Lui
Annie Fuselier
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible.
Les hostilités ont commencé sans déclaration. L’ennemi a attaqué sans sommations. Il a gagné le front en catimini, mine de rien. Non, l’ophtalmologiste n’y peut rien. Loupes, lunettes ou lentilles sont inefficaces. IL est invisible, omniprésent pourtant. Les chiffons s’usent à ne rien essuyer. Les lingettes s’épuisent à ne rien nettoyer. Gants et masques ne protègent plus de rien. IL est indécelable. Nul ne peut en contrôler la puissance. Aucun fusil, aucun canon, aucune bombe ne saurait l’anéantir.
Rendons nous à l’évidence : l’affrontement est inégal. Les piétons sur le trottoir, les voitures sur la chaussée, les habitants dans leur logis ont été surpris en flagrant délit d’innocence. LUI se dérobe aux regards. Impalpable, sournois, il échappe à la vue, à la science, à l’entendement. En première ligne, les soignants le traquent avec obstination. Leur défenses sont mises à rude épreuve. Toute leur énergie est concentrée sur LUI, absorbée par LUI, accaparée par LUI. Le Docteur Help crie « au secours !», réclame des renforts à l’arrière, du matériel supplémentaire. L’intendance ne suit pas toujours devant l’urgence des circonstances et l’avancée inexorable de l’adversaire.
Quand le Dr H. revient du front, épuisé par une lutte désarmée, sa famille est totalement exposée à la contamination. Y échapperont-ils, ses trois enfants, son épouse, qui tente d’assurer la désinfection heure par heure des poignées de portes, du plan de travail de la cuisine, de la céramique du lavabo, des vêtements de chacun ?
Des confrères tentent une percée en prescrivant de nouvelles tactiques. La discorde s’installe parmi les forces en présence. Le chef des armées et son état-major hésitent quant à l’offensive à déclencher. Les officiers proposent des stratégies diverses. De quel côté est la raison ? Les décrets du haut commandement ne sont pas toujours suivis d’effet. Les troupes manquent parfois de discipline.
Pendant ce temps IL affirme ses positions, se propage, se développe, gagne du terrain, imperturbablement, sur le champ. Sur le champ d’honneur, malgré la dignité de tous, c’est plutôt l’horreur. Les baraquements médicaux sont vite débordés, envahis. C’est l’occupation générale ! L’adversaire microscopique se répand, incoercible, invincible, impuni. La zone de démarcation est vite effacée : toute la population est cernée, concernée. L’arsenal se révèle notoirement insuffisant, les effectifs opérationnels baissent avec la contagion. Après la mobilisation de toutes les garnisons, ordre est donné d’un confinement général.
Dans les maisons, il est relativement bien accepté. On garde le monstrueux rival à distance. On se sent à l’abri. Le moindre jardinet permet de s’aérer, de mieux supporter la présence ennemie, que l’on croit lointaine. Un musicien répète sur sa pelouse, un sportif entretient sa forme sur sa terrasse, les enfants s’égayent et dépensent leur énergie dans leur cour.
C’est une tout autre histoire dans les appartements. La tension est proportionnelle aux mètres carrés. Les familles cherchent à accorder un coin à chacun de leurs membres. L’école et le travail se font à distance. Vive la technologie, quand le réseau n’est pas saturé ! La première semaine, on prend ses marques avec un arrière-goût de vacances imposées. Puis les enfants commencent à tourner en rond, incapables de canaliser leur besoin d’air et d’exercice. Les copains leur manquent. Ils se cognent aux confins trop étroits de leur chambre. Mélanie Martin s’efforce d’apaiser les tensions. Son mari, excédé par les disputes entre ses fils, ronge son frein.
