lutte et meurt au combat à 70 ans. C'était un têtu, non ? ».
-Un vrai montagnard. De son temps, la zaouïa était très renommée. J'ai découvert ça lors d'une conférence, à Paris. Elle se composait d'une bibliothèque avec des archives précieuses, d'une école réputée de théologie, d'une mosquée. Elle attirait les étudiants. Tout a brûlé sur ordre de Bugeaud. On était quelques descendants réunis après 200 ans de dispersion. Avec la déportation, puis les noms qui ont été transformés par l'administration... on n'arrive pas même à se reconnaître entre nous.
-Et retrouver sa tribu, ça fait quel effet... ?
-Tu te sens moins seul... puis ça donne une autre tournure à ton histoire personnelle aussi. Enfin, je trouve.
-Faut que je te laisse...rendez-vous avec le garde-forestier.
-Tu es là pour le travail ?
-Oui, les eucalyptus...
-Encore eux ? Un problème ?
-Une sale bestiole qui les attaque : un coléoptère qui s'appelle longicorne. Les femelles pondent sous l'écorce et les larves se mettent à dévorer l'arbre... L'eucalyptus est bon pour une région marécageuse : ses racines siphonnent toute l'eau qui se trouve dans le sous-sol. Mais du coup, il assèche vraiment les terrains. Et quand il n'y a plus d'eau, l'eucalyptus est fragile : Le longicorne le sent et s'installe. Lui aussi vient d'Australie. Puis le longicorne n'est pas seul. Avec lui, il y a un autre insecte suceur de sève.
-Tout un programme.
-Oui. Pour le coup, il vient comme en renfort au Phoracantha Semipunctata, le petit nom du longicorne. Le psylle ne laisse aucune chance à l'eucalyptus. Tout est pensé.
-C'est le mektoub, comme on dit.
-Oui... mais pour qu'il y ait un mektoub, il faut un lecteur. C'est la noblesse du Destin. On ne s'y soumet pas, contrairement à l'idée commune... le hasard affranchirait, rendrait libre...encore faut-il savoir le lire, le destin...le lire... pas le déchiffrer ! Interpréter si on préfère, ou plus humblement se saisir de ce qu'il y a entre les lignes.
-Et depuis quand ce mal frappe tes arbres ?
-Depuis mon dernier passage sur l'île, il y a dix ans.
À peine murmurés, ces quelques mots tapis depuis une éternité dans la gorge de Malek formaient des phrases, enfin complètes ! , débarrassées des silences de l'histoire étouffée, des mille et un râles de souffrance vagis dans la nuit coloniale, ces mots dégoulinèrent enfin et se répandirent comme une coulée de sang sur le paysage de l'île :
« Sommé par mes aïeux de payer le tribut, comme toi j' ai longtemps erré, pérégrin, comme toi peut-être ?... j'ai égrainé les lettres de mon prénom au chapelet de la mémoire pour fouiller le mystère qu'elles recelaient... les exils, les souffrances, ça débordait de mon regard... j'ai lu et j'ai trouvé le chemin, il m'a mené au pied du cimetière musulman, cerclé de pierres blanches, muettes pour l'éternité... pas de noms, pas de prières, de simples pierres pour les déportés...le tourment des eucalyptus date de là : l'écorce suinte, le miellat coule, en silence... les feuilles pleurent, le psylle se nourrit de la sève... alors les larves de longicornes éclosent et se mettent, minutieuses, à ronger le tronc... un bruit retentit, les bois hurlent à la mort, un eucalyptus s'affaisse doucement... la broussaille reprend le dessus et la forêt se régénère enfin. »
La guerre est finie. Vae victis.
Amel Imalhayène
- Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible, se lamente le directeur.
- Le longicorne... soupire Malek.
- Oui, je sais. Justement, vous le connaissez bien, vous aurez tout le temps de déterminer ce qu'il faut faire.
- Bon, mais pas d'euphorie... peu d'espoirs pour mes eucalyptus... Pas exagérer, peux pas faire grand-chose contre ça... enfin contre ça, pas vraiment l'expression, plutôt pour eux...
-Oui, enfin, vous êtes le spécialiste ! Le professeur Bouchaouch ne jure que par vous, il paraît que, contre ce coléoptère, vous avez fait des miracles dans la forêt du Gharb, il y a quelques années.
- Miracles..., pas vraiment le mot... juste suggérer les fondamentaux : mise en quarantaine des arbres atteints, abattage des arbres malades, installation d'arbres pièges etc. pas inventé le fil à... Mais bon rien de comparable entre une forêt de 80 000 hectares du nord du Maroc et l'île Sainte Marguerite.
