Gildas Le Friec
Case Manquante
Je suis au volant de ma voiture et je longe la côte basque. Que je découvre. Bayonne, 13 kilomètres. Le nom de cette ville éveille en moi un assassinat que j’ai commis, il y a quelques mois. Monsieur Barjola Y G… au bout de mes doigts a cessé de vivre. Je ne sais rien de lui, de ce que fut son existence. Il me semble que tout bon tueur qui se respecte, qui assume tout au moins son acte, devrait connaître jusqu’à l’haleine du dernier souffle qu’il exhale. Mais peut-être était-il déjà mort ?
J’avais été contacté par une association tutélaire d’aide aux personnes handicapées. Monsieur Barjola Y G… avait disparu. Plus aucun signe de vie depuis vingt ans et un jour. L’Administration a horreur du vide et des patrimoines à l’abandon, alors ce type-là, qui avait un âge bien avancé, forcément devait être mort. En tous cas, il fallait lui régler son compte et l’enterrer. Le cadre légal y autorisait, pourquoi se priver. C’est comme ça que j’ai eu le contrat. L’Association m’a envoyé un dossier comportant tous les éléments dont j’avais besoin pour accomplir ma mission. Je n’ai pas beaucoup négocié le cachet. Je suis à un stade de ma carrière où je n’ai pas grand-chose à faire valoir. D’ailleurs, avec la bénédiction de l’Administration, n’importe qui aurait pu faire le boulot à ma place. J’ai donc accepté.
Barjola Y G…, on m’a passé ton dossier sans photo, je ne savais même pas à quoi tu ressemblais. J’avais pourtant rêvé de recevoir le fameux dossier cartonné, avec photo d’identité fixée par un trombone, dans le coin en haut, et à l’intérieur, toute une série de clichés flous, noir et blanc, pris incognito. Toi en train de marcher, à la terrasse d’un café, au bras de ta fille ou de ta pépée. Liquider un type sans savoir même de quoi il a l’air, une prouesse tout de même. Pauvre hère. Je n’avais besoin que d’un combiné et d’un clavier. Par lance-requêtes et par annonces, je t’ai assassiné.
As-tu lu les extraits du jugement parus dans deux quotidiens régionaux ? Je t’imagine face à la mer, au Pays Basque, en France ou en Espagne, en marge, à lire les journaux. Pas ceux du jour mais ceux dont tu te sers d’assiette et de serviette. Lire des nouvelles avariées dans le creux de son assiette, ça n’arrive pas à tout le monde. Faut être clodo pour ça. Les journaux d’il y a plusieurs semaines. Ça t’a fait quoi de découvrir ta rubrique nécrologique, dans les dernières pages, celles qui ne coûtent pas cher ? Ce n’était même pas ta famille qui annonçait ton décès mais un Tribunal. La justice pour seule famille, l’angoisse. Quand tu as lu les journaux, le délai était sans doute déjà expiré. Devant le fait accompli d’une fin de vie. D’un coup t’as réalisé que depuis plusieurs semaines déjà plus tu n’existais. Ces derniers jours te sont revenus et en effet, maintenant que t’y penses, y avait bien quelque chose qui n’allait pas. Cette mort, tu l’as sentie venir. Des années de vie parallèle, en clandestin, devait t’amener inexorablement à disparaître. Cette page, tu dois bien être le seul à l’avoir lue. Quand on n’a rien à faire, les journaux, on ne les jette qu’après les avoir décortiqués. Les plus au fait de l’actualité, ça n’a toujours été que les paumés.
* * *
Dans un champ, perdu dans les blés, un homme est allongé. Il regarde en l’air à travers ces gratte-ciel blonds qui s’élèvent autour de lui. Une grosse mouche vrombit dans les hauteurs, met plein gaz dans son moteur. Elle fonce sur son visage puis part se perdre dans les tiges. A quelques mètres, un animal s’affaire et fouille le sol. Ça pique, ça gratte mais le vieillard ne bouge pas. Il somnole et se laisse enivrer de silence et de chaleur. Puis, douloureusement, il se redresse et saisit un long bâton assoupi contre son flanc comme un animal de compagnie. Il se lève en s’aidant de sa béquille. Les oiseaux s’affolent et s’envolent. Il les aime bien ces oiseaux. Ils sont comme lui, d’une indépendance radicale. Ils vivent dans l’ignorance du compte à rendre. Le vieillard surnage au-dessus du champ. Il avance en pagayant de sa canne dans cette mer de blés. Il marche en direction de la côte. Il avance lentement, il prend son temps, ses articulations le font souffrir. Il traverse des océans de maïs, coule par des sentiers poussiéreux. Il quitte pour quelques heures sa terre patrie.
