Les maux du siècle
Jean-Paul Buchard
Effondré sur son lit, Rémi ne mit pas longtemps à établir son autodiagnostic : sans aucun doute possible, la saloperie l’avait chopé. Les media, internet en tête, avaient suffisamment détaillé les premiers symptômes pour qu’il ne s’y trompât pas. En cette fin de vingt-deuxième siècle, les nouvelles maladies virales avaient connu un développement exponentiel, battant à plate couture les chercheurs consignés dans leurs laboratoires dans une course contre la montre inégale et désespérée. Ces affections dégénératives et mortelles, sortes de cancer à la puissance vingt, faisaient des ravages. Les anciennes peurs collectives liées au SIDA, à Ebola ou au H5N1 faisaient aujourd’hui figure de roupie de sansonnet, d’épidémies de pacotille, d’horreur pour les pisse-froid ! Les crainte liées à la surpopulation avaient fait place à une inquiétude inverse : à coup sûr ces maladies terribles, inconnues, incurables, mettaient en péril la survie d’une espèce humaine déjà mise à mal par les tsunamis à répétition, la stérilité liée aux produits chimiques et la généralisation de l’homosexualité. Beaucoup des nouveaux virus ayant été identifiés par les savants comme venant par les airs, les autorités internationales avaient été conduites à exterminer tous les oiseaux, même ceux des parcs réservés à la conservation des espèces. D’autres animaux ayant disparu dans la foulée, le monde n’était plus le même, surtout au printemps. Les insectes, eux, avaient proliféré et on était obligé d’en surconsommer pour les contenir. Cette situation était d’ailleurs providentielle car l’humanité en péril alimentaire y gagnait un sursis. Mais au train où allaient les choses, on risquait de voir bientôt l’équilibre disparaître et les hommes devenir minoritaires face à l’armée des insectes, douée qui plus est du pouvoir de résister aussi bien au feu nucléaire qu’à la totalité des virus.
Dans le reflux démographique, les guerres avaient eu leur effet, mineur certes mais réel. L’Afrique tout entière, anéantie par ses guerres intestines, avait été recolonisée par l’ensemble des nations qui se partageaient ses richesses scrupuleusement pillées, selon des proportions établies à l’issue d’âpres négociations, mais la pénurie menaçait. L’interminable conflit intra-arabe, malgré l’utilisation de matériel et d’armement nucléaire trafiqués ou frelatés, avait été particulièrement destructeur. La victoire définitive des chiites sur les sunnites avait ravalé cette partie du monde déjà en grande partie désertique au rang de no man’s land où le tiers de la population arabe demeurée en vie, ombres dépenaillées et miséreuses, hantait des villes en ruines que l’occupant indien mettrait longtemps à réparer. Les Occidentaux qui avaient laissé faire bouclaient désormais toutes possibilités d’émigration grâce à une efficace protection des frontières alliant les progrès de la technologie à une répression implacable qui ne choquait plus personne. Une autre conséquence, anecdotique à une époque où les particularismes n’étaient plus de saison, fut le transfert de l’Etat d’Israël. Ses habitants durent quitter leur terre dévastée, contaminée, pour se réfugier dans l’ancien pays khazar où leurs ancêtres avaient déjà édifié jadis un royaume juif. Ils étaient sous le contrôle de l’Empire sino-russe, à l’instar des mongols et des turcs. Auraient-ils encore le courage de faire revivre la Nature sur cette nouvelle Terre promise au-delà du Caucase, triste désert de sel entouré de trois mers mortes, Aral, Azov, Caspienne ? Ces étendues blanches de sel cristallisé scintillaient au soleil comme des glaciers et brûlaient la gorge rien qu’à les regarder. La Méditerranée elle-même, mer et mère de tout, s’était asséchée lors des grands désordres climatiques. On ne comptait plus les hôtels « du bateau échoué » ou les bars « de l’ancienne marina »…. Il était loin le temps des grillades et des pastèques savourées sur la terrasse d’un petit port de pêche, comme on en voit sur les photographies anciennes !
