Elias Thuloup
Durbar Square
Assis sur son lit, Suman fixait depuis plusieurs heures le mur de sa chambre d’étudiant. Comme à son habitude, mais pour la dernière fois, il jeûnait et méditait à l’approche des pluies d’été et des examens.
Suman touchait au but. A l’issue de son prochain oral de philosophie, une bourse d’étude pour l’université de Stockholm lui serait attribuée ou refusée.
En guise d’ultime révision, il se concentrait sur cette sentence étrangère qu’il n’était pas certain de prononcer correctement, Wille zur Macht, mais dont il connaissait la traduction, volonté de puissance, et qu’il répétait à voix basse, suivant des intonations changeantes, comme pour en explorer le sens jusqu’à l’épuisement.
Cette année encore, la saison sèche n’était pas venue à bout des moisissures vertes et noires laissées par la mousson sur les bâtiments du campus. Chaque façade dessinait le plan d’une bataille perdue par la blancheur d’origine, où s’affrontaient des lézards clairs et souples comme de jeunes palmes.
L’état d’abandon était tel qu’il avait fait fuir le maigre contingent d’étudiants étrangers de l’université : un mois à peine après leur arrivée, les trois Suédoises du département d’anthropologie avaient plié bagage, laissant un vide à la mesure des espoirs – et des rêves – que leur exotique apparition avait suscités.
L’incident avait connu un épilogue inattendu. En réponse à l’Union révolutionnaire des étudiants maoïstes - qui avait opportunément réagi en lançant le mot d’ordre d’une grève générale (« pour une politique d’investissement dans les infrastructures de la recherche et de reconstruction des moyens de coopération internationale ») - le président de la faculté avait promis, sur instruction du Palais royal, la réhabilitation immédiate de la résidence universitaire.
De fait, chaque lotissement du campus avait été doté d’une machine à laver et d’un réfrigérateur, tandis que les chambres avaient été repeintes en bleu ciel, la couleur du parti monarchiste.
Entre ses quatre murs fraichement azurés, la chaleur semblait moins étouffante à Suman qui se laissait porter par des pensées satisfaites et optimistes. Il souriait intérieurement à l’idée qu’il se faisait de lui-même, à son choix d’étudier, de privilégier la vie de l’esprit, du moins de son esprit, sur toute autre considération.
Sa résolution s’était affermie trois ans auparavant, lorsqu’il s’était installé dans la capitale. A peine ses valises posées au rez-de-chaussée de la résidence, il avait accroché au mur, pour seul et unique élément de décors, un poster de Saraswati, la déesse de la connaissance, de l'éloquence, de la sagesse et des arts.
Celle-ci était représentée au bord d’une rivière, assise au cœur d’une fleur de lotus, vêtue d’un sari blanc.
Dans les moments de doute ou de faiblesse, Suman se fiait à son regard bienveillant, y trouvant le reflet de sa propre confiance en l’avenir.
Le bruit d’une aile battant le feuillage détourna Suman de sa médiation. Une légère brise passa par la fenêtre. Les premières gouttes d’une averse de plusieurs jours s’abattirent au pied de son lit.
« Le livre … si seulement j’avais le livre … »
***
Après avoir refermé la fenêtre, Suman enfila sa chemise devant son miroir et songea à son futur examinateur, le professeur Amrati, dont il essaya d’imiter les attitudes.
Jeune, beau et soigné, celui-ci promenait sur ses étudiants un regard neutre qui ne cherchait pas à convaincre et flottait au dessus d’eux avec indifférence.
Respecté pour avoir étudié aux Etats-Unis, Amrati régnait depuis peu sur le département de philosophie. Il présidait à l’administration des bourses et intervenait occasionnellement sur son sujet de prédilection, der Wille zur Macht chez Nietzche, qu’il illustrait essentiellement d’anecdotes extraites de la vie « et de l’œuvre » de rappeurs américains.
D’où le titre singulier de son livre, « Get Nietzsche or die tryin », et son surnom, « Fifty rupee », lequel avait fleuri sur les murs, jusqu’à revenir à ses oreilles visiblement flattées, et depuis lors couvertes d’une casquette vissée à l’envers.
