Elias Thuloup
Crescent city
Au croisement de Claiborne et Lafayette, Bessie profita du feu rouge pour ôter ses écouteurs et les ranger dans son sac de classe.
Elliott avait lâché le volant. Il regarde dans le vague, pensa-t-elle en se redressant.
Un bref coup d’œil alentours lui rappela qu’elle était myope. Sans ses lunettes, c’était elle - et elle seule - qui regardait dans le vague.
Des éclats de voix venant du trottoir opposé attirèrent son attention sur un groupe de jeunes engagés dans une dispute. Elliott les dévisageait en souriant. Bessie en éprouva une gêne mêlée d’appréhension et tenta de le distraire au plus vite :
« Ecoute ça » dit-elle.
Alors que le feu passait au vert, elle tira un livre de son sac :
« Selon Nietzsche, les hommes doivent avoir pour les femmes un sentiment déterminé de possession : un homme profond d'esprit autant que de désirs ne peut « penser à la femme qu'à la manière d'un Oriental ». La force des femmes, quant à elles, est dans la faiblesse de leur nature. La séduction qu'elles exercent leur permet de dominer et de former la sensibilité masculine. Homme et femme possèdent l'un sur l'autre un pouvoir de domination spécifique qui les oppose et les réunit tour à tour. Ce pouvoir des deux sexes est une expression de la Volonté de puissance. »
Elle referma le livre d’une main en le faisant claquer comme un point d’exclamation.
« Oh vraiment ? » fît Elliott.
Bessie reconnut l’aimable interjection par laquelle celui-ci se dérobait souvent à ses interlocuteurs. Avec une certaine élégance dans la manière, feignant la surprise et l’intérêt pour un sujet qui l’ennuyait – non pas profondément – mais un peu ; ce qui était amplement suffisant pour qu’il s’en détourne complètement.
Il était inutile d’insister, tout au plus écouterait-il, mais il ne dirait plus rien, si ce n’est pour lui faire répéter ses paroles. Surtout le sujet était mal choisi. Quoiqu’ancienne, la séparation d’Elliott et de son épouse Amy était un sujet sensible. Sans doute aurait-il mieux valu se taire. Elle n’osa pas reprendre la parole et plongea de nouveau le nez dans son sac pour y chercher ses lunettes.
La Chrysler le Baron progressait lentement au cœur d’un quartier résidentiel. A cette heure, un mince voile de nuages venus du Golfe recouvrait le ciel chauffé à blanc. Bessie chercha un coin d’ombre où reposer son regard.
Par l’encadrement de la vitre défilaient les bleu, beige et vert usés des maisons de bois peintes. Toutes semblaient s’être brisées après qu’on les eu soulevées de terre puis soudainement laissées retomber. Des dalles de béton perdues au milieu de jardins en friches marquaient l’emplacement d’habitations dont il ne restait rien. La rue paraissait avoir été le lieu d’un cambriolage inédit : des portes de garage, des toits, des arbres, presque toutes les fenêtres et la plupart des habitants avaient disparu.
La peinture des façades s’écaillait comme si elle cuisait sous l’effet d’une trop grande chaleur. Difficile d’imaginer que tout ça était sous l’eau pensa Bessie.
Difficile également de deviner ce qu’Elliott venait chercher dans son ancien quartier que même les tour-opérateurs, pourtant avides des séquelles de l’ouragan, évitaient pour des raisons de sécurité.
Quelque chose de précieux, sans doute. A ses yeux du moins. Mais sur ce point, Elliott déjouait tous les pronostics. Ses biens les plus précieux, c'est-à-dire les seuls qu’il possédât, étaient à moins de deux mètres autour de lui : un sac de couchage et ses habits dans le coffre, une trousse de toilette et son argent dans la boite à gants, sa voiture sous ses pieds. C’était tout ce qu’il avait gardé. Le reste avait été emporté par les eaux. Rien ne lui manquait.
« J’aime bien celle-là » dit Elliott, augmentant le volume de l’autoradio, en même temps qu’il était pris de ce que Bessie aurait pu qualifier de déhanchements du cou :
“… Believe me when I tell you that I never starve,
I’m young, strong,
black and famous,
with all the money you don’t have
hanging out the anus … »
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » fit-elle.
« Fifty cents. East coast. Album Get rich or dy tryin’. C’est bien ça ? Non ? »
« Je parle pas de la musique, je parle de ton cou. Qu’est-ce qui t’arrive ? »
« Le mouv’ là ? »
« … c’est ça … si tu veux … c’est quoi ce mouv’ ? »
« J’exprime ma volonté de puissance … petite.»
« Pfff … arrête, Elliott … sérieusement, arrête … c’est pas pour toi ça. »
« Oh vraiment ? » lâcha-t-il, avec bonne humeur.
La voiture continua encore sur deux-cents mètres, puis Elliott gara la Chrysler sur le bas-côté, plissa les yeux et regarda dehors.
« C’est ici. Quand Amy m’a mis dehors j’ai pris un studio sous le toit … la porte en haut de l’escalier en colimaçon … là, sur le côté, à droite. Je n’y étais encore jamais revenu depuis l’ouragan. »
La maison, apparemment abandonnée, offrait le même spectacle que les autres. Une particularité toutefois, elle penchait à droite. Et l’escalier extérieur, le long du pignon, évoquait la tour de Pise.
« Tu montes ? »
Bessie le suivit, enjamba l’amas roussi d’un ancien grillage et s’engagea à sa suite dans l’escalier. Puis ils pénétrèrent dans la mansarde, plutôt que de s’attarder sur le seuil en surplomb.
Bessie reconnut qu’elle était entrée dans une chambre meublée. Mais elle eut dit que depuis son achèvement, cette pièce n’avait jamais servi que de tambour à une machine à laver essoreuse.
Elliott avait commencé de fouiller l’endroit.
« J’ai des invités je crois … » dit-il en examinant le fond d’un tiroir d’où il tira un paquet de cigarettes vide, un briquet et trois photos d’identités d’un homme en uniforme de l’armée.
« Attends-moi dans la voiture si tu veux »
Bessie fit demi-tour sans dire un mot, tandis qu’Elliott s’affairait en silence, avec un sérieux et une détermination qu’elle ne lui connaissait pas.
