Notre sauveur est né
Bernard Jacquot
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible », pense Luke, le front dégoulinant de sueur. « C'est pas le moment de trembler. Ce que j'ai au bout des doigts, c'est… C'est juste l'avenir du monde… Bon, pas de quoi être impressionné, d'accord, mais quand même... »
C'était vrai. C'est exactement ce qu'il était en train de faire, le petit Luke : sauver l'humanité. Rien de plus, rassurez-vous… Mais rien de moins non plus.
C'est grâce à la prépotence de l'intelligence artificielle que le pot-aux-roses avait été mis au jour. Un message Internet, issu d'un banal site d'après-vente, indiquait qu'un lot de papier crépon avait été pollué par une fuite de benzène au stade initial de sa fabrication, et qu'une certaine caisse, - la 24ème d'un lot de 1200, - ne pouvait être utilisée.
Ce n'était qu'un message anodin pêché au milieu de 379 milliards de courriels, - infiniment moins menaçant que d'autres qui appelaient, en termes parfois non cryptés, à la rébellion citoyenne, au Djihad rédempteur, au crachat purificateur sur fond de trafic d'armes, d'explosifs, et de masques sanitaires imperméables au covid 19. Pourtant, cette apparente innocuité provoqua une alerte au cœur de MultiLob, le logiciel d'Intelligence Artificielle de l'Alliance Verte. Le software géant dérouta le programme vers l'application de gestion immédiate de sécurité. Perdu au fond des térabits de mémoire vive de la machine, c'est le mot « benzène » qui déclencha l'analyse. Douze ans plus tôt, le déraillement d'un train acheminant 79 tonnes de déchets nucléaires avait, suite au sabotage d'une voie, menacé les plaines de la Beauce d'un gigantesque déferlement de noyaux d'hélium, de photons et d'électrons, sous-produits des résidus non fissibles de nos valeureuses centrales. Au terme d'une laborieuse enquête, quatre pimpins avaient été arrêtés, - ceux qui avaient dessoudé les rails non loin de la cathédrale de Chartres, - et leur code de cryptage avait été cassé. Celui-ci était basé sur une involution morpho-syntaxique générée par le mot «cyclohexane». Or le cyclohexane, à l'instar du benzène, n'est rien d'autre qu'un hydrocarbure cyclique hexagonal, et il n'en fallait pas davantage pour lancer l'alerte du MultiLob.
Cette méfiance s'avéra payante. Grâce à une involution morpho-syntaxique dérivée de la précédente, adaptée par une translation temporelle de 12 années, MultiLob vint à bout du message.
Lorsque le chef d'état major prit connaissance de l'annonce décodée, il aurait pu sentir ses cheveux se hérisser sur sa tête, si son crâne n'avait été plus lisse qu'un œuf à repriser. Un consortium irano-pakistano-coréen avait enfoui en 13 endroits stratégiques de la planète – 5 en Amazonie, 4 au pôle nord et 4 au pôle sud – des bombes H de 100 mégatonnes, dont l'explosion simultanée devait permettre, en quelques jours, de faire fondre la quasi-totalité des calottes glaciaires, d'élever de 60 mètres le niveau des océans, et d'engloutir subséquemment les terres côtières les plus basses, des Pays-Bas au Bangla Desh, du Sénégal au Cambodge. Parallèlement, la destruction de la forêt équatoriale allait provoquer une sécheresse généralisée. La vie animale et végétale disparaîtrait, desséchée, des suites d'une inondation ! Palsambleu ! Les insectes, les éphémères, les ovipares, les vivipares, les ovo-vivipares, les mammifères terrestres et marins, les ornithorynques, les abeilles et les punaises de lit allaient succomber ! Privés de nourriture, les caméléons ne survivraient pas ! Les kangourous, les okapis et les ours polaires non plus ! Enfer ! Vous imaginez un monde dépourvu d'abeilles, de caméléons, d'okapis et d'éphémères ? Trop éphémère ! Invivable !