“Get Nietzsche or die tryin’ ! Lisez mon livre !”
C’est ainsi que le professeur Amrati concluait chacun de ses cours. Et c’était comme une bouée de sauvetage jetée parmi les étudiants qui peinaient à le suivre et espéraient que son écriture fût plus claire que son discours. Mais le livre était introuvable.
Le matin même, Suman s’était présenté devant le vieux bibliothécaire de l’université :
« Que puis-je pour vous jeune homme ? »
« Je souhaite emprunter un ouvrage du Professeur Amrati, «Get Nietzsche or die tryin’ ».
L’homme avait consulté ses fiches.
« Il devait revenir mais je ne l’ai pas vu passer … si je me souviens bien de l’emprunteur, c’ était un visiting professor … je vous conseille de ne pas trop compter sur cet ouvrage … il n’en a été tiré que très peu d’exemplaires … vous ne le trouverez nulle part … je suis désolé jeune homme … »
La bouée de sauvetage venait de crever entre ses mains.
***
Plusieurs taxis collectifs stationnaient autour d’un rond-point face à l’entrée de l’université. De jeunes garçons haranguaient les passants, en tentant de leur faire croire qu’ils avaient juste le temps de monter à bord. Suman savait pourtant qu’aucun taxi ne partirait avant que son chauffeur le juge suffisamment rempli. Le spectacle de l’urgence se prolongeait artificiellement jusqu’au moment de pourvoir les derniers sièges qui voyait les passagers déjà installés se joindre aux efforts des rabatteurs.
Suman fût saisi par l’odeur d’essence et de terre humide caractéristique de la saison. Il reconnut un jeune chauffeur natif du même village que lui et sauta en marche dans sa cabine. Plutôt que de poser son pantalon mouillé sur les sièges de moleskine, il demeura debout à ses côtés.
Après les salutations d’usage, il lui adressa la parole en criant pour couvrir le bruit de moteur et du vacarme de la rue :
« Toi qui as un avis sur tout … dis-moi … Wille zur Macht, ça te dit quoi ? »
« Tu veux aller où ? »
« Nulle part. La volonté de puissance, ça te dit quoi ? »
« Ça me sert à quoi cette question ? »
« Si tu réponds bien, je vais en Suède et après je t’invite. »
« Je ne sais pas si tu vas en Suède ou si tu vas nulle part, mais je sais comment tu y vas : avec le plus de virages possibles … c’est quoi ta question ? »
«Ce que tu penses de la volonté et de la puissance »
Son ami regarda la route en souriant :
« Tu te souviens de Deepesh Battarhai, l’homme d’affaires corrompu dont les maoïstes voulait faire un exemple ? Tu te souviens qu’il en a tellement fait que le Roi a été contraint de demander au Ministre de la Sécurité Intérieure d’annoncer l’ouverture d’une enquête ? Tu te souviens aussi qu’il tenait beaucoup de monde et qu’il a continué à vivre chez lui, en ville, sans jamais être inquiété, malgré les avancées de l’enquête … »
Le chauffeur klaxonna à l’attention d’un blindé de l’armée stationné sur le bas côté. Il frôla les chenilles et adressa un regard d’incompréhension impatiente à l’officier fumant sur la chaussée.
« … au point que le Ministre de la Sécurité Intérieure, pour qu’on arrête de l’embêter avec cette histoire, a récemment prétendu à la radio que Battarhai s’était enfui dans les montagnes … tu t’en souviens ? Eh bien hier, deux maos ont enlevé Battharaï devant chez lui, en plein jour, à visage découvert … ce matin, le porte parole du Comité révolutionnaire a rejeté l’accusation d’enlèvement devant les journalistes … il avait du mal à cacher son amusement … il a dit : chacun sait que Battarhai se cache dans les montagnes, comme l’a reconnu l’honorable Ministre de la Sécurité Intérieure … »
Et tandis que les passagers riaient, le chauffeur ajouta à voix basse :
« … ça pour dire qu’entre la puissance et la volonté … j’ai choisi mon camp … celui du plus fort … qui n’est pas celui qu’on croit … voilà … DURBAR SQUARE STATION !, Tu descends là ? Namaste !»
