Anaïs Le Brun
Quinze août
Tout le monde était dans l’église. Le village semblait vide, la grande place était déserte. Le soleil déjà haut. La chaleur montait dans l’air sec d’une mi-août caniculaire. Les feux de collines incontrôlables et un sirocco violent faisaient la une des journaux locaux depuis plusieurs semaines. On entendait le bourdonnement lointain des Canadairs. De mémoire de sicilien, on n’avait rarement vu un été aussi torride depuis de nombreuses années.
Calore da morire. Les vieilles en robe noire, assises à l’ombre des pas de porte sur des tabourets en bois branlants, se plaignaient inlassablement. Les jours coulaient, les litanies duraient. Des soupirs s’échappaient à tous les coins de rue. Un gémissement continu.
La sueur coulait en gouttes régulières le long de ses tempes. Elle avait sorti son éventail acheté la veille à un marchand ambulant. Elle ne brassait que de l’air chaud. À peine un souffle. L’odeur âcre de l’encens qui brûlait près de l’autel s’était répandue jusque dans le fond de l’église. Des pleurs d’enfants, des respirations fortes, le grincement des pieds de chaise sur les dalles. Des échos sous la voûte. On étouffait. Le marbre et la pierre n’apportaient plus aucune fraîcheur. On n’avait nulle part où se rafraichir. Les plages, prises d’assaut, étaient à des dizaines de kilomètres de là. On n’envisageait même pas que la mer pouvait être d’un quelconque réconfort. On était cerné par des terres brûlées.
La lumière du dehors était blanche, crue. Pour se faire à l’obscurité, elle avait dû cligner plusieurs fois des yeux lorsqu’elle avait passé le seuil de l’église et s’était avancée dans l’allée centrale à la recherche d’une place. Elle ne savait pas vers quel banc elle devait se diriger. Elle s’était toujours sentie étrangère, les gens d’ici la toléraient mais elle savait qu’elle n’était rien pour eux. Il y avait là, entassée sur les premières rangées, toute la belle-famille, adultes et enfants réunis. Ils occupaient la moitié de la petite église. L’autre moitié était composée de proches voisins, de connaissances, de cousins éloignés venant du nord, de l’ouest, Palerme, Catane. Tout le monde avait fait le déplacement. C’était le quinze août. Personne n’aurait manqué la messe. Et encore moins le baptême célébré à cette occasion. Personne non plus ne voulait rater la procession, le char de la Vierge, la fanfare, le bal.
Ils étaient arrivés à Cerami la veille au matin. Ils venaient de l’autre bout de l’île, tout à l’ouest. Ils avaient longé la mer par l’autoroute littorale, contourné Palerme. La petite Fiat rouge, louée pour les vacances, avait bifurqué à la sortie de l’A19 qui indiquait « Enna ». En remontant la route vers le nord, ils avaient serpenté sur plusieurs kilomètres à travers les collines grillées par le soleil. On apercevait la haute masse du volcan dans le lointain. Des coulées de lave, plus ou moins foncées, certaines récentes, avaient bavé le long de ses flancs. Ils avaient traversé Nicosia. Il avait fallu rouler encore une trentaine de minutes pour que le village apparaisse au détour du dernier virage en épingle. Ils étaient en Sicile depuis deux semaines. Les congés d’été. La belle-famille avait insisté. Le baptême qu’ils ne pouvaient pas manquer. On leur en aurait voulu. Surtout à elle.
Elle s’assit en bout de banc. Il ne serait pas à côté d’elle pendant la cérémonie, il était déjà placé à côté de sa mère, à l’exact opposé. L’habitude d’être isolée dans de telles circonstances l’avait obligée à adopter une attitude de repli. Ce n’était pas encore douloureux, tout au plus ennuyeux et trop systématique. Elle avait essayé de prendre le pli, un mélange de distance respectueuse et de profond désintérêt qu’elle feignait de cacher. Elle ne savait pas trop jusqu’à quand elle tiendrait. En cet instant précis, elle n’attendait que de repartir vers l’ouest de l’île. La Sicile ne se négociait pas l’été. Alors, elle avait choisi Trapani. Et avait obtenu de ne venir à Cerami que pour le week-end férié du baptême. Personne de la famille n’habitait dans les environs, et lui ne connaissait pas bien la pointe ouest. Il voulait voir les salines. La curiosité l’avait emporté cette fois-ci.