Le virus, que faute de mieux on avait baptisé NQ25731, ne touchait cette fois-ci que les professionnels des media, excepté quelques contaminations dans les laboratoires de recherche ou les hôpitaux. C’était en effet le propre de chacun des virus apparus ces dernières décennies que de cibler une catégorie particulière. Comme s’ils étaient l’instrument d’une vengeance ou d’une croisade…Comme tous les corps sociaux avaient finalement été touchés, les commentateurs et philosophes désemparés avaient mis en cause la colère de Dieu, ou des dieux. De son côté, ce qu’il restait du peuple de gauche et de l’écologie incriminait le manque de moyens en faveur de la santé et les atteintes répétées et scandaleuses contre la Nature. Rémi s’était donc réveillé avec des démangeaisons, une fièvre et une migraine accompagnée de saignements et de nausées qui, en plus de sa profession, ne lui laissaient aucun espoir. Cent ans plus tôt il aurait eu tout lieu de penser à la dengue, aux symptômes identiques. Mais cette maladie méconnue, qui comptait tout de même à son passif des millions de morts, avait été éradiquée grâce à la découverte d’un vaccin rendu obligatoire par la prolifération du moustique-tigre. Celui-ci empoisonnait la vie des terriens qu’il obligeait à passer leurs étés enfermés car si les piqûres n’étaient plus dangereuses pour la vie, elles continuaient de provoquer d’atroces démangeaisons. Il est vrai que même sans les moustiques, ils auraient subi cette contrainte en raison des chaleurs insupportables générées par le changement climatique… Il se résigna donc de mauvais gré à alerter les secours pour être médicalisé d’urgence, sans illusion sur ce qui l’attendait. Devant les réactions des pompiers, pourtant prévenus par le signalement précis qu’il avait fourni, il repensa à ce livre d’un auteur oublié du vingtième siècle qui décrivait les courages et les lâchetés des hommes face à une épidémie galopante. Ce romancier manifestait aussi, pensa-t-il, une intuition prémonitoire à propos de notre destinée collective.
Son cas fut facilement identifié mais le protocole de prise en charge était très compliqué. Sa chambre était isolée, il était installé dans une bulle aseptisée et les soins lui étaient administrés par un personnel vêtu de combinaisons intégrales anticontamination dignes d’une centrale nucléaire. Il se demanda d’ailleurs à quoi rimaient toutes ces dispositions coûteuses, inutiles puisque son sort était scellé. On aurait pu épargner aux patients, aux victimes, le délabrement et le retour du corps à l’animalité des derniers jours. La phase terminale en effet transformait les malades en monstres hideux, auprès desquels le mythique « Elephant man » aurait pu passer pour un éphèbe. Mais, si le législateur avait acté la mise à mort des vieillards, les débats restaient enlisés au sujet de l’euthanasie et du suicide assisté en cas de mal incurable et dégradant. Bien sûr, il comprenait les réticences ; lui-même enrageait de partir si jeune, sans avoir accompli ses projets. A y regarder de près cependant, on pouvait à bon droit se demander à quoi servait d’accumuler patiemment, jour après jour, des connaissances, des lectures, des expériences, des collections… Tout cela s’envolerait en même temps que notre dépouille mortelle. La gloire posthume elle-même ne profite qu’à ceux qui restent. A moins de considérer cela sous l’angle religieux mais ce n’était pas son penchant. Tout juste accordait-il un soupçon de crédit à la réincarnation. La conscience aiguë de l’absurdité de notre condition l’avait persuadé qu’une mort précoce le laisserait indifférent. Il en allait tout autrement maintenant qu’il était sur le pas de la porte ; il estimait ne pas avoir eu son compte. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il chercha les motifs de sa « punition » prêt à faire son mea culpa : conformisme et bien-pensance, manipulation de l’opinion, volonté de puissance, recherche inlassable du « buzz », présentation emphatique pour faire vibrer l’audimat, tout cela était bien loin d’une déontologie oubliée mais ces péchés méritaient-ils vraiment la sanction suprême ? Il finit par s’endormir, bourré de sédatifs en perfusion, avec l’ombre d’un remords.