Sans famille et sans attache, il a décidé, il y a vingt ans, de tout quitter et de retrouver cette campagne qu’il connaît. Il a vendu le peu qu’il possédait et il est revenu ici. La maison de famille est à côté. Elle ne lui appartient plus. Mais cela n’a pas d’importance. Il vit, mange et dort sur la terre de sa jeunesse. Il suit ce petit sentier qui descend jusqu'au Valaury et au ruisseau des lavandières en contre-bas. Il avance dans ces sous-bois froids de conifères, aux pieds dévorés par le lierre. Il contourne la colline et remonte par le chemin goudronné en passant devant de vieilles fermes abandonnées. Et il retourne s’installer sur une parcelle, qu'on appelle la Prairie. Qui n’en a rien d’une. Elle est petite, plantée serré, de chênes du Portugal, de bouleaux et de vieux châtaigniers. Deux grands menhirs en galonnent l’entrée, une grosse chaîne en gourmette. On le voit passer, mais personne ne vient déranger « l’arbre mort de la Prairie ». Vingt ans qu’il est là, et il s’est perdu dans le décor.
Ce tour, il le fait deux fois, trois fois dans la journée. Peu importe, il a l’impression d’avoir retrouvé le sein maternel. C’est un rituel de fin de vie. Il s’allonge à même la terre sèche et craquelée. Dans la poussière, il épure son esprit. Il est en retraite.
Au bout de deux heures de marche et de multiples haltes, il se présente aux abords de la ville. Ce moment est douloureux mais nécessaire. Il faut traverser pour gagner la mer. Il fixe ses pieds pour ne pas voir cette cohue et ne croiser aucun regard. Il a son idée : filer directement vers la digue et attraper des journaux au passage. Les journaux sont le seul contact qu’il se permet avec ses semblables. Il ne lit d’ailleurs que les nouvelles des pays lointains et les annonces. De vagues nouvelles abstraites et d’insignifiantes nouvelles concrètes. Ces apartés lui sont nécessaires, il s’est aperçu, pour renouveler sa fougue et raffiner l‘amour qu’il porte à sa terre. Ces feuilles lui sont aussi utiles dans sa Prairie, pour isoler l’hiver le sol de son duvet, pour l’aider à allumer son feu. Il repère les présentoirs de journaux gratuits, scrute les cours, fouille les poubelles. Les feuilles s’amoncèlent vite dans ses bras. Il arrive enfin face aux vagues, son marché fini, avec un plein panier de feuilles de choux. Il vise un coin de la plage, isolé, près d’un trou dans le béton, d’où se déversent les eaux par grandes pluies des caniveaux. Il s’installe sur le sable et il commence sa longue lecture qui va l’occuper plusieurs heures, jusqu’à la nuit.
Tout à coup, en lisant la page de gauche, son regard est attiré par une série de lettres, imprimées floues dans le lointain, sur la droite dans son champ de vision. Rien ne peut l’intéresser en propre, alors il ne réagit pas. Avec une certaine appréhension tout de même, il achève les dernières lignes. Il se lance sur la nouvelle page et directement son regard se porte sur l’encart. Son sang reflue et ses doigts tremblent. La température chute soudain sur la plage et il frissonne. Il lit un nom, ce nom, si vieux, enfoui, le sien. Barjola Y G... Son cœur s’arrête, son regard se brouille et il ne parvient pas à déchiffrer les quelques lignes. Il est obligé de poser le journal à terre pour se frotter les yeux, de respirer fort pour se calmer. Puis, il reprend la page et se met à lire :
« Par jugement en date du 14 octobre 2008, le Tribunal de Grande Instance de Bordeaux a constaté que José Barjola Y G… né le 7 août 1921 a cessé de paraître, sans que l’on ait eu de nouvelles depuis plus de 20 ans. Il déclare son absence. Ce jugement emporte, à partir de sa transcription, tous les effets que le décès établi de Monsieur Barjola Y G… aurait eu ».