***
La saison sèche changeait le Durbar Square en une esplanade poussiéreuse et terne. La présence d’un lavoir adjacent attirait des jeunes ménagères qui assuraient la seule note rafraichissante de l’endroit.
Point de convergence obligé des touristes, le square était une source de revenu facile pour la ville qui avait rendu son accès payant pour les étrangers. Elle affectait une poignée d’agents (et presque autant d’uniformes) à la perception du droit de passage. Debout derrière de petits guichets ambulants qu’ils déplaçaient opportunément selon le flux des visiteurs, ces contrôleurs traquaient le touriste, en jouant et de leurs sifflets et de leurs épaulettes. Ainsi était perçu ce que les femmes du lavoir appelaient l’impôt sur la saleté, par allusion aux principaux contribuables : de jeunes occidentaux ravis qui arrivaient au cœur de la ville, sac au dos, négligés et poilus, dans un état de saleté dont l’Occident a le secret.
Suman sauta du taxi. Il leva un œil au ciel bas et mauve puis s’engagea sur la place. Le bois des pagodes se tachait de grosses gouttes d’encre noire. L’eau courait sur les toits et partait à l’assaut de la ville basse en petits ruisseaux de détritus. Des enfants pataugeaient dans le lavoir. La brique humide des temples semblait concentrer toute la lumière du jour.
Un sâdhu bien connu de Suman lui fit signe de le rejoindre. L’étudiant salua révérencieusement, s’assit à ses cotés, puis lui adressa la parole avec légèreté :
« Comment vont les affaires ? »
Immobile, le sage répliqua :
« Mieux que toi sans doute … depuis quand les étudiants de philosophie s’expriment-ils comme des boutiquiers … ? »
Suman craignit de l’avoir vexé. Il tenta de déchiffrer l’expression de son visage. En vain. Les cheveux remontés en chignon, comme un ananas en équilibre sur sa tête, le sâdhu ne laissait rien paraître. Décidé à incarner le détachement et l’élévation d’esprit, toute l’économie de ses attitudes semblait dictée par l’impérieuse nécessité de ne pas faire tomber ce fruit précieux.
« … je voulais parler des étrangers en cette saison, maître … » relança-t-il.
L’ananas bougea et le sâdhu s’exprima :
« Les étrangers, je ne les comprends plus … auparavant ils venaient en groupe avec un guide qui leur expliquait les choses à sa manière : les sâdhus viennent de l’Inde … ils ont renoncé à la vie en société … ils méditent pour se défaire des illusions terrestres … certains ont de très grandes moustaches … Pour la photo je prenais l’air adéquat … farouche … inspiré … jovial … mêmes les mauvais jours, j’avais de quoi manger … maintenant c’est différent. Les groupes et les guides sont moins nombreux. Et puis les étrangers sont devenus bizarres, compliqués … ils rôdent autour de nous … feignent de ne pas nous voir … essaient de nous photographier en cachette … et gratuitement… ».
La pluie faiblit.
« Hier un couple d’américains est venu … je me suis montré cordial … quand le guide leur a fait comprendre qu’une contribution serait bienvenue, l’homme est parti en riant … il a dit : they left behind all material attachement ? kiss my ass ! … alors sa femme m’a regardé avec méfiance … elle s’est lentement approchée … un billet à la main … et elle m’a dit … can you fly ? ».
Croisant le regard du sahû courroucé Suman se composa une expression de profond dépit.
« … ce matin, un autre couple et leur jeune fils … je me suis montré un peu plus distant qu’avec les américains … plus méditatif … le guide n’a rien dit au sujet de l’argent, mais l’enfant a voulu me donner une pièce … avant que j’ai pu tendre la main, son père l’a giflé … « sorry sâdhu, sorry ! » qu’il me répétait en s’éloignant à reculons … qu’est-ce qu’ils imaginent ? Que je peux pleinement me consacrer à la vie de l’esprit sans l’aide de mon estomac ?»
Suman regardait ses pieds en silence.
« Enfin … j’essaie d’accepter ce qu’ils sont devenus … J’essaie de trouver la bonne attitude … pour qu’ils ne doutent pas de ma sainteté … ni de mes besoins …. et que les choses se fassent plus simplement … »
Le sâdhu se tut. Un rayon de soleil perça. Suman et lui regardèrent la place étincelante. Comme un groupe de touristes s’approchait du temple, Suman abandonna précipitamment son compagnon afin de le laisser à sa tâche.