Le lendemain, il put recevoir des visites, séparé par trois voiles de protection en matière plastique transparente. Pire que dans un parloir de prison ! Justement, alors qu’il était habité par l’évocation de corps lascifs dont il n’aurait plus jamais la jouissance, la première à se présenter fut Viviane, son ancienne compagne. Il l’avait quittée parce qu’elle voulait poursuivre leur relation sans habiter avec lui, comme beaucoup de couples à la page. Ils avaient conservé l’habitude de se téléphoner et récemment elle lui avait confié n’avoir aimé que lui. Elle avait, dit-elle, conservé toutes les lettres qu’il lui avait écrites et tous les poèmes qu’elle lui avait inspirés. Il cherchait la signification de sa venue : dernier adieu, fol espoir, curiosité malsaine ? Il élimina cette dernière hypothèse, la connaissant trop bien pour lui prêter des sentiments aussi vils. Elle disparut après qu’ils eurent échangés des gestes et des paroles inaudibles, leurs bouches s’ouvrant sans résultat comme celles des poissons dans un bocal. L’ambiance ouatée, la barrière médiane, faisaient penser aussi à un confessionnal, ce tribunal de petite instance pour âmes délictueuses et (pas toujours) repentantes, exercice d’entraînement au Purgatoire. Le visiteur suivant aurait pu y avoir recours car il avait autrefois graissé la patte d’un garagiste pour qu’il sabote le véhicule d’un rival amoureux. Celui-ci s’était sorti indemne par miracle des tonneaux qui s’étaient ensuivis. Revenu à de meilleurs sentiments, Vincent, l’ami de Rémi qui venait d’entrer dans la chambre, avait fait une brillante carrière de chercheur dans le domaine des religions puis d’ambassadeur.
Ah ! Ils en avaient tenu des conciliabules tous les deux, jusqu’au petit matin parfois, en éclusant du Jack Daniels. Il lui avait disséqué les subtilités, les arguties byzantines des différents dogmes. Il connaissait tout des synodes, des conciles, des Diètes, des controverses, des encycliques, des Pragmatiques Sanctions, et cela passionnait Rémi. Bercé de syncrétisme et de relativisme, Vincent rêvait d’un monde multiculturel, de tolérance et de cohabitation pacifique, le Liban des premières années à l’échelle de la planète… Mais ces idées utopiques n’étaient plus de mise aujourd’hui ; le temps était aux rapports de force et aux solutions radicales. La diplomatie à l’ancienne, toute en nuance et en finesse, qu’il déployait dans les négociations, avaient fini par faire du tort au pays. Il avait donc été rappelé sans ménagement et remplacé par un ectoplasme plus apte à parapher des accords où tout était perdu, y compris l’honneur. Rémi, bien qu’heureux de sa visite, lui fit signe de partir, excédé de ne rien comprendre à ses mimiques et paroles vaines comme sur un écran dont on a coupé le son. Rendu à sa solitude, il se dit qu’il n’avait pas tant à se plaindre ; cette journée venait de lui rappeler qu’il avait eu la chance de connaître l’amour et l’amitié, ces deux piliers de l’existence. Il s’estimait plus verni que bien d’autres, à commencer par ces enfants malades et condamnés, si courageux qu’ils trouvaient les mots pour consoler leurs parents, si pitoyables qu’ils faisaient pleurer les clowns venus pour les divertir. Eux n’auraient guère connu du monde que l’univers des hôpitaux. Encore les soignants leur apportaient-ils toute leur attention mais il y avait de quoi se révolter devant leur sort d’autant que leur nombre ne cessait de croître et que les hôpitaux pour enfants sortaient de terre à une cadence infernale. A ce rythme, il n’y aurait bientôt plus d’adultes…
Pour lui désormais le plus dur était à venir : la déchéance programmée, à la fois accélérée par rapport à la normale, et sophistiquée grâce à cette petite note kitsch qui consistait à vous changer en animal ratatiné et rabougri. Aurait-il droit à des serres, à des écailles, à des élytres ?... Le cerveau serait attaqué très vite, entraînant une absence de conscience humaine, plus cruelle encore qu’Alzheimer. Puis les membres atrophiés, métamorphosés, les organes internes en fusion jusqu’au sifflement continu du monitoring indiquant l’électrocardiogramme définitivement plat. Une « délivrance », comme au moment de la naissance, pour un corps ramené aux dimensions d’un fœtus… Son esprit vagabonda encore. En fixant les toits et les terrasses, il se disait que, décidément, l’homme aurait tout perdu. Plus question de penser comme cet autre auteur du vingtième siècle – cette période revenait farouchement à la mode – que la nature reprendrait ses droits et étoufferait avant de les réduire en miettes les monuments d’acier, de verre et de béton. Certes, ils se déliteraient, ne formant plus qu’un paysage de friches rouillées que personne n’aurait l’idée de réhabiliter, prêtes à être investies par des insectes définitivement vainqueurs ; mais les plantes auraient déjà disparu, asphyxiées par la pollution des sols, des eaux et de l’air. Elles ne reprendraient plus jamais possession de leur territoire. Il se souvint des utopies de sa jeunesse, des projets qu’hier encore il brassait pour sauver le monde. Tout était encore possible pour des esprits déterminés, surtout avec la conjoncture favorable que représentait la dépopulation : à quelque chose malheur est bon ! A condition toutefois que ces damnés virus n’éliminent pas l’espèce entière…Cette pensée le ramena à sa petite existence finissante, sur le lit à barreaux d’une chambre d’hôpital glauque et blafarde, face au soleil couchant déchiré par une haie de nuages menaçants.