Une fois assise face à la boîte à gants, elle feignit d’ignorer les regards sombres que lui adressaient, de leurs terrasses en surplomb, certains habitants du quartier, et sursauta au passage d’un enfant à vélo qui éclata de rire au niveau de sa portière.
Enfin, elle vit Elliott descendre lentement l’escalier avec une sorte de canne.
Alors qu’il traversait la rue en souriant elle reconnut l’objet :
Un club de golf.
***
Le cornet de glace à la vanille faisait bien un mètre, voire un mètre cinquante.
Légèrement incliné, sur le fond bleu émaillé d’un panneau publicitaire des années 60, il était, dans le jardin d’Amy, la seule chose qui puisse être datée. Le gazon, les fleurs, la cabane et le fusain étaient sans âge, conformes à ce qu’on en attend, comme les éléments de décor d’un train électrique. Bessie n’y reconnaissait ni sa ville, ni son siècle, et cette sobriété lui inspirait un sentiment de liberté, comme si le monde avait été spécialement conçu pour être son terrain de jeu.
Ce matin-là, lorsque les premiers rayons du soleil effleurèrent la crème du cornet qui dépassait de la palissade, Bessie ouvrit les yeux et se rappela qu’elle était en vacances. Elle s’assit sur le lit et prit le temps d’observer le lever du jour, l’éclat incandescent des contours d’acier enserrant une vanille encore intacte, puis la fonte du tout et sa dissolution, en même temps que le soleil crevait aux pointes des planches de cèdre.
Elle monta à l’étage, traversa la chambre d’Amy en prenant soin de ne pas marcher sur les outils, s’installa dans le salon pour prendre son petit déjeuner et parcourut le time picayune en attendant Elliott.
Le journal consacrait sa première page à la crue historique du fleuve et aux incertitudes qui pesaient sur la solidité des digues. Rien ne garantissait que la ville résistât aux pluies tombées cette année dans les grandes plaines.
Bessie se représenta le sourire que dessinait crescent city sur les cartes : le lac (au nord) et le fleuve (au sud) se frôlaient aux commissures, laissant une demi-lune de terre prise entre deux eaux.
Elliott entra, le club de golf à la main. Sa maigre silhouette demeura dans l’encadrement de la porte tandis qu’il inspectait le salon tel un propriétaire terrien son domaine.
Bessie le suivit sans un mot dans la chambre d’Amy où les attendait le chantier qui les occupait depuis le début des vacances : la charpente d’un placard de près de quatre mètres de large, montant jusqu’au plafond, et dont la partie supérieure aurait pu accueillir pour la nuit un homme de 100 kilos.
L’ouvrage frappait surtout Bessie par ce qu’il représentait : la principale source de revenu d’Elliott, ouvrier du bâtiment de fraiche date, et son dernier lien avec Amy. Après plusieurs minutes passées à inspecter l’ouvrage, celui-ci déclara :
« Bessie, maintenant il s’agit pour nous de choisir l’aspect extérieur, la disposition des portes … l’habillage … et … ce n’est pas tant la symétrie … qu’une asymétrie équilibrée qu’il faudrait atteindre … »
Il fit quelques pas en arrière, pencha la tête.
« … mais … je ne vois pas, aujourd’hui je ne vois pas … allez … c’est assez … ».
Il rangea les outils, saisit le club de golf et alla s’asseoir dans le salon, où Bessie le rejoignit. Comme souvent, la discussion s’engagea sur leurs thèmes de prédilection et s’y perdit. Ils se turent, après deux heures, lorsqu’Amy - rentrant de son travail pour déjeuner - poussa la porte.
« Elliott, tu as l’air si détendu, est-ce possible ? Tu as enfin fini ! »
Il feignit de ne l’avoir pas entendue.
« Et tu caches si bien ta joie ! Tu sais comment ses amis l’appelaient quand je l’ai rencontré, Bessie ? L’homme qui ne déborde jamais de lui-même … Et bien il ne vieillit pas … cela lui va toujours à merveille … je ne l’ai jamais vu se fâcher … je ne l’ai jamais vu se dépêcher … je ne l’ai jamais vu courir … je n’…»
« T’as pas 10 dollars ? » interrompit Elliott.
« I Fuck you » articula-t-elle en souriant, la tête tournée de sorte que Bessie ne puisse pas lire sur ses lèvres.
« Bessie est en vacances depuis une semaine. Elle repart dans 5 jours. Elle n’a pas arrêté de m’aider depuis la fin des cours. Je pensais l’emmener au golf pour changer. »
Amy s’adoucit sans se départir d’un sourire ironique :
« Je vois, Elliott reste fidèle à ses anciennes amours. D’accord. Allez-y … »
Bessie prit son sac, se leva et ouvrit la porte pour sortir.
« … mais comme toujours on partage. 5 dollars donc. » ajouta Amy en direction d’Elliott.
« Je fournis déjà le matériel » dit-il en se levant, tandis que ses doigts faisaient négligemment tourner le club comme une hélice.
Amy sortit un billet de 10 dollars et le lui tendit sans un mot au moment où il franchissait le seuil.
Après avoir rejoint Bessie sur la terrasse, Elliott se retourna vers Amy : «Et la proposition que tu viens de me faire, elle tient toujours ? »
« Quelle proposition ? » répondit Amy.
Bessie devina qu’Elliott articulait distinctement trois mots à la seule intention d’Amy, qui, visiblement amusée, leva les yeux au ciel, tourna des talons, et se dirigea vers la cuisine.
« J’ai pas compris l’histoire de la proposition » fit Bessie en descendant les marches de la terrasse.
« Oh c’est rien, une vieille histoire » répondit-il en baissant les yeux.
***
« Je vais mettre 10 dollars d’essence » dit Elliott en positionnant le levier de vitesses automatique sur Park. « Profite du paysage, nous ne sommes pas n’importe où ».
De son siège, Bessie observa la station-essence Shell. De l’autre côté de la route, le parking du Home Depot alignait ses pick-up en attente de chargement. Elle vit passer une étoile et un croissant de lune sur la portière d’un véhicule de police. Les environs étaient sans relief, les rares constructions sans hauteur et le ciel bleu bornait l’horizon où que portât le regard.
