Alexandre Nicolas
Un jour presque parfait
Cigarettes à peine tenues entre les doigts désinvoltes, les yeux dans le vague regardaient sans voir, les paupières clapotaient sans lutter. Les murmures s'épuisaient. Les vagues à l’âme se courbaient sous le poids d’une lumière céleste et infirme. Le jour déjà se levait. Nos illusions entamaient leur effacement progressif. On attendait en silence. Nos bières tièdes et sans bulles posées entre nous. Allongés sur le toit d’un immeuble parisien, on repensait aux dernières heures de la nuit. On envisageait la suite, calmement, rien ne pressait.
Le ciel s'allumait en jaune blanc bleu. Des ombres se dessinaient sous nos yeux rougis. On peinait à les garder ouverts. Le soleil nous aveuglait. Les vertiges nous consumaient. On perdait nos repères. La vie tournait au ralenti. Nos cœurs flirtaient avec l’ennui. On n’est rien tout seul, nos rêves sont si fragiles. Désir d’aimer, besoin d’être aimé, soif d’infini.
L’extrémité incandescente des cigarettes crépitait. Nos mains libres s’effleuraient. Espoir et quête des sens, poésie de l’inconnu, allons-nous faire l'amour ? Errer jusqu'à la nuit ? On pourrait faire les deux, ce serait parfait. Just a perfect day, comme l’aurait chanté Lou Reed. On continuerait à boire dans un parc. Comme dans la chanson, on irait nourrir des animaux dans un zoo. Tu m’aiderais à tenir le coup, tous les soucis disparaîtraient. Avec toi je m’oublierai.
Bières terminées et mégots éteints, tu refusas qu’on aille chez moi. Et pas question d’aller chez toi. Tu ne vivais pas seule. Je me retins d’en demander plus. Ça t’aurait sûrement fait fuir. Je convins de m’illusionner, me rassurer, imaginant que tu vivais en colocation. Mode de cohabitation courant à Paris quand on a ton âge.
« Café ou sangria ?
_ Pourquoi sangria ?
_ Comme dans la chanson.
_ Je veux bien aller au parc et au zoo mais pas de sangria. Ça risque de me donner la nausée.
_ Alors prenons des bières fraîches quelque part.
_ Puis Jardin des Plantes ?
_ C’est parti. »
Oh it’s just a perfect day / I’m glad I spent it with you.
Solitaires rêveurs ou désœuvrés, joggeurs et familles arpentaient les allées du parc aux couleurs printanières. Il commençait à faire chaud, j’entrouvris ma chemise en flanelle. Ton t-shirt bleu nuit à col Claudine te donnait un air sage et éclairé. Un pack de bières et une bouteille de vin gisaient près de ton trench camel enroulé autour de mon veston froissé. On retrouvait les splendeurs de la nuit. Je revoyais nos visages se frôler. Tes cheveux en désordre imprimaient un mouvement délicat sur ta nuque, je retenais mes baisers à l’orée de ton cou. Nos amis s’étaient lassés de nous. Après nous avoir présentés, ils s’étaient étonnés puis amusés de cette attraction à peine masquée. Ils avaient prétexté la fatigue, un impératif matinal ou un déjeuner familial. D’autres, moins inspirés, s’étaient inventé des enfants à garder. On avait tout acquiescé sans un mot. Une fascination mutuelle, légèrement voilée par la désinvolture, ce détachement imité, nous avait rendus compréhensifs. Enfoncés dans un canapé en simili cuir noir, on s’est chargé de finir les bouteilles de vodka et de soft qui encombraient la table basse. D’abord prudents, chacun contre son accoudoir, un verre à la main comme une bouée de secours, puis de plus en plus exaltés. L’ivresse nous rendait éloquents. Nos défaites respectives ont vite succédé aux soucis de nos amis communs. Le temps accéléré instaura la confiance et la soif de partage. La nuit balayait nos regrets frivoles, d’être ici plutôt qu’ailleurs, seuls et indolents.