MultiLob localisa dans un blockhaus de Bidart (Pyrénées Atlantiques) le processeur centralisé chargé de mettre à feu les charges thermonucléaires. Le chef d'état major dépêcha Luke, à la tête d'une équipe de voltigeurs, pour sauver l'humanité. Et même, tant qu'à faire, pour sauver l'ensemble de la vie sur Terre. Luke et son équipe, revêtus d'une ossature à luminescence électromagnétique pour tromper les capteurs de présence autour de la base terroriste, s'étaient approchés du blockhaus dans lequel les tireurs de bombe H étaient retranchés. Un trou dans la gangue de béton à l'aide du perforateur à plasma froid, - une injection d'oxygène pur à 23 bars dans la cambuse, - et les occupants, malgré leurs masques et leurs combinaisons antistatiques, furent éradiqués en 30 secondes chrono.
Une fois la base nettoyée, Luke s'était retrouvé seul devant l'ordinateur. Là, c'était une autre paire de manches ; il ne s'agissait plus de liquider 30 margoulins, simples humains armés de bazookas et de désintégrateurs moléculaires, mais de venir à bout d'un logiciel auto-adaptatif, tel que MultiLob l'avait cerné.
Luke s'était mis au travail. Il devait accéder au noyau du programme, vaincre la barrière d'allocation dynamique de mémoire, et trouver le chien de garde chargé de déclencher la mise à feu dès la détection d'une intrusion ou d'un fonctionnement inattendu des interfaces. Dégoulinant de sueur et d'angoisse, il pénétra dans la jungle des octets, la savane des bits, la steppe des multicouches.
Son visage ruisselait de sueur. Sa respiration était saccadée, comme celle d'un coureur de 400 m après une séance d'entraînement. Lui, c'était une course contre la montre qu'il livrait, - une compétition contre le plus inhumain des chronomètres. Il réussit à bricoler, dans un coin de mémoire morte, le bootstrap destiné à envoyer un signal factice de bon fonctionnement au logiciel de garde. Puis à lancer son exécution depuis le panneau de commande. Une fois cette tromperie mise en place, il suffisait de couper le signal W-Fi chargé de convoyer, jusqu'aux pôles et en Amazonie, l'ordre de mise à feu des bombes thermonucléaires. Il s'y attela.
Il fut interrompu par un SMS. C'était Liz, son épouse.
« Pense à prendre le pain avant de rentrer. »
Luke sourit. Bon Dieu, elle avait bien fait d'écrire, - il avait failli oublier ! Il dicta sa réponse au système : « Une seconde. Je finis de sauver le monde et j'arrive. »
Au moment où il coupa le signal Wi-Fi, un essaim d'abeilles nichant à l'extérieur du blockhaus détecta un changement d'état dans l'atmosphère. Les industrieuses ouvrières s'étaient habituées aux ondes de 5 GigaHerz ; leur absence les déstabilisa. Cette rupture de routine provoqua leur colère et la plus revendicatrice de l'essaim, guidée par une odeur de peur et de transpiration, pénétra dans le blockhaus par l'orifice du perforateur. Elle repéra instantanément l'humain suant d'angoisse penché sur le tableau clignotant. Avant que l'homme ait pu soupçonner quoi que ce soit, elle s'engouffra par le col de sa chemise vers l'origine de l'odeur. Et là, elle planta son dard furieux.
Luke poussa un cri de douleur. Le vrombissement énervé, au niveau de ses cervicales, lui révéla instantanément la catastrophe.
Il était allergique, Sang du Christ ! Le venin de l'abeille allait empoisonner ses tissus, déclenchant un excès d'anticorps, provoquant un œdème qui enflerait, gonflerait…
Il sentit très vite venir la paralysie. Il s'effondra sur la dalle de béton tandis que le logiciel, pas tout à fait vaincu, commençait à se réparer lui-même.
Désormais Luke était immobile. L'abeille, ce petit hyménoptère si nécessaire à notre survie, l'avait frappé entre la troisième et la quatrième vertèbre. Le poison craché par le dard s'était rapidement fixé aux mastocytes, et l'histamine diabolique submergea les chairs de notre sauveur.