La cérémonie commençait en retard. Les enfants pleuraient, on les laissait faire. Le prêtre avait essayé d’obtenir un silence relatif, en vain. Il s’était résigné à commencer la messe dans le brouhaha ambiant. Elle s’ennuyait. Elle ne croyait pas à tout ça. Pour passer le temps, elle observait les autres. Elle regardait la famille à la dérobée. Elle le regardait lui aussi, tout au bout de la rangée. La main gauche de sa mère était posée sur son genou. Les ongles longs de ses mains bronzées étaient peints d’un vernis nacré. Ils accrochaient la lumière.
Il était presque midi. Le carillon sonna. Ils entendirent d’abord un bruit sourd. Comme un objet lourd tombé au sol. Elle tourna la tête et vit le père à genoux, par terre, la main sur la poitrine, le visage crispé, rouge. Il étouffait. Puis, elle le vit lui qui se levait brusquement. La panique sur son visage. Il se pencha, son bras passa sous les épaules de son père pour le redresser. Elle se leva à son tour. Le banc bascula en arrière. Les gens de la rangée du devant s’étaient retournés, des femmes avaient crié. La foule de l’église se rapprochait et devenait compacte autour d’eux. Elle entendit qu’on téléphonait aux secours. Elle n’arrivait plus à voir personne qu’elle connaissait. Les cousins, les voisins, tout le monde s’était agglutiné. Une odeur acide de sueur, de déodorant bon marché et de patchouli avait envahi l’église. Le visage du père se fondit dans les robes à fleurs et les vestons chics de la fête.
Une dizaine de minutes plus tard, il était mort. On avait dû coucher le corps à même les dalles, entre les bancs. Les secours avaient mis longtemps à arriver. C’était le quinze août. Ils n’avaient pu que constater le décès. Les yeux étaient devenus vitreux. Le regard s’était figé. Le coeur s’était arrêté.
Il n’y avait pas eu de baptême. Les proches, les voisins s’étaient relayés pendant deux jours auprès de la famille du défunt. La chaleur avait accéléré la date de l’enterrement. L’avis avait été publié dès le lendemain de la mort. On avait placardé dans tout le village des affichettes avec le nom du mort en grosses lettres capitales, c’était la tradition. Une récente photographie de lui portant cravate et costume sombre avait été accolée au texte, on aurait dit une affiche électorale.
Pour se rendre au cimetière, il fallait traverser tout le village, le soleil au zénith, descendre encore en contrebas de la route, suivre les anciennes terrasses agricoles délimitées par des murets en pierre qui s’effritaient de sécheresse, au bout d’un chemin de terre trouver l’étroite entrée fermée par un portail en fer forgé rouillé dont le loquet était cassé depuis longtemps. Le cortège s’étirait sur toute la longueur de la rue principale. Il emplissait le village de bruits assourdis de pas et de tissus froissés. Il semblait que toute la région s’était déplacée. Une immense vague d’hommes et de femmes transpirant dans leurs habits noirs avait déferlé d’un bout à l’autre du village. Les rideaux en fer de la boucherie, de l’épicerie, et du café avaient été descendus. Le kiosque à journaux était resté fermé. Les pas de portes désertés, les fenêtres muettes. Même le linge qui, d’habitude, pendait aux fenêtres, avait été rentré à l’intérieur. La foule s’était pressée autour des tombes et des chapelles.
Il tremblait. Elle savait qu'il se mordait la langue. Elle voyait les mouvements de sa mâchoire et la peau de sa joue qui se tendait. Le soir de la mort de son père, il s’était effondré à genoux par terre dans la chambre, les mains sur le visage. Il était resté prostré plusieurs heures. Elle n’avait pas osé le toucher. Elle était restée elle aussi assise sans bouger sur le lit. Cette nuit-là, il avait dormi recroquevillé à même le sol. Il avait pleuré longtemps en silence, et, dans la pénombre, elle voyait ses épaules se soulever doucement. Elle n’avait pas dormi et l’avait regardé jusqu’à l’aube. Ils n’avaient échangé aucun geste, aucune parole. Alors que le jour perçait à peine au travers des persiennes, il s’était levé et avait quitté la chambre.