Les spots se reflétaient sur le sol humide et collant de la piste quasi déserte. Les coupes et les verres avaient débordé dans des élans d’insouciance et de légèreté. Nous-mêmes n’étions pas vierges de tout reproche. Nos cocktails n’avaient pas tenu le coup quand le DJ a balancé Blondie, Bowie et les Talking Heads. Eruption glacée. Les nineties donnèrent le coup grâce. Nos verres ont explosé sur la piste au son de Pulp et New Order. Tes pieds nus esquivaient les bris multicolores. Je sentais le drame arriver. Mais tu semblais intouchable, comme ces gens qui passent entre les gouttes. Désordonnés mais agiles, tes pas touchaient à peine le sol. Tu frôlais le danger pour te sentir vivante. C’était contagieux. Je ne m’étais jamais autant laisser aller. Il n’y avait plus que toi, plus que nous. Les derniers danseurs n’étaient que de piètres figurants, flous, au second plan. Ta silhouette virevoltante et les éclats irisés occupaient tout le cadre. Mes yeux enregistraient le plus beau clip qui n’ait jamais été tourné.
Ni l’un ni l’autre n’avait de quoi payer l’entrée de la Ménagerie. On avait dépensé nos derniers euros au Monop’. À découvert, nos cartes bleues ne servaient qu’à remplir une poche de nos portefeuilles. Une fois le loyer réglé, le montant de mes piges me permettait à peine de m’octroyer quelques plaisirs bachiques. Toujours étudiante, ton salaire de serveuse à temps partiel ne te laissait pas plus de liberté. Notre tentative de se faire passer pour des spécialistes du comportement animalier fut un échec. Malgré notre talent d’improvisation, l’agent d’accueil n’était pas prêt de céder. Il nous fallait une autorisation de la direction. Le règlement c’est le règlement, et il était chargé de le faire respecter. Des collègues avaient manqué perdre leur poste pour moins que ça. On entra sans se faire voir pendant que l’agent s’occupait d’une famille de visiteurs. C’était sans compter sur le contrôle des tickets un peu plus loin. Notre permission imaginaire fut aussitôt vérifiée par talkie-walkie. Derrière les grésillements, on reconnut la voix impérieuse qui nous pria de quitter les lieux au plus vite. A moins qu’on ne préfère que la police s’occupe de nous, rajouta-t-il.
« Dommage, on a pourtant été convaincant.
_ On peut toujours aller écrire une fausse lettre.
_ Il fait trop beau pour se faire enfermer.
_ Ça te dérange pourtant pas de regarder des singes derrière les barreaux.
_ J’insisterai bien si j’étais sûr qu’on nous enferme avec les orangs-outans. »
Notre pauvreté fit le bonheur des mouettes et des pigeons des quais de Seine. Ils picoraient avidement nos miettes de pain sur les pavés. C’était moins exotique mais presque tout aussi apaisant de les contempler.
« Au moins, eux, ils sont en liberté.
_ Je sais pas si c’est une bonne chose qu’autant de pigeons le soient.
_ Je me demande combien il faudrait de cages pour tous les enfermer.
_ Ils se reproduisent à une vitesse incroyable.
_ C’est comme les rats, depuis que je suis à Paris, j’ai l’impression qu’ils ont triplé de nombre.