A bonne distance il se retourna pour le saluer discrètement de la main. Le sâdhu cligna imperceptiblement de l’œil mais demeura parfaitement immobile ; tout à son effort de paraître à la fois céleste et accessible.
***
Suman frappa à la porte, entra et s’assit en face de son examinateur.
Une demi-heure après, il ressortit de la salle anéanti.
De cet entretien désastreux qui venait de s’achever, il ne gardait déjà plus qu’un vague souvenir, quelques phrases lui revenant en mémoire, étrangement lointaines. Sa tête lui sembla à la fois saturée et parfaitement vide, résonnant d’une foule d’interrogations paralysante.
Fifty rupee avait mené l’entretien au fil de citations invraisemblables, chacune laissée en suspens comme un nouveau sujet d’étude :
« Y eut-il jamais un être humain pour attraper des poissons sur de hautes montagnes ? Le cri de détresse, Nietzsche »
Suman n’avait su que froncer les sourcils et tousser pour s’éclaircir la voix.
« Qui est ce berger avec un serpent dans la gorge ? De la vision et de l’énigme, Nietzsche »
Suman était demeuré silencieux, certain que Fifty rupee formulerait plus clairement ses attentes.
« Mais est-ce que je vous dis de devenir des plantes ou des fantômes ? Prologue de Zarathoustra, Nietzsche » avait asséné Fifty rupee avec impatience.
D’abord décontenancé, Suman s’était ressaisi et avait hasardé quelques commentaires que Fifty rupee ne lui avait pas laissé le temps d’achever :
« Le sage parle parce qu'il a quelque chose à dire, le fou parce qu'il a à dire quelque chose. Nietzsche »
Suman avait voulu protester que cette citation était de Platon, mais il n’en avait pas eu le temps.
« Arrête ! Arrête-toi ! Ne vois-tu pas voltiger les hiboux et les chauves-souris ? L’autre chant de danse, Nietzsche »
Pris d’un sentiment d’écrasement, devinant que Fifty rupee le provoquait, mais sans comprendre pourquoi, Suman s’était raccroché à une phrase apprise par coeur :
« Le concept de Volonté de puissance est, pour de nombreux commentateurs, l'un des concepts centraux de la pensée de Nietzsche, dans la mesure où il est pour lui un instrument de description du monde, d'interprétation de phénomènes humains comme la morale et l'art, et d'une réévaluation de l'existence visant un état futur de l'humanité, le surhomme ou homme supérieur. »
« il est assis dans ma propre caverne, l’homme supérieur, la salutation, Nietzsche » répliqua Fifty rupee.
Suman avait cherché dans les yeux d’Amrati une explication. Pour toute réponse, il se souvenait d’avoir entendu :
« il croit encore vos mensonges si vous mentez bien à son propos, car au plus profond de lui-même son cœur soupire : que suis-je ?, l’heure la plus silencieuse, Nietzsche »
A ce moment, Suman aurait voulu le frapper au visage. Il n’en avait rien fait. N’avait rien dit car il n’avait pas trouvé les mots. Défait, il avait abandonné la salle en silence. Fity rupee, l’air déçu, avait lancé :
« Faites donc ce que vous voulez, mais soyez d’abord de ceux qui peuvent vouloir ! Nietzsche »
Suman avait refermé la porte.
***
Son accablement et le sentiment de son humiliation furent extrêmes. Suman se persuada immédiatement qu’il n’aurait pas la force de poursuivre ses études et qu’il devait renoncer à son idée de vie avec l’esprit.
Après une semaine, comme il s’y attendait, la commission d’attribution des bourses présidée par Fifty rupee rejeta sa demande. Il ignora cependant que la séance avait été particulièrement houleuse et que Fifty rupee, contesté dans sa décision par d’anciens professeurs de Suman, avait autoritairement clôturé la séance d’une phrase qui avait fait scandale :
« "Une fois la décision prise, fermer l’oreille à l’objection même la mieux fondée, c’est le signe d’un caractère fort ; cela implique à l’occasion la volonté d’être stupide. Nietzsche. »
Un travail fut offert à Suman. On le chargea de la réception et du rangement des ouvrages de la bibliothèque universitaire.