- Oui, effectivement... on compte quand même sur vous, mon cher Malek. Vous êtes le plus qualifié des ingénieurs forestiers pour ce type d'attaques. J'en fais la publicité bien souvent au préfet, ne me faites pas regretter tout le bien que je dis de vous.
Malek réprime un soupir.
Seul, assis sur son lit, Malek s'observe.
Ses symptômes : des sortes d'étourdissements avec pertes d'équilibre et hallucinations auditives. Au sortir de l'adolescence, il avait déjà connu ces troubles : le pays lui manquait. Son père, mais surtout sa mère. Les premières années de ses études d'agronomie furent terribles : la lumière blanche, la nuit qui enveloppe le jour, l'odeur du chèvrefeuille qui ne se déploie qu'au crépuscule. Autant de trous noirs dans son quotidien. Ses petits jobs d'étudiants ne lui permettaient pas de retourner dans sa ville natale, de l'autre côté. Il rêvait, yeux ouverts, et recherchait même ces vertiges pour s'abîmer dans le royaume d'enfance.
Les années passèrent.
Son concours en poche, il sillonna les forêts et peu à peu ses malaises se dissipèrent.
Mais depuis quelque temps, les étourdissements le saisissent à nouveau. De nuit, en plein jour, au bureau, au café ... les hallucinations et les voix sont plus nettes et le laissent chancelant d'effroi.
Les vagissements des bébés déchirent la nuit marine : une mère, fantôme blanc dans la cale, console le bébé ramassé dans la mêlée . Cliquetis et ordres tonnés sur le pont. Mon fils. Où es-tu ? Que fais-tu ? Le Seigneur, dans sa profonde Miséricorde t'a-t-il épargné les tourments de l'exil ? La gabare avance nonchalamment et la lune ne nous suit plus. Nous attendons, résignés et confiants, notre sort. Il est écrit. Reste à le pénétrer. Nous devons le prononcer pour qu'il s'accomplisse pleinement. Que l'Immuable nous guide.
Malek se presse, le bateau va partir. La magnificence de la lumière le terrasse. Il rate celui de 9 heures, cherche le prospectus chiffonné au fond de sa poche ; le prochain est à 10 heures.
Recommence alors le jeu de l'enfance: yeux plissés et sourcils froncés scrutent le grand soleil d'hiver. Plein sud, eucalyptus et pins masquent l'île Sainte Marguerite dont seul le fort émerge, irréel.
-C'est incroyable, non ? Tous ces pins et ces eucalyptus ! On dirait le bled, hein ?
Malek se tourne vers l'homme accoudé à côté de lui. La voix est juvénile, pleine d'éclats. Pourtant, le visage est celui du temps qui passe. Les yeux vert-bleu trahissent la jeunesse regrettée. Il ajoute.
-C'est plus fort que moi, les eucalyptus c'est mon enfance. En Algérie, il y en a plein, en ville, le long de la route, ça me rappelle les longues promenades qu'on faisait en forêt avec mon vieux.
-Ah oui ?... suis de Cherchell, une ville à l'ouest d'Alger. Et vous ?
-C'est drôle ! mes parents sont de Menaceur ! du temps de la colonisation c'était Marceau.
-Marceau, connais bien... évidemment, 10 km à vol d'oiseau de Cherchell ! Nous c'est la mer, mais Marceau... c'est la forêt là-bas, le pic recouvert de chêne-liège, de pins d'Alep...
Ce mot vient mourir dans la barbe blanchie de Malek, non pas prononcé, à peine soufflé. Ça oblige les autres à combler sa pensée, à compléter les évidences, à douter parfois du sens d'un son entendu. C'est épuisant au début. Puis on s'y fait.
Il revoit quelques couleurs : un vert olive qui peut subitement tourner au bleu de Prusse profond, quand le ciel se couvre, ou alors se parer de touches argentées au printemps. Son regard enfantin se protège derrière des lunettes rondes. Un petit béret canaille trahit sa coquetterie. Ses hésitations trompent : on pourrait le croire fragile. Il reprend.
-Savez, les eucalyptus, c'est tout sauf... méditerranéen, pas vraiment le mot consacré, mais bon.... veux pas abîmer vos souvenirs... Ils viennent d'Australie, enfin, non, plutôt ont été apportés d'Australie...
Les volutes de la cigarette s'enroulent autour de lui, se détachent à peine des contours de sa silhouette comme ces bouts de phrases qu'il laisse flotter autour de lui. Elles s'évanouissent lentement pour habiter son regard. À l'ONF, on y est habitué. La forêt laisse des traces sur ses compagnons. Le silence en fait partie.