Ayant pris définitivement son parti de la situation, il se consacra aux préparatifs du « voyage », réduits au strict minimum. Pendant qu’il en était encore temps, écrirait-il un dernier texte ? Ne serait-ce qu’un message ? Cette précaution lui parut inutile mais il fut effleuré par le regret d’avoir brûlé naguère toutes ses productions, jusqu’à la dernière ligne. Qui sait si plus tard elles n’auraient pas eu leur heure de gloire ? Puis, après avoir fait défiler par la pensée les femmes de sa vie, il entreprit de se lancer dans une longue méditation, convoquant ses souvenirs de chakras et de mantras. Grâce à eux et à la morphine qui coulait dans ses veines, il était proche du nirvana, imaginant un lac de montagne éclairé par le soleil levant, quand une escouade de toubibs et autres blouses blanches vint le tirer de sa torpeur. Derrière le mur vitré qui lui faisait face, le chef de service lui proposa par le truchement de la sonorisation de servir de cobaye pour un nouveau traitement sur lequel il fondait beaucoup d’espoirs. Peu optimiste en dépit des explications techniques auxquelles il ne comprit goutte, si ce n’est qu’il serait plongé dans un coma artificiel susceptible de s’éterniser, Rémi accepta cependant, ne serait-ce que pour être utile à la science. Il avait péché contre l’espérance car trois mois plus tard il se réveilla guéri. Au milieu du fracas des applaudissements et des cris de joie de l’équipe médicale triomphante, il gardait une attitude singulièrement grave et seul un mince sourire adoucissait son visage hâve et pâle. Personne ne comprit, pas plus Viviane que Vincent ou ses anciens collègues, d’où lui venait ce regard fixe et trouble, sa démarche sur coussin d’air et cet éternel sourire à double tranchant qui semblaient dissimuler d’impénétrables secrets.
Au milieu de son coma, il avait entendu distinctement une voix lointaine mais impérieuse lui confier une mission sacrée : « Tu seras celui par qui le Renouveau arrive ». Contre toute attente, cet agnostique invétéré prit le message au sérieux ; il se croyait Lazare et le voilà Messie ! La fonction ne l’intimidait pas plus que ça, au contraire elle lui rendait le sens des responsabilités qu’il avait toujours prisé. Le cœur gonflé, il était prêt à refaire l’Histoire. La barre tout de même était bien haute, la tâche immense mais il entreprit avec frénésie d’élaborer une stratégie, des plans A,B,C,D…Il commencerait par le plus simple : réformer les prisons et les centres d’asile, devenus si attrayants et confortables qu’ils suscitaient des vocations de criminels ou de sans-abri. Il irait prêcher la bonne parole auprès des gouvernants et des citoyens eux-mêmes en les exhortant à l’honnêteté et au travail. Sur l’envahissement des déchets qui gagnait chaque jour du terrain, il avait beaucoup réfléchi et avait mis au point un programme qu’il jugeait indispensable. Les mesures radicales de transformation sociales auxquelles il pensait depuis longtemps lui semblaient faciles à imposer en dépit des coutumières résistances au changement. Même optimisme pour l’écologie : renaissance de la « nature » et recyclage des insectes dans un écosystème raisonné. Par souci d’une efficience maximale il se résolut à se présenter à la Présidence de la République et fut élu au premier tour de scrutin grâce à son enthousiasme, et aussi à de multiples tours de passe-passe qui lui valurent l’admiration générale. Son mandat commença sous les meilleurs auspices, tout avançait selon ses vœux. Pourtant un problème le taraudait, comment ferait-il pour recréer les oiseaux sans avoir recours aux scientifiques et à leurs odieuses manipulations chimio-génétiques ? Et comment cette espèce rénovée artificiellement allait-elle évoluer ? C’est sur cette dernière interrogation angoissée qu’il se sentit couler.