_ Et de taille. »
On commentait la façon qu’ils avaient de se jeter sur les miettes. Certains emportaient un gros morceau de mie avec eux, d’autres picoraient tout ce qui leur tombait sous le bec et les plus hésitants attendaient leur tour. Chacun sa stratégie. On s’amusait à rapprocher leurs pratiques de celles des hommes qui, à une autre échelle, ne semblaient pas si éloignées. Les épargnants égoïstes étaient de nantis capitalistes qui n’en avaient jamais assez, gardaient tout pour eux et s’enrichissaient aux dépens des prolétaires. Ces derniers, plus charitables, étaient des marxistes, des communistes, voire des hippies qui partageaient leurs victuailles avec leur communauté. Les seniors et les handicapés, boiteux aux ailes fragiles, se faisaient voler leur précieux trésor par de jeunes déshérités. Notre maigre demi-baguette fut répartie de manière très inégale. Quelques uns continuaient à traîner autour de nous, l’air de ne pas y toucher, au cas où leur persévérance serait récompensée de quelques miettes supplémentaires.
« La bière est chaude.
_ J’en ai deux trois au frais chez moi si tu veux.
_ Ah ah.
_ Je dis ça…
_ T’as un tire-bouchon pour le vin ?
_ Ah merde.
_ Chez toi, je suppose ? »
Un groupe de pique-niqueurs nous prêta le sien. Je me disais qu’on serait peut-être déjà chez moi si l’on s’était rencontré en hiver. J’aimais ce moment mais j’avais peur que ce soit notre dernier ensemble. La préparation de tes partiels à venir te prendrait beaucoup de ton temps. Et le reste sera occupé par ton travail au restaurant. Un client solitaire te proposera un verre après la fermeture. Triste et poétique, tu lui trouveras ce petit quelque chose qui te donnera envie de t’occuper de lui. Ou bien, à la fête de fin d’année, tu flirteras avec un de tes camarades, drôle et bizarre mais trop effacé pour que tu ne le remarques avant.
« A quoi tu penses ?
_ Au hasard et à la fatalité.
_ Vaste sujet.
_ C’est parfois très beau et souvent
_ Cruel ? me coupas-tu.
_ Très.
_ Il faut savoir saisir sa chance. On a toujours des regrets quand on attend trop longtemps. »
Que rajouter ? Dans une comédie romantique, ce serait le moment où, après avoir galéré, surmonté d’absurdes obstacles, le héros embrasse la femme de ses rêves. Je me demandais si je méritais ce moment. Tout se passait trop bien. Les scénaristes de ce genre de films ont bien dû s’inspirer quelque part. Leurs fantasmes et leurs frustrations faisaient partie de leurs sources. La vie en était une autre, son scénario était rarement plus simple mais pourquoi pas commencer par la fin.
En partant, les pique-niqueurs balancèrent leurs bouts de pain ainsi que leurs restes de jambon et de tomates. Leurs bouteilles étaient vides. Ils allaient sûrement faire le plein ailleurs. Légèrement titubants, ils ne comptaient pas s’arrêter là. Le week-end n’était pas encore fini. L’ivresse du dimanche pouvait leur offrir une autre vision de la vie, plus douce et frivole, oublieuse.
« Bonne soirée ! » nous lancèrent-ils de concert, avec une intonation qui suintait l’ironie.
Les volatiles les plus patients furent enfin récompensés. Les autres rappliquèrent presque aussitôt, laissant peu de temps aux premiers pour en profiter. On fut vite entouré par des centaines de mouettes et de pigeons. Tu éclatas d’un rire spontané. J’avais l’impression que tu moquais de moi. Ça devait se voir, tes yeux émeraude en scintillèrent de plaisir. J’allumais mes deux dernières cigarettes et t’en calais une entre les lèvres.
« Je fais aussi parti des communistes. »
Des perles irisaient le bord de nos yeux papillonnant. Des esquisses de sourires frétillaient comme un jeu léger. Barques instables prêtes à voguer avec paresse. Envisager ou non la suite, calmement. Rien ne pressait. Les mégots se consumaient à peine entre nos doigts désinvoltes.