« On est très exactement n’importe où » dit Bessie à haute voix après qu’Elliott eût fermé la portière.
Seule singularité du lieu : la dizaine de gros-bras venus du sud qui occupaient le trottoir d’en face, cherchant du regard les conducteurs, dans une attitude de racolage discrète et néanmoins virile.
« Je vois … » dit-elle quand Elliott fut de retour « … on touche le fond. ».
« C’est cela Bessie. On est même en dessous de zéro, le point le plus bas de la ville. Le niveau du lac atteint le toit du Home Depot »
Bessie tendit le menton vers le groupe d’hommes postés à la sortie du centre commercial.
« Et eux ? » fît-elle.
« Oh …» fit Elliott « … my southern fellows ? Aujourd’hui la ville leur appartient. Je joue au golf, je ne travaille pas. »
Bessie réalisa qu’elle s’était trompée sur leur compte à l’instant où elle vit plusieurs d’entre eux charger des outils puis s’installer entre les sacs de plâtre d’un véhicule quittant le parking.
« Ils sont là tous les jours ? » demanda Bessie.
« Tous les jours. Chaque semaine plus nombreux depuis l’ouragan. Il y a environ 200.000 maisons à retaper … et je ne suis plus tout jeune ! »
La Chrysler repartit.
« … ils sont bien plus rapides et bien moins chers que moi … »
Arrivée à l’entrée du golf, la Chrysler s’engagea sur le parking. Le pare-chocs heurta légèrement le bitume. Elliott se gara à l’ombre, entre deux 4x4 noirs surélevés.
En entrant dans le club-house, Bessie frissonna sous l’effet de la climatisation. L’employé chargé de l’accueil était debout dans l’encadrement d’une vitrine en chêne pleine de coupes et de photos aux couleurs passées. Il lui adressa un large sourire entre une barbe et une moustache à la blancheur neigeuse.
Elliott le salua amicalement et lui demanda un club, un panier de balles et deux badges d’accès au practice, qui lui furent remis sur un desk tapissé de velours rouge.
« On paie rien ?» interrogea Bessie.
« Non, avec Bobby c’est Noël tous les jours … » répondit Elliott.
« L’accès est libre pour les anciennes gloires, Mademoiselle » précisa l’employé.
« Et les gloires du moment ? » demanda Elliott en regardant en direction de la porte du fond.
« Cet après-midi, ce sont les stars du barreau et de l’immobilier … mais pour ce qui est golf … on t’attendait.»
Elliott et Bessie sortirent du club house pour accéder au terrain. La chaleur les surprit. Les box étaient vides à l’exception de 2 d’entre eux taillés sur mesure pour leurs massifs occupants. Malgré leur embonpoint, ceux-ci se figeaient, une fois le coup porté, en des poses antiques, le regard perdu au fond des greens.
« Bienvenue chez les gros-culs » murmura Bessie avec dureté.
Elliott prit place dans le même box qu’elle et feignit de n’avoir pas entendu l’invective :
« Je crois qu’Amy a beaucoup apprécié ces quelques mois que tu as passés chez elle» dit-il.
Il posa le panier de balles.
« C’était la moindre des choses de t’héberger vu ce que tes parents ont fait pour elle après l’ouragan … » ajouta-t-il en même temps qu’il montrait à Bessie comment tenir le club et lui faisait mimer le geste préparatoire à la frappe.
« Mais – ne fléchis pas la jambe – pourquoi être descendue jusqu’ici ? Pourquoi ne pas avoir fini ton année dans ton lycée ? »
Prise d’une évidente mauvaise humeur, Bessie jeta un œil noir aux box avoisinants et répondit :
« Je n’aime pas les gens là-haut … »
« Reste souple » dit Elliott.
« … chez mes parents là-haut, je gagne un peu d’argent le week-end comme guide au musée … le musée de la musique … »
« Tu es bien positionnée là » interrompit Elliott « tu peux y aller, vise le drapeau rouge tout au fond, c’est le point culminant de Crescent … »
« … c’est un musée municipal …» coupa-t-elle « … financé par une famille de propriétaires terriens du coin qui possède à peu près tout et qui a investi un peu de son argent dans la musique …»
Le premier coup effleura la balle. Elliott se pencha et la remis en place.
Bessie continua « … tu peux y voir des photos, des vinyls … une guitare du king … des vieux juke-box multicolores en forme de sorbet … »
« Lève bien le club » fit Elliott.
« … il y a aussi une vitrine à la gloire de Jimmy Davis … son chapeau, les affiches des western dans lesquels il a joué. Et bien en évidence au milieu de la vitrine, un tract de sa deuxième campagne pour le poste de gouverneur en 1960 … c’est marqué, engagement n°1 : maintien de la ségrégation … ».
Elliott corrigea sa position.
« … chaque week-end je me tiens auprès de la vitrine en silence … les règles sont claires, pas de commentaire, pas de pourboire, accompagnement des visiteurs, sourire en toute circonstance … avec les visiteurs blancs … avec les visiteurs noirs … »
Elliott regardait les pieds de Bessie.
« Tu as vu ma tête Elliott … tu comprends … les gens se demandent …»
« Parce que tu crois qu’il existe une tête pour regarder tranquillement des gens lire ce genre de conneries ? Allons Bessie … enfin je comprends tu n’as pas envie d’y retourner … c’est bon, lâche ton coup »
« J’y retournerai peut-être … » fit-elle sur un ton d’agacement qui confinait à l’impolitesse « … mais pas pour y faire de la figuration … ni du golf ! »
Le club s’abattit violemment mais heurta le green synthétique et se brisa. Un rire étouffé échappa d’un box voisin et Elliott vit un tremblement agiter sa joue puis son menton. Il ne lui laissa pas le temps de relever la tête :
« Ne t’inquiètes pas pour le club» dit Elliott «C’est parfait ! ».
Bessie demeura immobile.
« On peut aller boire un verre ailleurs, si tu veux … » fit-il doucement.