-Vous voulez dire que c'est des genres d'immigrés! Ah ! Mais comment ça se fait qu'il y en a partout ? Et pas qu'en Algérie : en Espagne, au Portugal...
-Plantés au 19ème siècle... c'était la mode alors, poussent vite, les eucalyptus... mais pas une essence méditerranéenne.
-Comment vous savez ça ?
-Les ai étudiés.
-Ah bon ! on étudie les eucalyptus ?
-Évidemment !c'est d'intérêt public...ça brasse des millions... aspect fondamental, pas pour moi du reste, mais on vit dans son époque : beaucoup d'usines à papier dans les environs des grandes plantations, des ébénisteries etc …et puis « l'arbre à la fièvre », c'est son surnom en Espagne, une vraie bénédiction : ça a sauvé, euh plutôt ... ça a assaini des régions entières des maladies, des infections pulmonaires... tiens en Algérie, c'est très utilisé pendant les épidémies de grippe, on fait bouillir ses feuilles dans les habitations... c'est un antiseptique, il soigne l'asthme, la tuberculose pulmonaire, les bronchites aussi... tout un univers l'eucalyptus... l'ont bien compris ceux qui vivent dans sa compagnie.
-C'est fou. Et en Algérie aussi ?
-Oui... deuxième moitié du 19ème siècle, on a distribué les forêts à des gros colons... eux se sont lancés dans la plantation d'Eucalyptus... des rendements incroyables, ils poussent si vite...et ça a fonctionné...pour ça en tous les cas...
-qu'est-ce qu'il y avait avant l'eucalyptus ? On a dû déboiser d'autres espèces, non ?
-oui... Des chênes-lièges, des pins d'Alep, mal nommés les pauvres, pas d'Alep ces pins... pardon... mais surtout des broussailles, du maquis. Pas d'écocide en somme...
-Ah bon ? vous y étiez pour le savoir.
-Comprends le soupçon, parfois faut accepter aussi les platitudes historiques. Planter des eucalyptus, ça a fait du bien au pays… sur le long terme forcément, peux pas mentir. Il a fallu quand même les prendre ces terres.... vous fais pas de cours d'histoire mais bon, voilà... des séquestres collectifs... des redistributions et puis en Algérie, dès 1850 les forêts deviennent un bien de l'état, de l'état français, s'entend... franchement, pas forcément un mal...
Le regard se voile.
-Non, vous ne pouvez pas dire ça ! Elles sont lourdes de sang et de douleurs, vos allégations. C'est un crime. il n'y a pas d'autres mots. Vous savez dans quelles conditions ces forêts ont été prises, quel sang elles ont vu couler ?
-C'est scientifique... dis pas que Saint-Arnaud a bien fait de mettre une population en coupe réglée... vous parle des forêts.. d'un point de vue strictement forestier... de la gestion de ces arbres... plutôt une bonne chose la main mise de l'état français sur les forêts en Algérie. C'est comme ça, c'est scientifique.... cette manie de mettre le feu pour gérer la forêt, c'est quand même un peu bête...
-Non mais vraiment, vous y avez cru à cette blague des feux de forêts par les Algériens de l'époque !
-Suis désolé, je m'excuse... vois bien que je vous heurte.... veux pas remuer le fer dans la plaie... m'appelle Malek, suis ingénieur forestier.
-Ce n'est pas grave. Amine, enchanté ! Eh oui, tu fourrages une sacrée blessure : je viens en pèlerinage sur l'île.
-Ah bon ? Quel saint ?
-Aucun, je me rends sur les pas de ma famille, déportée ici il y a plus de 200 ans.
-C'est encore douloureux, une blessure qui suinte ? Le meilleur moyen de mettre à distance et de penser, c'est étudier.
-Je ne suis pas certain de vouloir mettre à distance.
-Et comment tu vas faire …. Toujours cette histoire qui pend sanguinolente comme le barbillon d'un coq ….on le traîne avec une seconde de retard : tête à gauche, appendice à droite…
Le bateau accoste. La rumeur de Cannes est encore perceptible et la côte est là, au bout des doigts.
Arrivé sur l'île, les hallucinations de Malek reprennent.
Des voix féminines s'agitent au vent : comment, mais vous ne les voyez pas ?, ils sont là, nus de l'autre côté, ils se baignent toute la journée, ces sauvages. On ne peut plus faire pénitence à la Croisette. Et comment se rendre à l'abbaye de Saint Honorat et avoir sous les yeux ces fanatiques ?
Son compagnon s'inquiète.
-Un peu d'eau, Malek ?