Barjola lit abasourdi son arrêt de mort civil. Ainsi, ça y est. Ils sont revenus jusqu'à moi et ont eu le dernier mot. Vingt ans de silence n’ont pas suffi à me faire oublier. On ne leur échappe pas. Mais c’est logique. Dans ce monde comptable, une ligne qui ne bouge plus attire forcément l’attention. Il s’allonge sur le sable et réfléchit à ce qu’il vient de lire, à ce qu'il va faire. Va-t-il réagir ou faire le mort ? Après vingt années de paix. Deux mouettes se posent à quelques mètres et se disputent les restes d’une gaufre. Barjola ferme les yeux et s’assoupit. Il rêve.
Un vieil homme marche en forêt. Il est habillé de vieux tissus aux couleurs passées. Il porte le regard bas, qu’il laisse trainer fatigué. On ne sait pas précisément qui il est, ni où il va. On imagine sa destination lointaine, tant la région est désertique et abandonnée. Pourtant, il ne semble pas pressé et donne l’impression d’errer. Soudain, il butte sur une fourmilière cachée par de hautes herbes. Un serpent noir, d’antennes et de pattes furieuses, se forme et le poursuit. L’homme fuit et grimpe se réfugier dans un arbre. D’en haut, il les insulte et se moque. De rage, elles lui répondent en commençant l’ascension. Le tronc s’habille d’une longue fermeture éclair. L’homme file se blottir terrorisé sous l’aisselle d’une branche. Il voit les fourmis se rapprocher. Une sueur épaisse et poisseuse coule à flots et le recouvre. En séchant, elle forme autour de lui une carapace qui le protège. En voyant à travers les fourmis chercher vainement à percer la membrane, il rit et s’endort en sécurité. Puis il se réveille enserré, avec l’impression d’étouffer. Sa perception du monde a changé. Il ne le voit plus qu’à travers les parois d’un cocon opaque. Pour se libérer, il distend ses muscles et déchire l’enveloppe. Il s’extirpe de cette camisole et soudain de son dos deux ailes immenses s’ouvrent et se déploient. Il s’envole et se réveille, libéré. Sa décision est prise. Il ne fera rien. Il profitera de cette mort qu'on lui offre.
Il décide d’aller se promener sur la digue, présenter sa trogne de mort vivant aux estivants. D’aller affronter le regard de ceux qui l’ont condamné. Il part se pavaner avec son auréole. Cette fois-ci il ne baisse pas les yeux. Tous ces trucs d’immortalité, toute cette littérature sur la vie à l’infinie, du flan, du vent. Vous cherchez l’élixir de vie éternelle. Vous ne savez même pas que vous en avez déjà découvert la formule, sous votre article 122. Moi, l’éternité, je la connais. Vous venez de me la donner. Vous, lorsque vous mourrez, vous serez parqués dans des cimetières. On viendra pleurer au-dessus de vos chairs pourries et de vos ossements blanchis. Moi, la mort je l’ai vaincue. J’en suis ressorti vivant. Tiens, toi, est-ce que tu sens ma main qui frôle tes vêtements ? Toi, petit garçon, ma main qui ramasse ton ballon, est-elle froide ? Non, et pourtant elle est celle d’un homme mort que tes parents ont tué.
Personne ne s’aperçoit de la scène d’horreur qui se joue là. La mort se promène les bras levés ; elle frôle hommes et femmes en ricanant. Je vous fuyais et vous m’avez retrouvé. Pensiez-vous avoir le dernier mot ? L’immortalité dont vous rêvez, votre Administration me l’a offerte.