Oh it’s just a perfect day / I’m glad I spent it with you / Oh such a perfect day / You just keep me hanging on. Des notes de piano s’élevèrent en même temps que les mouettes et les pigeons. Leurs ailes battaient au ralenti. Les intervalles étaient irréguliers, comme les octaves de la mélodie, douce et lente, progressive et ascendante. Nos solitudes s’effleuraient au milieu d’une nuée de miettes. Je te tendis une bouteille de sangria. Tu n’avais plus peur d’avoir la nausée. Just a perfect day / Problems all left alone / Weekenders on our own / It’s such fun.
« Tu entends ?
_ Yes. »
Le jour déclinait peu à peu. Allons-nous passer cette autre nuit ensemble ? Errer jusqu’à l’aube ? On pourrait faire les deux, ce serait parfait.
L’extrémité incandescente des cigarettes crépitait. Nos mains libres s’effleuraient. Espoir et quête des sens, poésie de l’inconnu, allons-nous faire l'amour ? Errer jusqu'à la nuit ? On pourrait faire les deux, ce serait parfait. Just a perfect day, comme l’aurait chanté Lou Reed. On continuerait à boire dans un parc. Comme dans la chanson, on irait nourrir des animaux dans un zoo. Tu m’aiderais à tenir le coup, tous les soucis disparaîtraient. Avec toi je m’oublierai.
Bières terminées et mégots éteints, tu refusas qu’on aille chez moi. Et pas question d’aller chez toi. Tu ne vivais pas seule. Je me retins d’en demander plus. Ça t’aurait sûrement fait fuir. Je convins de m’illusionner, me rassurer, imaginant que tu vivais en colocation. Mode de cohabitation courant à Paris quand on a ton âge.
« Café ou sangria ?
_ Pourquoi sangria ?
_ Comme dans la chanson.
_ Je veux bien aller au parc et au zoo mais pas de sangria. Ça risque de me donner la nausée.
_ Alors prenons des bières fraîches quelque part.
_ Puis Jardin des Plantes ?
_ C’est parti. »
Oh it’s just a perfect day / I’m glad I spent it with you.
Solitaires rêveurs ou désœuvrés, joggeurs et familles arpentaient les allées du parc aux couleurs printanières. Il commençait à faire chaud, j’entrouvris ma chemise en flanelle. Ton t-shirt bleu nuit à col Claudine te donnait un air sage et éclairé. Un pack de bières et une bouteille de vin gisaient près de ton trench camel enroulé autour de mon veston froissé. On retrouvait les splendeurs de la nuit. Je revoyais nos visages se frôler. Tes cheveux en désordre imprimaient un mouvement délicat sur ta nuque, je retenais mes baisers à l’orée de ton cou. Nos amis s’étaient lassés de nous. Après nous avoir présentés, ils s’étaient étonnés puis amusés de cette attraction à peine masquée. Ils avaient prétexté la fatigue, un impératif matinal ou un déjeuner familial. D’autres, moins inspirés, s’étaient inventé des enfants à garder. On avait tout acquiescé sans un mot. Une fascination mutuelle, légèrement voilée par la désinvolture, ce détachement imité, nous avait rendus compréhensifs. Enfoncés dans un canapé en simili cuir noir, on s’est chargé de finir les bouteilles de vodka et de soft qui encombraient la table basse. D’abord prudents, chacun contre son accoudoir, un verre à la main comme une bouée de secours, puis de plus en plus exaltés. L’ivresse nous rendait éloquents. Nos défaites respectives ont vite succédé aux soucis de nos amis communs. Le temps accéléré instaura la confiance et la soif de partage. La nuit balayait nos regrets frivoles, d’être ici plutôt qu’ailleurs, seuls et indolents.