Durant les mois qui suivirent sa prise de poste, il se rendit chaque jour à la bibliothèque, moins pour accomplir son travail qu’il n’aimait pas, que par une sorte d’obstination résignée, de recueillement, accomplissant le deuil d’une autre vie qui aurait pu être la sienne.
Tandis qu’il surveillait l’étroite salle de lecture, ses pensées allaient indifféremment d’un souvenir à l’autre, d’un détail oublié à une anecdote insignifiante. Cette lâche oscillation de sa mémoire lui laissait l’impression d’avoir vécu plusieurs vies, sans qu’il sache véritablement au terme de laquelle il se trouvait.
Dans cette confusion croissante de son esprit, seule l’enfance lui revenait clairement :
Il se rappelait la fraicheur de ses pas sur le carrelage fissuré du salon de barbier de son père, les miroirs, le plafond décrépit. Les murs invisibles sous les couches successives d’affiches représentant les principales divinités hindoues. Suman se revoyait enfant, debout sur les fauteuils, arrachant les pans endommagés du décor pour leur substituer des nouvelles images. Le temps avait plus ou moins épargné certaines parties de l’échoppe qui offrait un panorama d’iconographie divine, riche et désordonné, que multipliait à l’infini le jeu des miroirs. Assis sur la banquette d’attente, face à la caisse, ou offrant leurs gorges renversées à la lame paternelle, les clients ne pouvaient échapper, sauf à fermer les yeux, aux regards sévères des figures tutélaires et à leurs accessoires tranchants.
Il se souvenait de sa grand-mère lui expliquant comment Saraswati avait enseigné la sagesse au Dieu créateur Brahma, se remémorait les garçons du village qui collectionnaient les boites d’allumettes « red flash » - ornées des figures de Shiva, Kali ou Ganesh - et moquaient sa préférence pour la couverture de son cahier d’écolier, imprimée d’une fleur blanche en forme de coquille d’œuf brisé et d’une déesse souriante.
S’il n’évoquait jamais ses ambitions, Suman était poursuivi par le sentiment de son échec.
Son sommeil se troubla.
Il parcourut en rêve des pays sur lesquelles le soleil ne se couchait jamais, où les hommes et les femmes employaient leur temps à ouvrir leurs mains vers le ciel et à lire leurs paumes en silence. Il traversa des contrées où la même scène se répétait au clair de lune d’une nuit sans fin.
Il marcha ainsi jusqu’aux portes d’une ville. L’entrée en était barrée par une tornade. Une tornade faite de livres, qui croissait à vue d’œil. Plus elle s’élevait, plus Suman était attiré par le livre sur lequel reposaient tous les autres. « Si seulement j’avais le livre » se dit-il. Il tenta alors de l’arracher, mais ne parvint qu’à déséquilibrer le formidable édifice déjà secoué par les vents, qui vacilla. A l’instant d’être enseveli, Suman entendit une voix de femme. Elle prononça cette sentence étrangère, Wille zur Macht, sur le ton d’autorité mesurée de celle qui est certaine d’être obéie. Suman leva les yeux au ciel. Il était plein d’étoiles. La tornade avait disparu. Tout était calme. L’intonation parfaite revenait en boucle à ses oreilles. Il se dirigea vers la ville dont les portes s’ouvrirent.
***
Alors que les restes de ce rêve lui tournaient en tête comme des poissons d’aquarium, Suman vit Fifty rupee s’avancer vers son bureau et poser un livre sur la pile des retours.
Il salua son maître révérencieusement.
Suman s’empara de l’ouvrage afin d’en relever la cote. Il lût le titre : « Get Nietzsche or die tryin’ ».
L’opuscule dont il pensait qu’il aurait pu changer sa vie était là, sous ses yeux, trop tard sans doute, mais il était la preuve qu’une autre vie avait été possible.