Elle acquiesça dans un demi-sourire : « Oui, on peut. »
***
Le dernier soir, Amy et Bessie se rendirent à pied au Jole Blon’ Bar près de la station de tramway. Elles marchaient en silence sous un ciel sombre et sans nuage, frôlant les fleurs de magnolias des jardins avoisinants, encore figés dans la chaleur du jour. Après avoir emprunté la passerelle qui enjambe le Bayou Saint John, elles s’engagèrent dans une rue mal éclairée au bout de laquelle vibraient les teintes pastelles d’une enseigne à néon Dixie Beer et d’un feu de signalisation. Un tramway coupa la perspective avec fracas, furtivement chargé de reflets orangés, puis disparût.
Les tables en terrasse donnaient sur le carrefour et le grésillement de la ligne au-dessus des rails était perceptible, malgré le bruit qui sortait du bar.
Amy pris la parole : « Quand on s’est installé ici avec Elliott, personne n’entrait … enfin personne du quartier … c’était plutôt un endroit pour cul-terreux … le repère de Cajuns égarés en ville .... »
Un étudiant assis releva une tête étonnée.
« … rien n’a vraiment changé » ajouta-telle « à l’intérieur du moins, même décoration, même comptoir. Mais la bière est passée à 2 dollars … et le patron s’est laissé convaincre par des étudiants d’organiser des veillés poétiques … des lectures … tu vois le genre … »
L’étudiant piqua du nez sur son écran et son visage devint bleu.
« On s’installe là, ça sera plus calme ? » dit Amy en désignant une table à l’écart.
Amy venait de prononcer la même phrase qu’Elliott, une semaine auparavant, lorsqu’il avait amené Bessie dans ce bar. Elle avait également choisi la même table. La conversation roula sur les sujets habituels, jusqu’à ce que la voix d’Amy se trouble légèrement :
« Elliott et moi sommes désolés de t’avoir infligé nos disputes durant ton séjour … j’espère que tu ne feras pas les mêmes erreurs que nous … »
Bessie regardait son verre.
« … on s’est rencontrés pas loin d’ici, dans une soirée. J’étais venue avec des copines, c’était les débuts de l’électro … les mecs étaient ridicules, surtout si on leur souriait … ils balançaient comme des singes … des singes heureux d’apprendre … »
Bessie sourit.
« J’ai remarqué Elliott parce qu’il ne dansait pas. Son détachement m’a plu … »
Amy vida son verre.
« … par la suite il n’a jamais été pressant, ni possessif, ce que je n’aurais d’ailleurs pas supporté … il me plaisait encore davantage …on s’est marié … »
Son regard se perdit dans son verre vide.
« Je n’avais pas mesuré à quel point … enfin, tu le connais … l’homme qui ne déborde jamais de lui-même. Il ne désire rien. Il préfèrerait mourir plutôt que de faire une chose qu’il n’a pas envie de faire … il ne changera jamais … moi non plus d’ailleurs … »
La conversation se poursuivit tard dans la nuit.
Sur le chemin du retour Bessie se souvint de ce qu’Elliott, assis à la même place qu’Amy, lui avait dit quelques jours auparavant :
«… soit exigeante avec les garçons, très exigeante … c’est important … mais pas au quotidien …»
***
Le lendemain matin, Amy raccompagna Bessie à l’aéroport. Alors qu’elles avaient pris place et refermé leurs portières, un racoon sortit par une lucarne du garage voisin. Ses griffes raclèrent l’asphalte en même temps qu’il filait le long de la carrosserie puis du trottoir.
« Regarde-moi ce gros-père ! » dit Amy en bouclant sa ceinture.
« Le regard innocent … la démarche coupable …» dit Bessie.
« Un vrai mâle … bien vu ! » ajouta Amy avec un sourire complice en même temps qu’elle engageait la voiture sur la chaussée.
Bessie fut gênée tant Elliott semblait visé. Elle jeta un œil sur son sac. Hésita un instant à en sortir son livre sur Nietzsche pour en lire un passage à Amy. Puis elle se ravisa, jugeant plus utile d’y prendre ses lunettes.
Aussi garda-t-elle le silence tandis que la voiture progressait sur Esplanade.
De chaque côté, l’avenue était bordée de chênes verts à l’équilibre incertain. Bessie chercha les écureuils qu’elle avait souvent vu traverser dans le branchage, mais ne vit que la lumière du jour filtrant à travers les feuilles comme un reflet d’eau.
Tandis que la voiture progressait vers l’aéroport, Bessie repensa à leur conversation de la veille. Après plusieurs verres Amy avait paru un peu perdue en fin de soirée, cherchant sans succès à expliquer la cause de sa rupture avec Elliott :
« … nous nous aimions passionnément. Et nous avions en commun une grande force de caractère, une volonté de fer pour ce qui nous tenait à coeur … tout ça s’est un peu retourné contre nous … il aurait fallu … je ne sais pas ce qu’il aurait fallu … »
A cet instant de leur conversation, une phrase d’Elliott était venue à l’esprit de Bessie : « ce n’est pas tant la symétrie … qu’une asymétrie équilibrée qu’il faudrait atteindre … mais … je ne vois pas … ». Elle demeura silencieuse, faute de pouvoir clairement rattacher cette phrase à ce qui préoccupait Amy.
La voiture quitta la ville par le nord-ouest, en empruntant l’interstate. Elle rejoignit bientôt la portion montée sur pilotis qui longe le bord occidental du lac ; là où l’autoroute surplombe le marais, sa forêt de cyprès aux racines noyées, les mousses et les jacinthes d’eau.
Bessie se rappela son arrivée en ville : la quarantaine de kilomètres de l’autoroute du Nord qui traverse le lac par son milieu, la sensation d’être transportée au niveau de la mer, les rives invisibles, l’eau à perte de vue en toute direction.
Elle devina soudain une écume blanche formée à l’horizon du marais et qui grossissait à vue d’œil, effaçant les arbres, les rocs et les bancs de sable. De nombreuses aigrettes gagnaient péniblement le ciel tandis qu’un raz de marée venu de l’intérieur des terres se précipitait sur les pilotis, en direction du lac.
« Qu’est-ce qui se passe ? » souffla Bessie.