La sueur coulait en gouttes régulières le long de ses tempes. Elle avait sorti son éventail acheté la veille à un marchand ambulant. Elle ne brassait que de l’air chaud. À peine un souffle. L’odeur âcre de l’encens qui brûlait près de l’autel s’était répandue jusque dans le fond de l’église. Des pleurs d’enfants, des respirations fortes, le grincement des pieds de chaise sur les dalles. Des échos sous la voûte. On étouffait. Le marbre et la pierre n’apportaient plus aucune fraîcheur. On n’avait nulle part où se rafraichir. Les plages, prises d’assaut, étaient à des dizaines de kilomètres de là. On n’envisageait même pas que la mer pouvait être d’un quelconque réconfort. On était cerné par des terres brûlées.
La lumière du dehors était blanche, crue. Pour se faire à l’obscurité, elle avait dû cligner plusieurs fois des yeux lorsqu’elle avait passé le seuil de l’église et s’était avancée dans l’allée centrale à la recherche d’une place. Elle ne savait pas vers quel banc elle devait se diriger. Elle s’était toujours sentie étrangère, les gens d’ici la toléraient mais elle savait qu’elle n’était rien pour eux. Il y avait là, entassée sur les premières rangées, toute la belle-famille, adultes et enfants réunis. Ils occupaient la moitié de la petite église. L’autre moitié était composée de proches voisins, de connaissances, de cousins éloignés venant du nord, de l’ouest, Palerme, Catane. Tout le monde avait fait le déplacement. C’était le quinze août. Personne n’aurait manqué la messe. Et encore moins le baptême célébré à cette occasion. Personne non plus ne voulait rater la procession, le char de la Vierge, la fanfare, le bal.
Ils étaient arrivés à Cerami la veille au matin. Ils venaient de l’autre bout de l’île, tout à l’ouest. Ils avaient longé la mer par l’autoroute littorale, contourné Palerme. La petite Fiat rouge, louée pour les vacances, avait bifurqué à la sortie de l’A19 qui indiquait « Enna ». En remontant la route vers le nord, ils avaient serpenté sur plusieurs kilomètres à travers les collines grillées par le soleil. On apercevait la haute masse du volcan dans le lointain. Des coulées de lave, plus ou moins foncées, certaines récentes, avaient bavé le long de ses flancs. Ils avaient traversé Nicosia. Il avait fallu rouler encore une trentaine de minutes pour que le village apparaisse au détour du dernier virage en épingle. Ils étaient en Sicile depuis deux semaines. Les congés d’été. La belle-famille avait insisté. Le baptême qu’ils ne pouvaient pas manquer. On leur en aurait voulu. Surtout à elle.
Elle s’assit en bout de banc. Il ne serait pas à côté d’elle pendant la cérémonie, il était déjà placé à côté de sa mère, à l’exact opposé. L’habitude d’être isolée dans de telles circonstances l’avait obligée à adopter une attitude de repli. Ce n’était pas encore douloureux, tout au plus ennuyeux et trop systématique. Elle avait essayé de prendre le pli, un mélange de distance respectueuse et de profond désintérêt qu’elle feignait de cacher. Elle ne savait pas trop jusqu’à quand elle tiendrait. En cet instant précis, elle n’attendait que de repartir vers l’ouest de l’île. La Sicile ne se négociait pas l’été. Alors, elle avait choisi Trapani. Et avait obtenu de ne venir à Cerami que pour le week-end férié du baptême. Personne de la famille n’habitait dans les environs, et lui ne connaissait pas bien la pointe ouest. Il voulait voir les salines. La curiosité l’avait emporté cette fois-ci.