C’est alors que les conflits éclatent. Les mots deviennent plus violents, les gestes s’énervent, les tiraillements se révèlent de plus en plus palpables. Aucun endroit pour se retirer, nul refuge pour s’isoler et se calmer. L’ennemi n’est plus à l’extérieur. Il occupe tout l’espace familial, restreint par la porte d’entrée. Personne d’autre ne peut y pénétrer et personne ne doit en sortir. La démocratie domestique devient une suite de règlements de compte. Un univers carcéral se crée. La promiscuité devient pénible à supporter. La cohabitation dévoile par le menu les manies de chacun. La présence continuelle de celui qui devient importun, agaçant, ne laisse plus de place à l’attente, au rêve, à l’imagination. L’indulgence, la patience, l’empathie sont laminées par le monstre proliférant.
Ceux qui sont seuls sont heureusement préservés des antagonismes interpersonnels. En revanche ils n’ont personne avec qui partager leur angoisse. Anne Michel, enfermée dans ses deux pièces, n’a que le téléphone pour la relier avec sa fille, avec le monde. La télévision la connecte aussi avec l’extérieur mais les informations distillées à longueur de journée, avec leur pléthore de statistiques morbides, ne lui sont d’aucune consolation. Anne ressent comme un lourd chagrin le poids de la solitude. Elle a, en plus, la terreur de se retrouver face à l’ennemi. Elle le sait, elle le craint. IL s’immiscera peut-être demain dans son panier à provisions ou dissimulé dans le rare courrier qu’elle reçoit encore. Ses activités au club de seniors lui manquent. Sa sortie quotidienne en ville n’est plus qu’un souvenir, qui s’efface dans le silence de son salon. Elle qui croyait avoir mérité, avec sa petite retraite, de vivre paisiblement et de pouvoir, au marché, s’offrir un café avec ses amies ! Elle n’a même plus le courage de s’en préparer, du café !
Qu’ont fait les hommes pour mériter cela ? Ils ne prennent même pas le temps d’y réfléchir. Ils s’occupent à chercher comment meubler leur journée. Le ciel a beau se teinter d’azur, le printemps a beau s’annoncer à grand renfort de fleurs et de bourgeons, nul n’y prête attention. Il faut batailler et survivre ! Le siège peut durer.
Chacun se retrouve donc en face-à-face avec lui-même. Il est cloîtré dans sa propre conscience. Prisonnier de pensées obsédantes, il trompe son désarroi en s’attelant à des tâches dérisoires. A quoi bon faire le ménage si l’on doit mourir demain ? A quoi bon cuisiner, dessiner, écrire, faire de la musique, si demain n’arrive jamais ? S’il faut déposer les armes et admettre la défaite. Peut-être faudrait-il laisser la maison en bon ordre pour le cas où l’on ne reviendrait pas de l’hôpital. Le cœur n’y est pas. Il est tout entier envahi par le bruit effrayant du silence de cette conflagration muette. Les rues désertes s’animent, le soir, de coups frappés sur des casseroles pour soi-disant rendre hommage à ceux qui travaillent. N’est-ce pas aussi pour faire fuir l’ennemi ? Un bruit de crécelle insignifiant au détour d’une immense léproserie.
LUI, le tueur imperceptible, IL est sinistre et injuste, ce lâche mutique. Un vrai dinosaure géant dans son état minuscule ! Sa progression implacable cette semaine semble anéantir tous les espoirs. IL nous impose un confinement plus strict. Méprisons-le. Il va bien falloir continuer à vivre en face de nous-mêmes.
Relevons le défi ! Pas de découragement. Soyons braves. Organisons la résistance. Nous avons les ressources pour terrasser l’adversaire ! L’agent pathogène doit être dessaisi de sa couronne funeste. Formons des alliances pour que notre révolte, aussi grégaire soit-elle, devienne sincèrement solidaire. Fallait-il cet assaut, cette bataille involontaire pour que nous comprenions que nous ne pouvons pas vivre les uns sans les autres ? La phrase célèbre : « L’enfer c’est les autres » n’est pas d’actualité. Le seul enfer c’est LUI, le numéro 19 ! Nous ne nous avouerons pas vaincus !
Sartre n’a pas connu une telle pandémie. Si elle nous a appris quelque chose d’essentiel c’est bien que les autres nous manquent dès qu’ils ne sont plus à portée d’une poignée de mains ou d’une étreinte !