Jean-Paul Buchard
Effondré sur son lit, Rémi ne mit pas longtemps à établir son autodiagnostic : sans aucun doute possible, la saloperie l’avait chopé. Les media, internet en tête, avaient suffisamment détaillé les premiers symptômes pour qu’il ne s’y trompât pas. En cette fin de vingt-deuxième siècle, les nouvelles maladies virales avaient connu un développement exponentiel, battant à plate couture les chercheurs consignés dans leurs laboratoires dans une course contre la montre inégale et désespérée. Ces affections dégénératives et mortelles, sortes de cancer à la puissance vingt, faisaient des ravages. Les anciennes peurs collectives liées au SIDA, à Ebola ou au H5N1 faisaient aujourd’hui figure de roupie de sansonnet, d’épidémies de pacotille, d’horreur pour les pisse-froid ! Les crainte liées à la surpopulation avaient fait place à une inquiétude inverse : à coup sûr ces maladies terribles, inconnues, incurables, mettaient en péril la survie d’une espèce humaine déjà mise à mal par les tsunamis à répétition, la stérilité liée aux produits chimiques et la généralisation de l’homosexualité. Beaucoup des nouveaux virus ayant été identifiés par les savants comme venant par les airs, les autorités internationales avaient été conduites à exterminer tous les oiseaux, même ceux des parcs réservés à la conservation des espèces. D’autres animaux ayant disparu dans la foulée, le monde n’était plus le même, surtout au printemps. Les insectes, eux, avaient proliféré et on était obligé d’en surconsommer pour les contenir. Cette situation était d’ailleurs providentielle car l’humanité en péril alimentaire y gagnait un sursis. Mais au train où allaient les choses, on risquait de voir bientôt l’équilibre disparaître et les hommes devenir minoritaires face à l’armée des insectes, douée qui plus est du pouvoir de résister aussi bien au feu nucléaire qu’à la totalité des virus.
Dans le reflux démographique, les guerres avaient eu leur effet, mineur certes mais réel. L’Afrique tout entière, anéantie par ses guerres intestines, avait été recolonisée par l’ensemble des nations qui se partageaient ses richesses scrupuleusement pillées, selon des proportions établies à l’issue d’âpres négociations, mais la pénurie menaçait. L’interminable conflit intra-arabe, malgré l’utilisation de matériel et d’armement nucléaire trafiqués ou frelatés, avait été particulièrement destructeur. La victoire définitive des chiites sur les sunnites avait ravalé cette partie du monde déjà en grande partie désertique au rang de no man’s land où le tiers de la population arabe demeurée en vie, ombres dépenaillées et miséreuses, hantait des villes en ruines que l’occupant indien mettrait longtemps à réparer. Les Occidentaux qui avaient laissé faire bouclaient désormais toutes possibilités d’émigration grâce à une efficace protection des frontières alliant les progrès de la technologie à une répression implacable qui ne choquait plus personne. Une autre conséquence, anecdotique à une époque où les particularismes n’étaient plus de saison, fut le transfert de l’Etat d’Israël. Ses habitants durent quitter leur terre dévastée, contaminée, pour se réfugier dans l’ancien pays khazar où leurs ancêtres avaient déjà édifié jadis un royaume juif. Ils étaient sous le contrôle de l’Empire sino-russe, à l’instar des mongols et des turcs. Auraient-ils encore le courage de faire revivre la Nature sur cette nouvelle Terre promise au-delà du Caucase, triste désert de sel entouré de trois mers mortes, Aral, Azov, Caspienne ? Ces étendues blanches de sel cristallisé scintillaient au soleil comme des glaciers et brûlaient la gorge rien qu’à les regarder. La Méditerranée elle-même, mer et mère de tout, s’était asséchée lors des grands désordres climatiques. On ne comptait plus les hôtels « du bateau échoué » ou les bars « de l’ancienne marina »…. Il était loin le temps des grillades et des pastèques savourées sur la terrasse d’un petit port de pêche, comme on en voit sur les photographies anciennes !