« Ça ? » dit Amy « C’est rien, c’est juste le spillway … le fleuve passe à quelques kilomètres d’ici … en amont de Crescent City … en cas de forte crue il est près de déborder et menace les digues … alors l’armée le détourne et l’eau rejoint directement le lac … à travers les marécages, puis sous ce pont … »
Amy marqua une pause durant laquelle elle sembla penser à autre chose, fixa le rétroviseur puis ajouta :
« … on laisse filer … la pression retombe … c’est encore la meilleure façon de sauver la ville. »
Des éclats de voix venant du trottoir opposé attirèrent son attention sur un groupe de jeunes engagés dans une dispute. Elliott les dévisageait en souriant. Bessie en éprouva une gêne mêlée d’appréhension et tenta de le distraire au plus vite :
« Ecoute ça » dit-elle.
Alors que le feu passait au vert, elle tira un livre de son sac :
« Selon Nietzsche, les hommes doivent avoir pour les femmes un sentiment déterminé de possession : un homme profond d'esprit autant que de désirs ne peut « penser à la femme qu'à la manière d'un Oriental ». La force des femmes, quant à elles, est dans la faiblesse de leur nature. La séduction qu'elles exercent leur permet de dominer et de former la sensibilité masculine. Homme et femme possèdent l'un sur l'autre un pouvoir de domination spécifique qui les oppose et les réunit tour à tour. Ce pouvoir des deux sexes est une expression de la Volonté de puissance. »
Elle referma le livre d’une main en le faisant claquer comme un point d’exclamation.
« Oh vraiment ? » fît Elliott.
Bessie reconnut l’aimable interjection par laquelle celui-ci se dérobait souvent à ses interlocuteurs. Avec une certaine élégance dans la manière, feignant la surprise et l’intérêt pour un sujet qui l’ennuyait – non pas profondément – mais un peu ; ce qui était amplement suffisant pour qu’il s’en détourne complètement.
Il était inutile d’insister, tout au plus écouterait-il, mais il ne dirait plus rien, si ce n’est pour lui faire répéter ses paroles. Surtout le sujet était mal choisi. Quoiqu’ancienne, la séparation d’Elliott et de son épouse Amy était un sujet sensible. Sans doute aurait-il mieux valu se taire. Elle n’osa pas reprendre la parole et plongea de nouveau le nez dans son sac pour y chercher ses lunettes.
La Chrysler le Baron progressait lentement au cœur d’un quartier résidentiel. A cette heure, un mince voile de nuages venus du Golfe recouvrait le ciel chauffé à blanc. Bessie chercha un coin d’ombre où reposer son regard.
Par l’encadrement de la vitre défilaient les bleu, beige et vert usés des maisons de bois peintes. Toutes semblaient s’être brisées après qu’on les eu soulevées de terre puis soudainement laissées retomber. Des dalles de béton perdues au milieu de jardins en friches marquaient l’emplacement d’habitations dont il ne restait rien. La rue paraissait avoir été le lieu d’un cambriolage inédit : des portes de garage, des toits, des arbres, presque toutes les fenêtres et la plupart des habitants avaient disparu.
La peinture des façades s’écaillait comme si elle cuisait sous l’effet d’une trop grande chaleur. Difficile d’imaginer que tout ça était sous l’eau pensa Bessie.
Difficile également de deviner ce qu’Elliott venait chercher dans son ancien quartier que même les tour-opérateurs, pourtant avides des séquelles de l’ouragan, évitaient pour des raisons de sécurité.
Quelque chose de précieux, sans doute. A ses yeux du moins. Mais sur ce point, Elliott déjouait tous les pronostics. Ses biens les plus précieux, c'est-à-dire les seuls qu’il possédât, étaient à moins de deux mètres autour de lui : un sac de couchage et ses habits dans le coffre, une trousse de toilette et son argent dans la boite à gants, sa voiture sous ses pieds. C’était tout ce qu’il avait gardé. Le reste avait été emporté par les eaux. Rien ne lui manquait.
« J’aime bien celle-là » dit Elliott, augmentant le volume de l’autoradio, en même temps qu’il était pris de ce que Bessie aurait pu qualifier de déhanchements du cou :
“… Believe me when I tell you that I never starve,
I’m young, strong,
black and famous,
with all the money you don’t have
hanging out the anus … »
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » fit-elle.
« Fifty cents. East coast. Album Get rich or dy tryin’. C’est bien ça ? Non ? »
« Je parle pas de la musique, je parle de ton cou. Qu’est-ce qui t’arrive ? »
« Le mouv’ là ? »
« … c’est ça … si tu veux … c’est quoi ce mouv’ ? »
« J’exprime ma volonté de puissance … petite.»
« Pfff … arrête, Elliott … sérieusement, arrête … c’est pas pour toi ça. »
« Oh vraiment ? » lâcha-t-il, avec bonne humeur.
La voiture continua encore sur deux-cents mètres, puis Elliott gara la Chrysler sur le bas-côté, plissa les yeux et regarda dehors.
« C’est ici. Quand Amy m’a mis dehors j’ai pris un studio sous le toit … la porte en haut de l’escalier en colimaçon … là, sur le côté, à droite. Je n’y étais encore jamais revenu depuis l’ouragan. »
La maison, apparemment abandonnée, offrait le même spectacle que les autres. Une particularité toutefois, elle penchait à droite. Et l’escalier extérieur, le long du pignon, évoquait la tour de Pise.
« Tu montes ? »
Bessie le suivit, enjamba l’amas roussi d’un ancien grillage et s’engagea à sa suite dans l’escalier. Puis ils pénétrèrent dans la mansarde, plutôt que de s’attarder sur le seuil en surplomb.
Bessie reconnut qu’elle était entrée dans une chambre meublée. Mais elle eut dit que depuis son achèvement, cette pièce n’avait jamais servi que de tambour à une machine à laver essoreuse.
Elliott avait commencé de fouiller l’endroit.
« J’ai des invités je crois … » dit-il en examinant le fond d’un tiroir d’où il tira un paquet de cigarettes vide, un briquet et trois photos d’identités d’un homme en uniforme de l’armée.
« Attends-moi dans la voiture si tu veux »
Bessie fit demi-tour sans dire un mot, tandis qu’Elliott s’affairait en silence, avec un sérieux et une détermination qu’elle ne lui connaissait pas.
Une fois assise face à la boîte à gants, elle feignit d’ignorer les regards sombres que lui adressaient, de leurs terrasses en surplomb, certains habitants du quartier, et sursauta au passage d’un enfant à vélo qui éclata de rire au niveau de sa portière.