Barjola Y G… est encore sur la plage. Il a trop tardé. La lecture de ses journaux s’est transformée en manifeste, en harangue intérieure, en parade sur la digue. Les promeneurs regardaient cette haute épave sans âge, se démener en gesticulant, lutter avec ses démons. Deux heures passées ainsi et le voilà épuisé. Il a encore deux heures de marche avant de regagner sa Prairie et son abri. De grosses gouttes explosent sur sa tête. Barjola regarde inquiet, tour à tour, le ciel puis les pages qu’il tient en désordre dans ses bras. Il en glisse quelques une sous sa veste. Il cherche autour de lui un sac de plastique vagabond. Il en voit un quelques mètres plus loin, qui joue à la montgolfière, soufflé à l’horizontale par le vent, prêt à se lever et à s’envoler. Il lui court après, zigzague puis finit par l’attraper. Il y enfourne toute sa paperasse et fait un gros nœud. Le voilà qui quitte précipitamment la plage, son sac plastique dans une main, sa béquille de bois dans l’autre. Il fonce vers le centre-ville. Imbécile se dit-il. Tu t’es fait surprendre. Rien pour te couvrir, dans quel état tu vas te coucher. Le vent se lève et souffle en bourrasques. L’immortel titube et chancèle. Il retrouve ses sentiers alors que l’orage est au-dessus de lui. Les nuages s’amoncellent. Le vent se joue de lui ; il souffle et l’aspire. Barjola jette un regard interrogateur vers les hauteurs. Les cieux lui crachent dessus ; le vent lui balance des claques. Les champs se transforment en un gigantesque ring où il encaisse les coups. Ne maîtrisant plus ses mouvements, il se retrouve dans les filets, accroché à des barrières de barbelés. Il se cache le visage et suffoque, interloqué. Les éléments se sont déchaînés pour lui, il est la cible de cette furie. Pourquoi ? Qu’a-t-il fait ? Dans un sursaut, il s’élance vers le bois, espérant y trouver refuge. Un instant, il s’assoit au pied d’un tronc. Mais des branches craquent et se brisent autour de lui. Délogé, il se relève et ressort du bois. Sans repère, il avance, telle une embarcation en perdition. Un mat aux gréements déchiquetés. Soudain ses pieds sentent une route goudronnée. Il s’avance quand la foudre tombe et le tonnerre gronde. Aveuglé et assourdi, il ne voit ni n’entend les phares de la voiture qui surgissent et rugissent sur lui.
* * *
Je me suis toujours demandé ce qu’il est devenu. Chaque fois que je reprenais mon dossier et que j’avançais dans mes démarches. Courrier après courrier, télécopie après télécopie, la fosse s’élargissait et s’approchait. Il m’est arrivé de le voir dans mes rêves. Je le poursuivais tapant sur un clavier d’ordinateur, avec sur l’épaule un cercueil ouvert. Jusqu’au moment où le voyant près du trou, immobile à contempler l’appel noir du gouffre, je suis arrivé par derrière et, de l’index, je l’ai poussé. J’ai contacté deux journaux et j’ai publié mon faire-part de décès.
Il est sans soute mort, comme l’homme que j’ai écrasé hier entre Ascain et St-Pé. Il pleuvait, la visibilité était mauvaise et je n’ai pas vu en haut d’une montée cet épouvantail détrempé qui traversait. Je n’ai pas cherché à l’éviter. J’aurais terminé ma course en contre-bas ou me serais fracassé contre le tronc d’un arbre. Dans la tempête, l’individu a percuté le pare-choc de plein fouet. Quel imprudent aussi… En pleine nuit. Que faisait-il là ? Un vieillard avec pour seule empreinte le sillon sans fin de ses rides. Des cernes de croissance qui laissent présumer un grand âge. L’Inspecteur de police que j’ai vu au Commissariat de Saint-Jean-de-Luz en a convenu. Ce fait divers l’embarrassait. Un type inconnu qui apparaît chez lui de nulle part. Sans carte d’identité, sans collier. C’était un nœud administratif sans case correcte. Il m’a laissé partir en me rassurant. Que pourrait-on de toute façon me reprocher, moi qui n’ai juridiquement tué personne. Dans un sourire malicieux, il a conclu : « J’ai une idée : rubrique chiens écrasés ? ».