Le virus, que faute de mieux on avait baptisé NQ25731, ne touchait cette fois-ci que les professionnels des media, excepté quelques contaminations dans les laboratoires de recherche ou les hôpitaux. C’était en effet le propre de chacun des virus apparus ces dernières décennies que de cibler une catégorie particulière. Comme s’ils étaient l’instrument d’une vengeance ou d’une croisade…Comme tous les corps sociaux avaient finalement été touchés, les commentateurs et philosophes désemparés avaient mis en cause la colère de Dieu, ou des dieux. De son côté, ce qu’il restait du peuple de gauche et de l’écologie incriminait le manque de moyens en faveur de la santé et les atteintes répétées et scandaleuses contre la Nature. Rémi s’était donc réveillé avec des démangeaisons, une fièvre et une migraine accompagnée de saignements et de nausées qui, en plus de sa profession, ne lui laissaient aucun espoir. Cent ans plus tôt il aurait eu tout lieu de penser à la dengue, aux symptômes identiques. Mais cette maladie méconnue, qui comptait tout de même à son passif des millions de morts, avait été éradiquée grâce à la découverte d’un vaccin rendu obligatoire par la prolifération du moustique-tigre. Celui-ci empoisonnait la vie des terriens qu’il obligeait à passer leurs étés enfermés car si les piqûres n’étaient plus dangereuses pour la vie, elles continuaient de provoquer d’atroces démangeaisons. Il est vrai que même sans les moustiques, ils auraient subi cette contrainte en raison des chaleurs insupportables générées par le changement climatique… Il se résigna donc de mauvais gré à alerter les secours pour être médicalisé d’urgence, sans illusion sur ce qui l’attendait. Devant les réactions des pompiers, pourtant prévenus par le signalement précis qu’il avait fourni, il repensa à ce livre d’un auteur oublié du vingtième siècle qui décrivait les courages et les lâchetés des hommes face à une épidémie galopante. Ce romancier manifestait aussi, pensa-t-il, une intuition prémonitoire à propos de notre destinée collective.
Son cas fut facilement identifié mais le protocole de prise en charge était très compliqué. Sa chambre était isolée, il était installé dans une bulle aseptisée et les soins lui étaient administrés par un personnel vêtu de combinaisons intégrales anticontamination dignes d’une centrale nucléaire. Il se demanda d’ailleurs à quoi rimaient toutes ces dispositions coûteuses, inutiles puisque son sort était scellé. On aurait pu épargner aux patients, aux victimes, le délabrement et le retour du corps à l’animalité des derniers jours. La phase terminale en effet transformait les malades en monstres hideux, auprès desquels le mythique « Elephant man » aurait pu passer pour un éphèbe. Mais, si le législateur avait acté la mise à mort des vieillards, les débats restaient enlisés au sujet de l’euthanasie et du suicide assisté en cas de mal incurable et dégradant. Bien sûr, il comprenait les réticences ; lui-même enrageait de partir si jeune, sans avoir accompli ses projets. A y regarder de près cependant, on pouvait à bon droit se demander à quoi servait d’accumuler patiemment, jour après jour, des connaissances, des lectures, des expériences, des collections… Tout cela s’envolerait en même temps que notre dépouille mortelle. La gloire posthume elle-même ne profite qu’à ceux qui restent. A moins de considérer cela sous l’angle religieux mais ce n’était pas son penchant. Tout juste accordait-il un soupçon de crédit à la réincarnation. La conscience aiguë de l’absurdité de notre condition l’avait persuadé qu’une mort précoce le laisserait indifférent. Il en allait tout autrement maintenant qu’il était sur le pas de la porte ; il estimait ne pas avoir eu son compte. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il chercha les motifs de sa « punition » prêt à faire son mea culpa : conformisme et bien-pensance, manipulation de l’opinion, volonté de puissance, recherche inlassable du « buzz », présentation emphatique pour faire vibrer l’audimat, tout cela était bien loin d’une déontologie oubliée mais ces péchés méritaient-ils vraiment la sanction suprême ? Il finit par s’endormir, bourré de sédatifs en perfusion, avec l’ombre d’un remords.