L’émotion de Suman fut violente, mais Amrati ne lui laissa pas le temps de réagir et lui tendit une lettre. Suman commença de la lire : dans un anglais soutenu, son auteur tentait très aimablement d’excuser le retard de plusieurs mois avec lequel il restituait l’ouvrage, qualifié d’« unique par la grande originalité de ses analyses, de sa langue et de sa typographie ».
Ayant lu la lettre, Suman interrogea Fifty rupee du regard.
"Il y a une exubérance de bonté qui ressemble à de la méchanceté, Nietzsche."
Pour la première fois Suman comprit son maître : l’homme qui avait emprunté le livre et le restituait si tardivement se moquait, dans sa lettre, de cet ouvrage médiocre.
« Wille zur Macht, vous comprenez maintenant ? …»
Le professeur lui arracha le livre des mains pour le jeter dans une corbeille d’osier qui se renversa sous le choc.
« … vous n’avez jamais eu besoin de ça ! » dit-il. Et il tourna les talons.
Suman perdit pied. Il devina l’importance de ce qui venait de se jouer, mais n’en comprit pas le sens. Le dos que lui présentait Fifty rupee s’assombrit brusquement, comme un buvard imprégné d’encre et Suman sentit ses jambes fléchir, sa tête heurter le sol. Avant de perdre connaissance, il vit une fleur de lotus au plafond de la bibliothèque. Le battement d’une aile blanche l’effaça.
A son réveil, Suman reconnut l’encadrement de sa fenêtre et comprit qu’il avait été transporté dans sa chambre. Sa première pensée alla vers Fifty rupee et son livre, mais elle ne trouvait pas son chemin.
Il mit d’abord sa confusion sur le compte de sa faiblesse. Petit à petit, son idée se fit plus précise : Fifty rupee et son livre étaient peu de chose en comparaison de sa volonté d’apprendre.
Suman se redressa. Il fixa la rivière sur le mur opposé. Quoiqu’il s’en remémorât les moindres détails, il ne reconnaissait pas véritablement son poster.
Saraswati lui souriait pour la première fois.
En guise d’ultime révision, il se concentrait sur cette sentence étrangère qu’il n’était pas certain de prononcer correctement, Wille zur Macht, mais dont il connaissait la traduction, volonté de puissance, et qu’il répétait à voix basse, suivant des intonations changeantes, comme pour en explorer le sens jusqu’à l’épuisement.
Cette année encore, la saison sèche n’était pas venue à bout des moisissures vertes et noires laissées par la mousson sur les bâtiments du campus. Chaque façade dessinait le plan d’une bataille perdue par la blancheur d’origine, où s’affrontaient des lézards clairs et souples comme de jeunes palmes.
L’état d’abandon était tel qu’il avait fait fuir le maigre contingent d’étudiants étrangers de l’université : un mois à peine après leur arrivée, les trois Suédoises du département d’anthropologie avaient plié bagage, laissant un vide à la mesure des espoirs – et des rêves – que leur exotique apparition avait suscités.
L’incident avait connu un épilogue inattendu. En réponse à l’Union révolutionnaire des étudiants maoïstes - qui avait opportunément réagi en lançant le mot d’ordre d’une grève générale (« pour une politique d’investissement dans les infrastructures de la recherche et de reconstruction des moyens de coopération internationale ») - le président de la faculté avait promis, sur instruction du Palais royal, la réhabilitation immédiate de la résidence universitaire.
De fait, chaque lotissement du campus avait été doté d’une machine à laver et d’un réfrigérateur, tandis que les chambres avaient été repeintes en bleu ciel, la couleur du parti monarchiste.
Entre ses quatre murs fraichement azurés, la chaleur semblait moins étouffante à Suman qui se laissait porter par des pensées satisfaites et optimistes. Il souriait intérieurement à l’idée qu’il se faisait de lui-même, à son choix d’étudier, de privilégier la vie de l’esprit, du moins de son esprit, sur toute autre considération.
Sa résolution s’était affermie trois ans auparavant, lorsqu’il s’était installé dans la capitale. A peine ses valises posées au rez-de-chaussée de la résidence, il avait accroché au mur, pour seul et unique élément de décors, un poster de Saraswati, la déesse de la connaissance, de l'éloquence, de la sagesse et des arts.
Celle-ci était représentée au bord d’une rivière, assise au cœur d’une fleur de lotus, vêtue d’un sari blanc.