Annie Fuselier
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible.
Les hostilités ont commencé sans déclaration. L’ennemi a attaqué sans sommations. Il a gagné le front en catimini, mine de rien. Non, l’ophtalmologiste n’y peut rien. Loupes, lunettes ou lentilles sont inefficaces. IL est invisible, omniprésent pourtant. Les chiffons s’usent à ne rien essuyer. Les lingettes s’épuisent à ne rien nettoyer. Gants et masques ne protègent plus de rien. IL est indécelable. Nul ne peut en contrôler la puissance. Aucun fusil, aucun canon, aucune bombe ne saurait l’anéantir.
Rendons nous à l’évidence : l’affrontement est inégal. Les piétons sur le trottoir, les voitures sur la chaussée, les habitants dans leur logis ont été surpris en flagrant délit d’innocence. LUI se dérobe aux regards. Impalpable, sournois, il échappe à la vue, à la science, à l’entendement. En première ligne, les soignants le traquent avec obstination. Leur défenses sont mises à rude épreuve. Toute leur énergie est concentrée sur LUI, absorbée par LUI, accaparée par LUI. Le Docteur Help crie « au secours !», réclame des renforts à l’arrière, du matériel supplémentaire. L’intendance ne suit pas toujours devant l’urgence des circonstances et l’avancée inexorable de l’adversaire.
Quand le Dr H. revient du front, épuisé par une lutte désarmée, sa famille est totalement exposée à la contamination. Y échapperont-ils, ses trois enfants, son épouse, qui tente d’assurer la désinfection heure par heure des poignées de portes, du plan de travail de la cuisine, de la céramique du lavabo, des vêtements de chacun ?
Des confrères tentent une percée en prescrivant de nouvelles tactiques. La discorde s’installe parmi les forces en présence. Le chef des armées et son état-major hésitent quant à l’offensive à déclencher. Les officiers proposent des stratégies diverses. De quel côté est la raison ? Les décrets du haut commandement ne sont pas toujours suivis d’effet. Les troupes manquent parfois de discipline.
Pendant ce temps IL affirme ses positions, se propage, se développe, gagne du terrain, imperturbablement, sur le champ. Sur le champ d’honneur, malgré la dignité de tous, c’est plutôt l’horreur. Les baraquements médicaux sont vite débordés, envahis. C’est l’occupation générale ! L’adversaire microscopique se répand, incoercible, invincible, impuni. La zone de démarcation est vite effacée : toute la population est cernée, concernée. L’arsenal se révèle notoirement insuffisant, les effectifs opérationnels baissent avec la contagion. Après la mobilisation de toutes les garnisons, ordre est donné d’un confinement général.
Dans les maisons, il est relativement bien accepté. On garde le monstrueux rival à distance. On se sent à l’abri. Le moindre jardinet permet de s’aérer, de mieux supporter la présence ennemie, que l’on croit lointaine. Un musicien répète sur sa pelouse, un sportif entretient sa forme sur sa terrasse, les enfants s’égayent et dépensent leur énergie dans leur cour.
C’est une tout autre histoire dans les appartements. La tension est proportionnelle aux mètres carrés. Les familles cherchent à accorder un coin à chacun de leurs membres. L’école et le travail se font à distance. Vive la technologie, quand le réseau n’est pas saturé ! La première semaine, on prend ses marques avec un arrière-goût de vacances imposées. Puis les enfants commencent à tourner en rond, incapables de canaliser leur besoin d’air et d’exercice. Les copains leur manquent. Ils se cognent aux confins trop étroits de leur chambre. Mélanie Martin s’efforce d’apaiser les tensions. Son mari, excédé par les disputes entre ses fils, ronge son frein.