Le lendemain, il put recevoir des visites, séparé par trois voiles de protection en matière plastique transparente. Pire que dans un parloir de prison ! Justement, alors qu’il était habité par l’évocation de corps lascifs dont il n’aurait plus jamais la jouissance, la première à se présenter fut Viviane, son ancienne compagne. Il l’avait quittée parce qu’elle voulait poursuivre leur relation sans habiter avec lui, comme beaucoup de couples à la page. Ils avaient conservé l’habitude de se téléphoner et récemment elle lui avait confié n’avoir aimé que lui. Elle avait, dit-elle, conservé toutes les lettres qu’il lui avait écrites et tous les poèmes qu’elle lui avait inspirés. Il cherchait la signification de sa venue : dernier adieu, fol espoir, curiosité malsaine ? Il élimina cette dernière hypothèse, la connaissant trop bien pour lui prêter des sentiments aussi vils. Elle disparut après qu’ils eurent échangés des gestes et des paroles inaudibles, leurs bouches s’ouvrant sans résultat comme celles des poissons dans un bocal. L’ambiance ouatée, la barrière médiane, faisaient penser aussi à un confessionnal, ce tribunal de petite instance pour âmes délictueuses et (pas toujours) repentantes, exercice d’entraînement au Purgatoire. Le visiteur suivant aurait pu y avoir recours car il avait autrefois graissé la patte d’un garagiste pour qu’il sabote le véhicule d’un rival amoureux. Celui-ci s’était sorti indemne par miracle des tonneaux qui s’étaient ensuivis. Revenu à de meilleurs sentiments, Vincent, l’ami de Rémi qui venait d’entrer dans la chambre, avait fait une brillante carrière de chercheur dans le domaine des religions puis d’ambassadeur.
Ah ! Ils en avaient tenu des conciliabules tous les deux, jusqu’au petit matin parfois, en éclusant du Jack Daniels. Il lui avait disséqué les subtilités, les arguties byzantines des différents dogmes. Il connaissait tout des synodes, des conciles, des Diètes, des controverses, des encycliques, des Pragmatiques Sanctions, et cela passionnait Rémi. Bercé de syncrétisme et de relativisme, Vincent rêvait d’un monde multiculturel, de tolérance et de cohabitation pacifique, le Liban des premières années à l’échelle de la planète… Mais ces idées utopiques n’étaient plus de mise aujourd’hui ; le temps était aux rapports de force et aux solutions radicales. La diplomatie à l’ancienne, toute en nuance et en finesse, qu’il déployait dans les négociations, avaient fini par faire du tort au pays. Il avait donc été rappelé sans ménagement et remplacé par un ectoplasme plus apte à parapher des accords où tout était perdu, y compris l’honneur. Rémi, bien qu’heureux de sa visite, lui fit signe de partir, excédé de ne rien comprendre à ses mimiques et paroles vaines comme sur un écran dont on a coupé le son. Rendu à sa solitude, il se dit qu’il n’avait pas tant à se plaindre ; cette journée venait de lui rappeler qu’il avait eu la chance de connaître l’amour et l’amitié, ces deux piliers de l’existence. Il s’estimait plus verni que bien d’autres, à commencer par ces enfants malades et condamnés, si courageux qu’ils trouvaient les mots pour consoler leurs parents, si pitoyables qu’ils faisaient pleurer les clowns venus pour les divertir. Eux n’auraient guère connu du monde que l’univers des hôpitaux. Encore les soignants leur apportaient-ils toute leur attention mais il y avait de quoi se révolter devant leur sort d’autant que leur nombre ne cessait de croître et que les hôpitaux pour enfants sortaient de terre à une cadence infernale. A ce rythme, il n’y aurait bientôt plus d’adultes…
Pour lui désormais le plus dur était à venir : la déchéance programmée, à la fois accélérée par rapport à la normale, et sophistiquée grâce à cette petite note kitsch qui consistait à vous changer en animal ratatiné et rabougri. Aurait-il droit à des serres, à des écailles, à des élytres ?... Le cerveau serait attaqué très vite, entraînant une absence de conscience humaine, plus cruelle encore qu’Alzheimer. Puis les membres atrophiés, métamorphosés, les organes internes en fusion jusqu’au sifflement continu du monitoring indiquant l’électrocardiogramme définitivement plat. Une « délivrance », comme au moment de la naissance, pour un corps ramené aux dimensions d’un fœtus… Son esprit vagabonda encore. En fixant les toits et les terrasses, il se disait que, décidément, l’homme aurait tout perdu. Plus question de penser comme cet autre auteur du vingtième siècle – cette période revenait farouchement à la mode – que la nature reprendrait ses droits et étoufferait avant de les réduire en miettes les monuments d’acier, de verre et de béton. Certes, ils se déliteraient, ne formant plus qu’un paysage de friches rouillées que personne n’aurait l’idée de réhabiliter, prêtes à être investies par des insectes définitivement vainqueurs ; mais les plantes auraient déjà disparu, asphyxiées par la pollution des sols, des eaux et de l’air. Elles ne reprendraient plus jamais possession de leur territoire. Il se souvint des utopies de sa jeunesse, des projets qu’hier encore il brassait pour sauver le monde. Tout était encore possible pour des esprits déterminés, surtout avec la conjoncture favorable que représentait la dépopulation : à quelque chose malheur est bon ! A condition toutefois que ces damnés virus n’éliminent pas l’espèce entière…Cette pensée le ramena à sa petite existence finissante, sur le lit à barreaux d’une chambre d’hôpital glauque et blafarde, face au soleil couchant déchiré par une haie de nuages menaçants.