Dans les moments de doute ou de faiblesse, Suman se fiait à son regard bienveillant, y trouvant le reflet de sa propre confiance en l’avenir.
Le bruit d’une aile battant le feuillage détourna Suman de sa médiation. Une légère brise passa par la fenêtre. Les premières gouttes d’une averse de plusieurs jours s’abattirent au pied de son lit.
« Le livre … si seulement j’avais le livre … »
***
Après avoir refermé la fenêtre, Suman enfila sa chemise devant son miroir et songea à son futur examinateur, le professeur Amrati, dont il essaya d’imiter les attitudes.
Jeune, beau et soigné, celui-ci promenait sur ses étudiants un regard neutre qui ne cherchait pas à convaincre et flottait au dessus d’eux avec indifférence.
Respecté pour avoir étudié aux Etats-Unis, Amrati régnait depuis peu sur le département de philosophie. Il présidait à l’administration des bourses et intervenait occasionnellement sur son sujet de prédilection, der Wille zur Macht chez Nietzche, qu’il illustrait essentiellement d’anecdotes extraites de la vie « et de l’œuvre » de rappeurs américains.
D’où le titre singulier de son livre, « Get Nietzsche or die tryin », et son surnom, « Fifty rupee », lequel avait fleuri sur les murs, jusqu’à revenir à ses oreilles visiblement flattées, et depuis lors couvertes d’une casquette vissée à l’envers.
“Get Nietzsche or die tryin’ ! Lisez mon livre !”
C’est ainsi que le professeur Amrati concluait chacun de ses cours. Et c’était comme une bouée de sauvetage jetée parmi les étudiants qui peinaient à le suivre et espéraient que son écriture fût plus claire que son discours. Mais le livre était introuvable.
Le matin même, Suman s’était présenté devant le vieux bibliothécaire de l’université :
« Que puis-je pour vous jeune homme ? »
« Je souhaite emprunter un ouvrage du Professeur Amrati, «Get Nietzsche or die tryin’ ».
L’homme avait consulté ses fiches.
« Il devait revenir mais je ne l’ai pas vu passer … si je me souviens bien de l’emprunteur, c’ était un visiting professor … je vous conseille de ne pas trop compter sur cet ouvrage … il n’en a été tiré que très peu d’exemplaires … vous ne le trouverez nulle part … je suis désolé jeune homme … »
La bouée de sauvetage venait de crever entre ses mains.
***
Plusieurs taxis collectifs stationnaient autour d’un rond-point face à l’entrée de l’université. De jeunes garçons haranguaient les passants, en tentant de leur faire croire qu’ils avaient juste le temps de monter à bord. Suman savait pourtant qu’aucun taxi ne partirait avant que son chauffeur le juge suffisamment rempli. Le spectacle de l’urgence se prolongeait artificiellement jusqu’au moment de pourvoir les derniers sièges qui voyait les passagers déjà installés se joindre aux efforts des rabatteurs.
Suman fût saisi par l’odeur d’essence et de terre humide caractéristique de la saison. Il reconnut un jeune chauffeur natif du même village que lui et sauta en marche dans sa cabine. Plutôt que de poser son pantalon mouillé sur les sièges de moleskine, il demeura debout à ses côtés.
Après les salutations d’usage, il lui adressa la parole en criant pour couvrir le bruit de moteur et du vacarme de la rue :
« Toi qui as un avis sur tout … dis-moi … Wille zur Macht, ça te dit quoi ? »
« Tu veux aller où ? »
« Nulle part. La volonté de puissance, ça te dit quoi ? »
« Ça me sert à quoi cette question ? »
« Si tu réponds bien, je vais en Suède et après je t’invite. »
« Je ne sais pas si tu vas en Suède ou si tu vas nulle part, mais je sais comment tu y vas : avec le plus de virages possibles … c’est quoi ta question ? »
«Ce que tu penses de la volonté et de la puissance »
Son ami regarda la route en souriant :
« Tu te souviens de Deepesh Battarhai, l’homme d’affaires corrompu dont les maoïstes voulait faire un exemple ? Tu te souviens qu’il en a tellement fait que le Roi a été contraint de demander au Ministre de la Sécurité Intérieure d’annoncer l’ouverture d’une enquête ? Tu te souviens aussi qu’il tenait beaucoup de monde et qu’il a continué à vivre chez lui, en ville, sans jamais être inquiété, malgré les avancées de l’enquête … »
Le chauffeur klaxonna à l’attention d’un blindé de l’armée stationné sur le bas côté. Il frôla les chenilles et adressa un regard d’incompréhension impatiente à l’officier fumant sur la chaussée.