Les spots se reflétaient sur le sol humide et collant de la piste quasi déserte. Les coupes et les verres avaient débordé dans des élans d’insouciance et de légèreté. Nous-mêmes n’étions pas vierges de tout reproche. Nos cocktails n’avaient pas tenu le coup quand le DJ a balancé Blondie, Bowie et les Talking Heads. Eruption glacée. Les nineties donnèrent le coup grâce. Nos verres ont explosé sur la piste au son de Pulp et New Order. Tes pieds nus esquivaient les bris multicolores. Je sentais le drame arriver. Mais tu semblais intouchable, comme ces gens qui passent entre les gouttes. Désordonnés mais agiles, tes pas touchaient à peine le sol. Tu frôlais le danger pour te sentir vivante. C’était contagieux. Je ne m’étais jamais autant laisser aller. Il n’y avait plus que toi, plus que nous. Les derniers danseurs n’étaient que de piètres figurants, flous, au second plan. Ta silhouette virevoltante et les éclats irisés occupaient tout le cadre. Mes yeux enregistraient le plus beau clip qui n’ait jamais été tourné.
Ni l’un ni l’autre n’avait de quoi payer l’entrée de la Ménagerie. On avait dépensé nos derniers euros au Monop’. À découvert, nos cartes bleues ne servaient qu’à remplir une poche de nos portefeuilles. Une fois le loyer réglé, le montant de mes piges me permettait à peine de m’octroyer quelques plaisirs bachiques. Toujours étudiante, ton salaire de serveuse à temps partiel ne te laissait pas plus de liberté. Notre tentative de se faire passer pour des spécialistes du comportement animalier fut un échec. Malgré notre talent d’improvisation, l’agent d’accueil n’était pas prêt de céder. Il nous fallait une autorisation de la direction. Le règlement c’est le règlement, et il était chargé de le faire respecter. Des collègues avaient manqué perdre leur poste pour moins que ça. On entra sans se faire voir pendant que l’agent s’occupait d’une famille de visiteurs. C’était sans compter sur le contrôle des tickets un peu plus loin. Notre permission imaginaire fut aussitôt vérifiée par talkie-walkie. Derrière les grésillements, on reconnut la voix impérieuse qui nous pria de quitter les lieux au plus vite. A moins qu’on ne préfère que la police s’occupe de nous, rajouta-t-il.
« Dommage, on a pourtant été convaincant.
_ On peut toujours aller écrire une fausse lettre.
_ Il fait trop beau pour se faire enfermer.
_ Ça te dérange pourtant pas de regarder des singes derrière les barreaux.
_ J’insisterai bien si j’étais sûr qu’on nous enferme avec les orangs-outans. »
Notre pauvreté fit le bonheur des mouettes et des pigeons des quais de Seine. Ils picoraient avidement nos miettes de pain sur les pavés. C’était moins exotique mais presque tout aussi apaisant de les contempler.
« Au moins, eux, ils sont en liberté.
_ Je sais pas si c’est une bonne chose qu’autant de pigeons le soient.
_ Je me demande combien il faudrait de cages pour tous les enfermer.
_ Ils se reproduisent à une vitesse incroyable.
_ C’est comme les rats, depuis que je suis à Paris, j’ai l’impression qu’ils ont triplé de nombre.
_ Et de taille. »
On commentait la façon qu’ils avaient de se jeter sur les miettes. Certains emportaient un gros morceau de mie avec eux, d’autres picoraient tout ce qui leur tombait sous le bec et les plus hésitants attendaient leur tour. Chacun sa stratégie. On s’amusait à rapprocher leurs pratiques de celles des hommes qui, à une autre échelle, ne semblaient pas si éloignées. Les épargnants égoïstes étaient de nantis capitalistes qui n’en avaient jamais assez, gardaient tout pour eux et s’enrichissaient aux dépens des prolétaires. Ces derniers, plus charitables, étaient des marxistes, des communistes, voire des hippies qui partageaient leurs victuailles avec leur communauté. Les seniors et les handicapés, boiteux aux ailes fragiles, se faisaient voler leur précieux trésor par de jeunes déshérités. Notre maigre demi-baguette fut répartie de manière très inégale. Quelques uns continuaient à traîner autour de nous, l’air de ne pas y toucher, au cas où leur persévérance serait récompensée de quelques miettes supplémentaires.
