Daniel Birnbaum
Faire surface
J’avais besoin d’argent. Ou de travailler. Enfin je ne sais plus. L’un ou l’autre. Alors j’ai eu une idée. Je me suis rendu dans une agence immobilière. Je me suis planté devant le premier gars venu. Enfin le deuxième parce que le premier c’était moi. Et je lui ai dit : voilà, je mesure 1,9 m2. Oui, me dit-il, c’est intéressant. C’est la moyenne non ? Exactement lui répondis-je, ni plus ni moins. En prononçant le moinsse, pour faire un effet sans doute. Mais sans l’accent de Marseille, attention. Non, quand même, à Paris il ne faut pas exagérer. Il me regarda, faillit redire c’est intéressant, ou peut-être c’est très intéressant, mais se jugea au-dessus de ça. Et que puis-je pour vous monsieur ? En prononçant légèrement mais ostensiblement le mon et le sieur. Ça faisait un peu débile mais je n’ai pas relevé. Après tout c’est moi qui avais commencé. Eh bien c’est simple dis-je, le m2 vaut cher dans cet arrondissement (pas bête, j’avais exprès ciblé le 16ème), je vous les vends. Quoi donc, dit-il ? Il avait très bien compris mais il voulait se donner du temps. Etait-il tombé sur un fou ? Sans doute, mais comment l’éconduire élégamment ? Eh oui, même un agent immobilier peut être élégant de temps à autre. Je jouais le jeu. Je vous vends 1,9 m2. Vous me vendez 1,9 m2 de surface c’est ça ? Oui, dis-je, satisfait. De surface de peau ? Ben oui, dis-je, comme si ça allait de soi. Et en effet, ça allait bien de moi. Fallait réfléchir. On avait arrêté avec les prononciations bizarres. Il prit son air le plus sérieux possible, celui qu’il avait l’habitude de prendre quand il arnaque les clients, même élégamment, avec un léger sourire, et il me dit : mais c’est que les m2 doivent se trouver au sol vous savez, pas… dressés. Pas de problème dis-je et je m’allongeai devant lui tout de go, enfin, tout du long. Lui, qui avait pris le parti de la farce, se mit à me marcher dessus. Voyons, voyons, c’est pas mal ce (re)vêtement, mais pas inusable cependant, il faudra en changer, mettez-vous une moquette mon vieux (je notai la condescendance). Je ne dis pas non, un peu étouffé que j’étais entre le sol et ses chaussures. Heureusement il était léger. Il n’investissait pas ce qu’il gagnait sur lui. Je lui fis signe que oui. Il fallait que j’accepte toutes les conditions si je voulais travailler. Ou alors, si vous voulez être une cuisine, mettez-vous des carreaux. Ça tombait bien des carreaux j’en avais, sur ma chemise. Je suivis donc l’idée d’être une cuisine. Ça m’a toujours plu la cuisine. Je ne voulais pas être une salle de bain, à cause de l’eau, je n’aime pas l’humidité, ni un WC, pour des raisons évidentes. Je tombai, enfin pas exactement puisque j’étais déjà au sol, j’enlevai la veste et montrai fièrement mes beaux carreaux. Pas mal me dit-il, c’est contemporain. Bien sûr que c’était contemporain, puisque je venais de l’acheter. J’achète ! Me lança-t-il. Mais il faudra carreler aussi le pantalon. Et les chaussures. Des charentaises feront l’affaire. Je lui promis de le faire.
Il réfléchit un moment et finit par trouver l’idée bonne. Il était devenu difficile de trouver des cuisines sur mesure. Il proposa d’acheter la surface opérationnelle, soit 0,8m2. Je dis oui. Il me tendit un contrat, me fit signer, me dit où je devais me rendre et me donna même une avance. Et le voilà qui était devenu propriétaire de 0,8m2 de carreaux dans le 16ème. Et moi j’avais trouvé un travail. Vous auriez des amis susceptibles de fournir de la surface ? Des amis susceptibles j’en avais. Mais ils n’avaient pas beaucoup de surface. Souvent, moins on a de surface plus on est susceptible. Je vais voir, lui dis-je. Il en faudrait une trentaine, de quoi faire les trois huit. Je n’ai pas tant d’amis mais les gens cherchant du travail sont légions. Cela me donna une idée. Monter une agence de recrutement. Au bout de quelques mois je disposais de surfaces conséquentes et de plusieurs types de sols. Je laissai tomber mon travail de sol de cuisine.
Tout s’est mis à bien marcher. Et ça dure encore. Une fois il y eut une grève et le sol disparut sous mes pieds. Mais sinon, pour ne plus être terre-à-terre, je peux me vanter d’avoir contribué à résoudre à la fois la crise du logement et celle du travail. Ce succès bien sûr, comme tous les succès, me valut des inimitiés. Mais elles ne méritent pas que je m’y étende. Surtout, il donna des idées à d’autres. De nombreuses agences virent le jour de par le monde. Et c’est ainsi que quelques années plus tard les humains se mirent à vivre les uns sur les autres. Tour à tour.