-Non... merci
-Respire à plein poumon, on est loin de Cannes.
Malek relit le prospectus: « Après quelques minutes de bateau au départ de Cannes, l'île Sainte-Marguerite vous offre un site exceptionnel où se conjuguent en toute harmonie nature, culture, détente. À peine débarqué, vous serez saisi par les senteurs de pins et d'eucalyptus et par la plénitude de ce lieu aux multiples activités. ».
-Tu fais partie de la tribu des Beni Menacer ?
-Oui, C'est la déportation qui t'a mis sur la voie ? Du côté de mon père, c'est la branche de Malek El Berkani. Malek, comme toi !
-Oui... pas un hasard, évidemment.... un héros pour toute la région... mon père lui vouait une réelle adoration, il le considérait comme un saint.... il répétait « tu te rends compte, premier combat à 29 ans en 1830 à l'arrivée des Français ; 1842 : arrestation et seize ans de réclusion sur une île de deux km2 ; une fois libre, reprend la lutte et meurt au combat à 70 ans. C'était un têtu, non ? ».
-Un vrai montagnard. De son temps, la zaouïa était très renommée. J'ai découvert ça lors d'une conférence, à Paris. Elle se composait d'une bibliothèque avec des archives précieuses, d'une école réputée de théologie, d'une mosquée. Elle attirait les étudiants. Tout a brûlé sur ordre de Bugeaud. On était quelques descendants réunis après 200 ans de dispersion. Avec la déportation, puis les noms qui ont été transformés par l'administration... on n'arrive pas même à se reconnaître entre nous.
-Et retrouver sa tribu, ça fait quel effet... ?
-Tu te sens moins seul... puis ça donne une autre tournure à ton histoire personnelle aussi. Enfin, je trouve.
-Faut que je te laisse...rendez-vous avec le garde-forestier.
-Tu es là pour le travail ?
-Oui, les eucalyptus...
-Encore eux ? Un problème ?
-Une sale bestiole qui les attaque : un coléoptère qui s'appelle longicorne. Les femelles pondent sous l'écorce et les larves se mettent à dévorer l'arbre... L'eucalyptus est bon pour une région marécageuse : ses racines siphonnent toute l'eau qui se trouve dans le sous-sol. Mais du coup, il assèche vraiment les terrains. Et quand il n'y a plus d'eau, l'eucalyptus est fragile : Le longicorne le sent et s'installe. Lui aussi vient d'Australie. Puis le longicorne n'est pas seul. Avec lui, il y a un autre insecte suceur de sève.
-Tout un programme.
-Oui. Pour le coup, il vient comme en renfort au Phoracantha Semipunctata, le petit nom du longicorne. Le psylle ne laisse aucune chance à l'eucalyptus. Tout est pensé.
-C'est le mektoub, comme on dit.
-Oui... mais pour qu'il y ait un mektoub, il faut un lecteur. C'est la noblesse du Destin. On ne s'y soumet pas, contrairement à l'idée commune... le hasard affranchirait, rendrait libre...encore faut-il savoir le lire, le destin...le lire... pas le déchiffrer ! Interpréter si on préfère, ou plus humblement se saisir de ce qu'il y a entre les lignes.
-Et depuis quand ce mal frappe tes arbres ?
-Depuis mon dernier passage sur l'île, il y a dix ans.
À peine murmurés, ces quelques mots tapis depuis une éternité dans la gorge de Malek formaient des phrases, enfin complètes ! , débarrassées des silences de l'histoire étouffée, des mille et un râles de souffrance vagis dans la nuit coloniale, ces mots dégoulinèrent enfin et se répandirent comme une coulée de sang sur le paysage de l'île :
« Sommé par mes aïeux de payer le tribut, comme toi j' ai longtemps erré, pérégrin, comme toi peut-être ?... j'ai égrainé les lettres de mon prénom au chapelet de la mémoire pour fouiller le mystère qu'elles recelaient... les exils, les souffrances, ça débordait de mon regard... j'ai lu et j'ai trouvé le chemin, il m'a mené au pied du cimetière musulman, cerclé de pierres blanches, muettes pour l'éternité... pas de noms, pas de prières, de simples pierres pour les déportés...le tourment des eucalyptus date de là : l'écorce suinte, le miellat coule, en silence... les feuilles pleurent, le psylle se nourrit de la sève... alors les larves de longicornes éclosent et se mettent, minutieuses, à ronger le tronc... un bruit retentit, les bois hurlent à la mort, un eucalyptus s'affaisse doucement... la broussaille reprend le dessus et la forêt se régénère enfin. »
La guerre est finie. Vae victis.