« La bière est chaude.
_ J’en ai deux trois au frais chez moi si tu veux.
_ Ah ah.
_ Je dis ça…
_ T’as un tire-bouchon pour le vin ?
_ Ah merde.
_ Chez toi, je suppose ? »
Un groupe de pique-niqueurs nous prêta le sien. Je me disais qu’on serait peut-être déjà chez moi si l’on s’était rencontré en hiver. J’aimais ce moment mais j’avais peur que ce soit notre dernier ensemble. La préparation de tes partiels à venir te prendrait beaucoup de ton temps. Et le reste sera occupé par ton travail au restaurant. Un client solitaire te proposera un verre après la fermeture. Triste et poétique, tu lui trouveras ce petit quelque chose qui te donnera envie de t’occuper de lui. Ou bien, à la fête de fin d’année, tu flirteras avec un de tes camarades, drôle et bizarre mais trop effacé pour que tu ne le remarques avant.
« A quoi tu penses ?
_ Au hasard et à la fatalité.
_ Vaste sujet.
_ C’est parfois très beau et souvent
_ Cruel ? me coupas-tu.
_ Très.
_ Il faut savoir saisir sa chance. On a toujours des regrets quand on attend trop longtemps. »
Que rajouter ? Dans une comédie romantique, ce serait le moment où, après avoir galéré, surmonté d’absurdes obstacles, le héros embrasse la femme de ses rêves. Je me demandais si je méritais ce moment. Tout se passait trop bien. Les scénaristes de ce genre de films ont bien dû s’inspirer quelque part. Leurs fantasmes et leurs frustrations faisaient partie de leurs sources. La vie en était une autre, son scénario était rarement plus simple mais pourquoi pas commencer par la fin.
En partant, les pique-niqueurs balancèrent leurs bouts de pain ainsi que leurs restes de jambon et de tomates. Leurs bouteilles étaient vides. Ils allaient sûrement faire le plein ailleurs. Légèrement titubants, ils ne comptaient pas s’arrêter là. Le week-end n’était pas encore fini. L’ivresse du dimanche pouvait leur offrir une autre vision de la vie, plus douce et frivole, oublieuse.
« Bonne soirée ! » nous lancèrent-ils de concert, avec une intonation qui suintait l’ironie.
Les volatiles les plus patients furent enfin récompensés. Les autres rappliquèrent presque aussitôt, laissant peu de temps aux premiers pour en profiter. On fut vite entouré par des centaines de mouettes et de pigeons. Tu éclatas d’un rire spontané. J’avais l’impression que tu moquais de moi. Ça devait se voir, tes yeux émeraude en scintillèrent de plaisir. J’allumais mes deux dernières cigarettes et t’en calais une entre les lèvres.
« Je fais aussi parti des communistes. »
Des perles irisaient le bord de nos yeux papillonnant. Des esquisses de sourires frétillaient comme un jeu léger. Barques instables prêtes à voguer avec paresse. Envisager ou non la suite, calmement. Rien ne pressait. Les mégots se consumaient à peine entre nos doigts désinvoltes.
Oh it’s just a perfect day / I’m glad I spent it with you / Oh such a perfect day / You just keep me hanging on. Des notes de piano s’élevèrent en même temps que les mouettes et les pigeons. Leurs ailes battaient au ralenti. Les intervalles étaient irréguliers, comme les octaves de la mélodie, douce et lente, progressive et ascendante. Nos solitudes s’effleuraient au milieu d’une nuée de miettes. Je te tendis une bouteille de sangria. Tu n’avais plus peur d’avoir la nausée. Just a perfect day / Problems all left alone / Weekenders on our own / It’s such fun.
« Tu entends ?
_ Yes. »
Le jour déclinait peu à peu. Allons-nous passer cette autre nuit ensemble ? Errer jusqu’à l’aube ? On pourrait faire les deux, ce serait parfait.