Enfin, elle vit Elliott descendre lentement l’escalier avec une sorte de canne.
Alors qu’il traversait la rue en souriant elle reconnut l’objet :
Un club de golf.
***
Le cornet de glace à la vanille faisait bien un mètre, voire un mètre cinquante.
Légèrement incliné, sur le fond bleu émaillé d’un panneau publicitaire des années 60, il était, dans le jardin d’Amy, la seule chose qui puisse être datée. Le gazon, les fleurs, la cabane et le fusain étaient sans âge, conformes à ce qu’on en attend, comme les éléments de décor d’un train électrique. Bessie n’y reconnaissait ni sa ville, ni son siècle, et cette sobriété lui inspirait un sentiment de liberté, comme si le monde avait été spécialement conçu pour être son terrain de jeu.
Ce matin-là, lorsque les premiers rayons du soleil effleurèrent la crème du cornet qui dépassait de la palissade, Bessie ouvrit les yeux et se rappela qu’elle était en vacances. Elle s’assit sur le lit et prit le temps d’observer le lever du jour, l’éclat incandescent des contours d’acier enserrant une vanille encore intacte, puis la fonte du tout et sa dissolution, en même temps que le soleil crevait aux pointes des planches de cèdre.
Elle monta à l’étage, traversa la chambre d’Amy en prenant soin de ne pas marcher sur les outils, s’installa dans le salon pour prendre son petit déjeuner et parcourut le time picayune en attendant Elliott.
Le journal consacrait sa première page à la crue historique du fleuve et aux incertitudes qui pesaient sur la solidité des digues. Rien ne garantissait que la ville résistât aux pluies tombées cette année dans les grandes plaines.
Bessie se représenta le sourire que dessinait crescent city sur les cartes : le lac (au nord) et le fleuve (au sud) se frôlaient aux commissures, laissant une demi-lune de terre prise entre deux eaux.
Elliott entra, le club de golf à la main. Sa maigre silhouette demeura dans l’encadrement de la porte tandis qu’il inspectait le salon tel un propriétaire terrien son domaine.
Bessie le suivit sans un mot dans la chambre d’Amy où les attendait le chantier qui les occupait depuis le début des vacances : la charpente d’un placard de près de quatre mètres de large, montant jusqu’au plafond, et dont la partie supérieure aurait pu accueillir pour la nuit un homme de 100 kilos.
L’ouvrage frappait surtout Bessie par ce qu’il représentait : la principale source de revenu d’Elliott, ouvrier du bâtiment de fraiche date, et son dernier lien avec Amy. Après plusieurs minutes passées à inspecter l’ouvrage, celui-ci déclara :
« Bessie, maintenant il s’agit pour nous de choisir l’aspect extérieur, la disposition des portes … l’habillage … et … ce n’est pas tant la symétrie … qu’une asymétrie équilibrée qu’il faudrait atteindre … »
Il fit quelques pas en arrière, pencha la tête.
« … mais … je ne vois pas, aujourd’hui je ne vois pas … allez … c’est assez … ».
Il rangea les outils, saisit le club de golf et alla s’asseoir dans le salon, où Bessie le rejoignit. Comme souvent, la discussion s’engagea sur leurs thèmes de prédilection et s’y perdit. Ils se turent, après deux heures, lorsqu’Amy - rentrant de son travail pour déjeuner - poussa la porte.
« Elliott, tu as l’air si détendu, est-ce possible ? Tu as enfin fini ! »
Il feignit de ne l’avoir pas entendue.
« Et tu caches si bien ta joie ! Tu sais comment ses amis l’appelaient quand je l’ai rencontré, Bessie ? L’homme qui ne déborde jamais de lui-même … Et bien il ne vieillit pas … cela lui va toujours à merveille … je ne l’ai jamais vu se fâcher … je ne l’ai jamais vu se dépêcher … je ne l’ai jamais vu courir … je n’…»
« T’as pas 10 dollars ? » interrompit Elliott.
« I Fuck you » articula-t-elle en souriant, la tête tournée de sorte que Bessie ne puisse pas lire sur ses lèvres.
« Bessie est en vacances depuis une semaine. Elle repart dans 5 jours. Elle n’a pas arrêté de m’aider depuis la fin des cours. Je pensais l’emmener au golf pour changer. »
Amy s’adoucit sans se départir d’un sourire ironique :
« Je vois, Elliott reste fidèle à ses anciennes amours. D’accord. Allez-y … »
Bessie prit son sac, se leva et ouvrit la porte pour sortir.
« … mais comme toujours on partage. 5 dollars donc. » ajouta Amy en direction d’Elliott.
« Je fournis déjà le matériel » dit-il en se levant, tandis que ses doigts faisaient négligemment tourner le club comme une hélice.
Amy sortit un billet de 10 dollars et le lui tendit sans un mot au moment où il franchissait le seuil.
Après avoir rejoint Bessie sur la terrasse, Elliott se retourna vers Amy : «Et la proposition que tu viens de me faire, elle tient toujours ? »
« Quelle proposition ? » répondit Amy.
Bessie devina qu’Elliott articulait distinctement trois mots à la seule intention d’Amy, qui, visiblement amusée, leva les yeux au ciel, tourna des talons, et se dirigea vers la cuisine.
« J’ai pas compris l’histoire de la proposition » fit Bessie en descendant les marches de la terrasse.
« Oh c’est rien, une vieille histoire » répondit-il en baissant les yeux.
***
« Je vais mettre 10 dollars d’essence » dit Elliott en positionnant le levier de vitesses automatique sur Park. « Profite du paysage, nous ne sommes pas n’importe où ».
De son siège, Bessie observa la station-essence Shell. De l’autre côté de la route, le parking du Home Depot alignait ses pick-up en attente de chargement. Elle vit passer une étoile et un croissant de lune sur la portière d’un véhicule de police. Les environs étaient sans relief, les rares constructions sans hauteur et le ciel bleu bornait l’horizon où que portât le regard.
« On est très exactement n’importe où » dit Bessie à haute voix après qu’Elliott eût fermé la portière.
Seule singularité du lieu : la dizaine de gros-bras venus du sud qui occupaient le trottoir d’en face, cherchant du regard les conducteurs, dans une attitude de racolage discrète et néanmoins virile.