La cérémonie commençait en retard. Les enfants pleuraient, on les laissait faire. Le prêtre avait essayé d’obtenir un silence relatif, en vain. Il s’était résigné à commencer la messe dans le brouhaha ambiant. Elle s’ennuyait. Elle ne croyait pas à tout ça. Pour passer le temps, elle observait les autres. Elle regardait la famille à la dérobée. Elle le regardait lui aussi, tout au bout de la rangée. La main gauche de sa mère était posée sur son genou. Les ongles longs de ses mains bronzées étaient peints d’un vernis nacré. Ils accrochaient la lumière.
Il était presque midi. Le carillon sonna. Ils entendirent d’abord un bruit sourd. Comme un objet lourd tombé au sol. Elle tourna la tête et vit le père à genoux, par terre, la main sur la poitrine, le visage crispé, rouge. Il étouffait. Puis, elle le vit lui qui se levait brusquement. La panique sur son visage. Il se pencha, son bras passa sous les épaules de son père pour le redresser. Elle se leva à son tour. Le banc bascula en arrière. Les gens de la rangée du devant s’étaient retournés, des femmes avaient crié. La foule de l’église se rapprochait et devenait compacte autour d’eux. Elle entendit qu’on téléphonait aux secours. Elle n’arrivait plus à voir personne qu’elle connaissait. Les cousins, les voisins, tout le monde s’était agglutiné. Une odeur acide de sueur, de déodorant bon marché et de patchouli avait envahi l’église. Le visage du père se fondit dans les robes à fleurs et les vestons chics de la fête.
Une dizaine de minutes plus tard, il était mort. On avait dû coucher le corps à même les dalles, entre les bancs. Les secours avaient mis longtemps à arriver. C’était le quinze août. Ils n’avaient pu que constater le décès. Les yeux étaient devenus vitreux. Le regard s’était figé. Le coeur s’était arrêté.
Il n’y avait pas eu de baptême. Les proches, les voisins s’étaient relayés pendant deux jours auprès de la famille du défunt. La chaleur avait accéléré la date de l’enterrement. L’avis avait été publié dès le lendemain de la mort. On avait placardé dans tout le village des affichettes avec le nom du mort en grosses lettres capitales, c’était la tradition. Une récente photographie de lui portant cravate et costume sombre avait été accolée au texte, on aurait dit une affiche électorale.
Pour se rendre au cimetière, il fallait traverser tout le village, le soleil au zénith, descendre encore en contrebas de la route, suivre les anciennes terrasses agricoles délimitées par des murets en pierre qui s’effritaient de sécheresse, au bout d’un chemin de terre trouver l’étroite entrée fermée par un portail en fer forgé rouillé dont le loquet était cassé depuis longtemps. Le cortège s’étirait sur toute la longueur de la rue principale. Il emplissait le village de bruits assourdis de pas et de tissus froissés. Il semblait que toute la région s’était déplacée. Une immense vague d’hommes et de femmes transpirant dans leurs habits noirs avait déferlé d’un bout à l’autre du village. Les rideaux en fer de la boucherie, de l’épicerie, et du café avaient été descendus. Le kiosque à journaux était resté fermé. Les pas de portes désertés, les fenêtres muettes. Même le linge qui, d’habitude, pendait aux fenêtres, avait été rentré à l’intérieur. La foule s’était pressée autour des tombes et des chapelles.
Il tremblait. Elle savait qu'il se mordait la langue. Elle voyait les mouvements de sa mâchoire et la peau de sa joue qui se tendait. Le soir de la mort de son père, il s’était effondré à genoux par terre dans la chambre, les mains sur le visage. Il était resté prostré plusieurs heures. Elle n’avait pas osé le toucher. Elle était restée elle aussi assise sans bouger sur le lit. Cette nuit-là, il avait dormi recroquevillé à même le sol. Il avait pleuré longtemps en silence, et, dans la pénombre, elle voyait ses épaules se soulever doucement. Elle n’avait pas dormi et l’avait regardé jusqu’à l’aube. Ils n’avaient échangé aucun geste, aucune parole. Alors que le jour perçait à peine au travers des persiennes, il s’était levé et avait quitté la chambre.