C’est alors que les conflits éclatent. Les mots deviennent plus violents, les gestes s’énervent, les tiraillements se révèlent de plus en plus palpables. Aucun endroit pour se retirer, nul refuge pour s’isoler et se calmer. L’ennemi n’est plus à l’extérieur. Il occupe tout l’espace familial, restreint par la porte d’entrée. Personne d’autre ne peut y pénétrer et personne ne doit en sortir. La démocratie domestique devient une suite de règlements de compte. Un univers carcéral se crée. La promiscuité devient pénible à supporter. La cohabitation dévoile par le menu les manies de chacun. La présence continuelle de celui qui devient importun, agaçant, ne laisse plus de place à l’attente, au rêve, à l’imagination. L’indulgence, la patience, l’empathie sont laminées par le monstre proliférant.
Ceux qui sont seuls sont heureusement préservés des antagonismes interpersonnels. En revanche ils n’ont personne avec qui partager leur angoisse. Anne Michel, enfermée dans ses deux pièces, n’a que le téléphone pour la relier avec sa fille, avec le monde. La télévision la connecte aussi avec l’extérieur mais les informations distillées à longueur de journée, avec leur pléthore de statistiques morbides, ne lui sont d’aucune consolation. Anne ressent comme un lourd chagrin le poids de la solitude. Elle a, en plus, la terreur de se retrouver face à l’ennemi. Elle le sait, elle le craint. IL s’immiscera peut-être demain dans son panier à provisions ou dissimulé dans le rare courrier qu’elle reçoit encore. Ses activités au club de seniors lui manquent. Sa sortie quotidienne en ville n’est plus qu’un souvenir, qui s’efface dans le silence de son salon. Elle qui croyait avoir mérité, avec sa petite retraite, de vivre paisiblement et de pouvoir, au marché, s’offrir un café avec ses amies ! Elle n’a même plus le courage de s’en préparer, du café !
Qu’ont fait les hommes pour mériter cela ? Ils ne prennent même pas le temps d’y réfléchir. Ils s’occupent à chercher comment meubler leur journée. Le ciel a beau se teinter d’azur, le printemps a beau s’annoncer à grand renfort de fleurs et de bourgeons, nul n’y prête attention. Il faut batailler et survivre ! Le siège peut durer.
Chacun se retrouve donc en face-à-face avec lui-même. Il est cloîtré dans sa propre conscience. Prisonnier de pensées obsédantes, il trompe son désarroi en s’attelant à des tâches dérisoires. A quoi bon faire le ménage si l’on doit mourir demain ? A quoi bon cuisiner, dessiner, écrire, faire de la musique, si demain n’arrive jamais ? S’il faut déposer les armes et admettre la défaite. Peut-être faudrait-il laisser la maison en bon ordre pour le cas où l’on ne reviendrait pas de l’hôpital. Le cœur n’y est pas. Il est tout entier envahi par le bruit effrayant du silence de cette conflagration muette. Les rues désertes s’animent, le soir, de coups frappés sur des casseroles pour soi-disant rendre hommage à ceux qui travaillent. N’est-ce pas aussi pour faire fuir l’ennemi ? Un bruit de crécelle insignifiant au détour d’une immense léproserie.
LUI, le tueur imperceptible, IL est sinistre et injuste, ce lâche mutique. Un vrai dinosaure géant dans son état minuscule ! Sa progression implacable cette semaine semble anéantir tous les espoirs. IL nous impose un confinement plus strict. Méprisons-le. Il va bien falloir continuer à vivre en face de nous-mêmes.
Relevons le défi ! Pas de découragement. Soyons braves. Organisons la résistance. Nous avons les ressources pour terrasser l’adversaire ! L’agent pathogène doit être dessaisi de sa couronne funeste. Formons des alliances pour que notre révolte, aussi grégaire soit-elle, devienne sincèrement solidaire. Fallait-il cet assaut, cette bataille involontaire pour que nous comprenions que nous ne pouvons pas vivre les uns sans les autres ? La phrase célèbre : « L’enfer c’est les autres » n’est pas d’actualité. Le seul enfer c’est LUI, le numéro 19 ! Nous ne nous avouerons pas vaincus !
Sartre n’a pas connu une telle pandémie. Si elle nous a appris quelque chose d’essentiel c’est bien que les autres nous manquent dès qu’ils ne sont plus à portée d’une poignée de mains ou d’une étreinte !