« Je vois … » dit-elle quand Elliott fut de retour « … on touche le fond. ».
« C’est cela Bessie. On est même en dessous de zéro, le point le plus bas de la ville. Le niveau du lac atteint le toit du Home Depot »
Bessie tendit le menton vers le groupe d’hommes postés à la sortie du centre commercial.
« Et eux ? » fît-elle.
« Oh …» fit Elliott « … my southern fellows ? Aujourd’hui la ville leur appartient. Je joue au golf, je ne travaille pas. »
Bessie réalisa qu’elle s’était trompée sur leur compte à l’instant où elle vit plusieurs d’entre eux charger des outils puis s’installer entre les sacs de plâtre d’un véhicule quittant le parking.
« Ils sont là tous les jours ? » demanda Bessie.
« Tous les jours. Chaque semaine plus nombreux depuis l’ouragan. Il y a environ 200.000 maisons à retaper … et je ne suis plus tout jeune ! »
La Chrysler repartit.
« … ils sont bien plus rapides et bien moins chers que moi … »
Arrivée à l’entrée du golf, la Chrysler s’engagea sur le parking. Le pare-chocs heurta légèrement le bitume. Elliott se gara à l’ombre, entre deux 4x4 noirs surélevés.
En entrant dans le club-house, Bessie frissonna sous l’effet de la climatisation. L’employé chargé de l’accueil était debout dans l’encadrement d’une vitrine en chêne pleine de coupes et de photos aux couleurs passées. Il lui adressa un large sourire entre une barbe et une moustache à la blancheur neigeuse.
Elliott le salua amicalement et lui demanda un club, un panier de balles et deux badges d’accès au practice, qui lui furent remis sur un desk tapissé de velours rouge.
« On paie rien ?» interrogea Bessie.
« Non, avec Bobby c’est Noël tous les jours … » répondit Elliott.
« L’accès est libre pour les anciennes gloires, Mademoiselle » précisa l’employé.
« Et les gloires du moment ? » demanda Elliott en regardant en direction de la porte du fond.
« Cet après-midi, ce sont les stars du barreau et de l’immobilier … mais pour ce qui est golf … on t’attendait.»
Elliott et Bessie sortirent du club house pour accéder au terrain. La chaleur les surprit. Les box étaient vides à l’exception de 2 d’entre eux taillés sur mesure pour leurs massifs occupants. Malgré leur embonpoint, ceux-ci se figeaient, une fois le coup porté, en des poses antiques, le regard perdu au fond des greens.
« Bienvenue chez les gros-culs » murmura Bessie avec dureté.
Elliott prit place dans le même box qu’elle et feignit de n’avoir pas entendu l’invective :
« Je crois qu’Amy a beaucoup apprécié ces quelques mois que tu as passés chez elle» dit-il.
Il posa le panier de balles.
« C’était la moindre des choses de t’héberger vu ce que tes parents ont fait pour elle après l’ouragan … » ajouta-t-il en même temps qu’il montrait à Bessie comment tenir le club et lui faisait mimer le geste préparatoire à la frappe.
« Mais – ne fléchis pas la jambe – pourquoi être descendue jusqu’ici ? Pourquoi ne pas avoir fini ton année dans ton lycée ? »
Prise d’une évidente mauvaise humeur, Bessie jeta un œil noir aux box avoisinants et répondit :
« Je n’aime pas les gens là-haut … »
« Reste souple » dit Elliott.
« … chez mes parents là-haut, je gagne un peu d’argent le week-end comme guide au musée … le musée de la musique … »
« Tu es bien positionnée là » interrompit Elliott « tu peux y aller, vise le drapeau rouge tout au fond, c’est le point culminant de Crescent … »
« … c’est un musée municipal …» coupa-t-elle « … financé par une famille de propriétaires terriens du coin qui possède à peu près tout et qui a investi un peu de son argent dans la musique …»
Le premier coup effleura la balle. Elliott se pencha et la remis en place.
Bessie continua « … tu peux y voir des photos, des vinyls … une guitare du king … des vieux juke-box multicolores en forme de sorbet … »
« Lève bien le club » fit Elliott.
« … il y a aussi une vitrine à la gloire de Jimmy Davis … son chapeau, les affiches des western dans lesquels il a joué. Et bien en évidence au milieu de la vitrine, un tract de sa deuxième campagne pour le poste de gouverneur en 1960 … c’est marqué, engagement n°1 : maintien de la ségrégation … ».
Elliott corrigea sa position.
« … chaque week-end je me tiens auprès de la vitrine en silence … les règles sont claires, pas de commentaire, pas de pourboire, accompagnement des visiteurs, sourire en toute circonstance … avec les visiteurs blancs … avec les visiteurs noirs … »
Elliott regardait les pieds de Bessie.
« Tu as vu ma tête Elliott … tu comprends … les gens se demandent …»
« Parce que tu crois qu’il existe une tête pour regarder tranquillement des gens lire ce genre de conneries ? Allons Bessie … enfin je comprends tu n’as pas envie d’y retourner … c’est bon, lâche ton coup »
« J’y retournerai peut-être … » fit-elle sur un ton d’agacement qui confinait à l’impolitesse « … mais pas pour y faire de la figuration … ni du golf ! »
Le club s’abattit violemment mais heurta le green synthétique et se brisa. Un rire étouffé échappa d’un box voisin et Elliott vit un tremblement agiter sa joue puis son menton. Il ne lui laissa pas le temps de relever la tête :
« Ne t’inquiètes pas pour le club» dit Elliott «C’est parfait ! ».
Bessie demeura immobile.
« On peut aller boire un verre ailleurs, si tu veux … » fit-il doucement.
Elle acquiesça dans un demi-sourire : « Oui, on peut. »
***
Le dernier soir, Amy et Bessie se rendirent à pied au Jole Blon’ Bar près de la station de tramway. Elles marchaient en silence sous un ciel sombre et sans nuage, frôlant les fleurs de magnolias des jardins avoisinants, encore figés dans la chaleur du jour. Après avoir emprunté la passerelle qui enjambe le Bayou Saint John, elles s’engagèrent dans une rue mal éclairée au bout de laquelle vibraient les teintes pastelles d’une enseigne à néon Dixie Beer et d’un feu de signalisation. Un tramway coupa la perspective avec fracas, furtivement chargé de reflets orangés, puis disparût.