Ayant pris définitivement son parti de la situation, il se consacra aux préparatifs du « voyage », réduits au strict minimum. Pendant qu’il en était encore temps, écrirait-il un dernier texte ? Ne serait-ce qu’un message ? Cette précaution lui parut inutile mais il fut effleuré par le regret d’avoir brûlé naguère toutes ses productions, jusqu’à la dernière ligne. Qui sait si plus tard elles n’auraient pas eu leur heure de gloire ? Puis, après avoir fait défiler par la pensée les femmes de sa vie, il entreprit de se lancer dans une longue méditation, convoquant ses souvenirs de chakras et de mantras. Grâce à eux et à la morphine qui coulait dans ses veines, il était proche du nirvana, imaginant un lac de montagne éclairé par le soleil levant, quand une escouade de toubibs et autres blouses blanches vint le tirer de sa torpeur. Derrière le mur vitré qui lui faisait face, le chef de service lui proposa par le truchement de la sonorisation de servir de cobaye pour un nouveau traitement sur lequel il fondait beaucoup d’espoirs. Peu optimiste en dépit des explications techniques auxquelles il ne comprit goutte, si ce n’est qu’il serait plongé dans un coma artificiel susceptible de s’éterniser, Rémi accepta cependant, ne serait-ce que pour être utile à la science. Il avait péché contre l’espérance car trois mois plus tard il se réveilla guéri. Au milieu du fracas des applaudissements et des cris de joie de l’équipe médicale triomphante, il gardait une attitude singulièrement grave et seul un mince sourire adoucissait son visage hâve et pâle. Personne ne comprit, pas plus Viviane que Vincent ou ses anciens collègues, d’où lui venait ce regard fixe et trouble, sa démarche sur coussin d’air et cet éternel sourire à double tranchant qui semblaient dissimuler d’impénétrables secrets.
Au milieu de son coma, il avait entendu distinctement une voix lointaine mais impérieuse lui confier une mission sacrée : « Tu seras celui par qui le Renouveau arrive ». Contre toute attente, cet agnostique invétéré prit le message au sérieux ; il se croyait Lazare et le voilà Messie ! La fonction ne l’intimidait pas plus que ça, au contraire elle lui rendait le sens des responsabilités qu’il avait toujours prisé. Le cœur gonflé, il était prêt à refaire l’Histoire. La barre tout de même était bien haute, la tâche immense mais il entreprit avec frénésie d’élaborer une stratégie, des plans A,B,C,D…Il commencerait par le plus simple : réformer les prisons et les centres d’asile, devenus si attrayants et confortables qu’ils suscitaient des vocations de criminels ou de sans-abri. Il irait prêcher la bonne parole auprès des gouvernants et des citoyens eux-mêmes en les exhortant à l’honnêteté et au travail. Sur l’envahissement des déchets qui gagnait chaque jour du terrain, il avait beaucoup réfléchi et avait mis au point un programme qu’il jugeait indispensable. Les mesures radicales de transformation sociales auxquelles il pensait depuis longtemps lui semblaient faciles à imposer en dépit des coutumières résistances au changement. Même optimisme pour l’écologie : renaissance de la « nature » et recyclage des insectes dans un écosystème raisonné. Par souci d’une efficience maximale il se résolut à se présenter à la Présidence de la République et fut élu au premier tour de scrutin grâce à son enthousiasme, et aussi à de multiples tours de passe-passe qui lui valurent l’admiration générale. Son mandat commença sous les meilleurs auspices, tout avançait selon ses vœux. Pourtant un problème le taraudait, comment ferait-il pour recréer les oiseaux sans avoir recours aux scientifiques et à leurs odieuses manipulations chimio-génétiques ? Et comment cette espèce rénovée artificiellement allait-elle évoluer ? C’est sur cette dernière interrogation angoissée qu’il se sentit couler.