Les tables en terrasse donnaient sur le carrefour et le grésillement de la ligne au-dessus des rails était perceptible, malgré le bruit qui sortait du bar.
Amy pris la parole : « Quand on s’est installé ici avec Elliott, personne n’entrait … enfin personne du quartier … c’était plutôt un endroit pour cul-terreux … le repère de Cajuns égarés en ville .... »
Un étudiant assis releva une tête étonnée.
« … rien n’a vraiment changé » ajouta-telle « à l’intérieur du moins, même décoration, même comptoir. Mais la bière est passée à 2 dollars … et le patron s’est laissé convaincre par des étudiants d’organiser des veillés poétiques … des lectures … tu vois le genre … »
L’étudiant piqua du nez sur son écran et son visage devint bleu.
« On s’installe là, ça sera plus calme ? » dit Amy en désignant une table à l’écart.
Amy venait de prononcer la même phrase qu’Elliott, une semaine auparavant, lorsqu’il avait amené Bessie dans ce bar. Elle avait également choisi la même table. La conversation roula sur les sujets habituels, jusqu’à ce que la voix d’Amy se trouble légèrement :
« Elliott et moi sommes désolés de t’avoir infligé nos disputes durant ton séjour … j’espère que tu ne feras pas les mêmes erreurs que nous … »
Bessie regardait son verre.
« … on s’est rencontrés pas loin d’ici, dans une soirée. J’étais venue avec des copines, c’était les débuts de l’électro … les mecs étaient ridicules, surtout si on leur souriait … ils balançaient comme des singes … des singes heureux d’apprendre … »
Bessie sourit.
« J’ai remarqué Elliott parce qu’il ne dansait pas. Son détachement m’a plu … »
Amy vida son verre.
« … par la suite il n’a jamais été pressant, ni possessif, ce que je n’aurais d’ailleurs pas supporté … il me plaisait encore davantage …on s’est marié … »
Son regard se perdit dans son verre vide.
« Je n’avais pas mesuré à quel point … enfin, tu le connais … l’homme qui ne déborde jamais de lui-même. Il ne désire rien. Il préfèrerait mourir plutôt que de faire une chose qu’il n’a pas envie de faire … il ne changera jamais … moi non plus d’ailleurs … »
La conversation se poursuivit tard dans la nuit.
Sur le chemin du retour Bessie se souvint de ce qu’Elliott, assis à la même place qu’Amy, lui avait dit quelques jours auparavant :
«… soit exigeante avec les garçons, très exigeante … c’est important … mais pas au quotidien …»
***
Le lendemain matin, Amy raccompagna Bessie à l’aéroport. Alors qu’elles avaient pris place et refermé leurs portières, un racoon sortit par une lucarne du garage voisin. Ses griffes raclèrent l’asphalte en même temps qu’il filait le long de la carrosserie puis du trottoir.
« Regarde-moi ce gros-père ! » dit Amy en bouclant sa ceinture.
« Le regard innocent … la démarche coupable …» dit Bessie.
« Un vrai mâle … bien vu ! » ajouta Amy avec un sourire complice en même temps qu’elle engageait la voiture sur la chaussée.
Bessie fut gênée tant Elliott semblait visé. Elle jeta un œil sur son sac. Hésita un instant à en sortir son livre sur Nietzsche pour en lire un passage à Amy. Puis elle se ravisa, jugeant plus utile d’y prendre ses lunettes.
Aussi garda-t-elle le silence tandis que la voiture progressait sur Esplanade.
De chaque côté, l’avenue était bordée de chênes verts à l’équilibre incertain. Bessie chercha les écureuils qu’elle avait souvent vu traverser dans le branchage, mais ne vit que la lumière du jour filtrant à travers les feuilles comme un reflet d’eau.
Tandis que la voiture progressait vers l’aéroport, Bessie repensa à leur conversation de la veille. Après plusieurs verres Amy avait paru un peu perdue en fin de soirée, cherchant sans succès à expliquer la cause de sa rupture avec Elliott :
« … nous nous aimions passionnément. Et nous avions en commun une grande force de caractère, une volonté de fer pour ce qui nous tenait à coeur … tout ça s’est un peu retourné contre nous … il aurait fallu … je ne sais pas ce qu’il aurait fallu … »
A cet instant de leur conversation, une phrase d’Elliott était venue à l’esprit de Bessie : « ce n’est pas tant la symétrie … qu’une asymétrie équilibrée qu’il faudrait atteindre … mais … je ne vois pas … ». Elle demeura silencieuse, faute de pouvoir clairement rattacher cette phrase à ce qui préoccupait Amy.
La voiture quitta la ville par le nord-ouest, en empruntant l’interstate. Elle rejoignit bientôt la portion montée sur pilotis qui longe le bord occidental du lac ; là où l’autoroute surplombe le marais, sa forêt de cyprès aux racines noyées, les mousses et les jacinthes d’eau.
Bessie se rappela son arrivée en ville : la quarantaine de kilomètres de l’autoroute du Nord qui traverse le lac par son milieu, la sensation d’être transportée au niveau de la mer, les rives invisibles, l’eau à perte de vue en toute direction.
Elle devina soudain une écume blanche formée à l’horizon du marais et qui grossissait à vue d’œil, effaçant les arbres, les rocs et les bancs de sable. De nombreuses aigrettes gagnaient péniblement le ciel tandis qu’un raz de marée venu de l’intérieur des terres se précipitait sur les pilotis, en direction du lac.
« Qu’est-ce qui se passe ? » souffla Bessie.
« Ça ? » dit Amy « C’est rien, c’est juste le spillway … le fleuve passe à quelques kilomètres d’ici … en amont de Crescent City … en cas de forte crue il est près de déborder et menace les digues … alors l’armée le détourne et l’eau rejoint directement le lac … à travers les marécages, puis sous ce pont … »
Amy marqua une pause durant laquelle elle sembla penser à autre chose, fixa le rétroviseur puis ajouta :
« … on laisse filer … la pression retombe … c’est encore la meilleure façon de sauver la ville. »