« … au point que le Ministre de la Sécurité Intérieure, pour qu’on arrête de l’embêter avec cette histoire, a récemment prétendu à la radio que Battarhai s’était enfui dans les montagnes … tu t’en souviens ? Eh bien hier, deux maos ont enlevé Battharaï devant chez lui, en plein jour, à visage découvert … ce matin, le porte parole du Comité révolutionnaire a rejeté l’accusation d’enlèvement devant les journalistes … il avait du mal à cacher son amusement … il a dit : chacun sait que Battarhai se cache dans les montagnes, comme l’a reconnu l’honorable Ministre de la Sécurité Intérieure … »
Et tandis que les passagers riaient, le chauffeur ajouta à voix basse :
« … ça pour dire qu’entre la puissance et la volonté … j’ai choisi mon camp … celui du plus fort … qui n’est pas celui qu’on croit … voilà … DURBAR SQUARE STATION !, Tu descends là ? Namaste !»
***
La saison sèche changeait le Durbar Square en une esplanade poussiéreuse et terne. La présence d’un lavoir adjacent attirait des jeunes ménagères qui assuraient la seule note rafraichissante de l’endroit.
Point de convergence obligé des touristes, le square était une source de revenu facile pour la ville qui avait rendu son accès payant pour les étrangers. Elle affectait une poignée d’agents (et presque autant d’uniformes) à la perception du droit de passage. Debout derrière de petits guichets ambulants qu’ils déplaçaient opportunément selon le flux des visiteurs, ces contrôleurs traquaient le touriste, en jouant et de leurs sifflets et de leurs épaulettes. Ainsi était perçu ce que les femmes du lavoir appelaient l’impôt sur la saleté, par allusion aux principaux contribuables : de jeunes occidentaux ravis qui arrivaient au cœur de la ville, sac au dos, négligés et poilus, dans un état de saleté dont l’Occident a le secret.
Suman sauta du taxi. Il leva un œil au ciel bas et mauve puis s’engagea sur la place. Le bois des pagodes se tachait de grosses gouttes d’encre noire. L’eau courait sur les toits et partait à l’assaut de la ville basse en petits ruisseaux de détritus. Des enfants pataugeaient dans le lavoir. La brique humide des temples semblait concentrer toute la lumière du jour.
Un sâdhu bien connu de Suman lui fit signe de le rejoindre. L’étudiant salua révérencieusement, s’assit à ses cotés, puis lui adressa la parole avec légèreté :
« Comment vont les affaires ? »
Immobile, le sage répliqua :
« Mieux que toi sans doute … depuis quand les étudiants de philosophie s’expriment-ils comme des boutiquiers … ? »
Suman craignit de l’avoir vexé. Il tenta de déchiffrer l’expression de son visage. En vain. Les cheveux remontés en chignon, comme un ananas en équilibre sur sa tête, le sâdhu ne laissait rien paraître. Décidé à incarner le détachement et l’élévation d’esprit, toute l’économie de ses attitudes semblait dictée par l’impérieuse nécessité de ne pas faire tomber ce fruit précieux.
« … je voulais parler des étrangers en cette saison, maître … » relança-t-il.
L’ananas bougea et le sâdhu s’exprima :
« Les étrangers, je ne les comprends plus … auparavant ils venaient en groupe avec un guide qui leur expliquait les choses à sa manière : les sâdhus viennent de l’Inde … ils ont renoncé à la vie en société … ils méditent pour se défaire des illusions terrestres … certains ont de très grandes moustaches … Pour la photo je prenais l’air adéquat … farouche … inspiré … jovial … mêmes les mauvais jours, j’avais de quoi manger … maintenant c’est différent. Les groupes et les guides sont moins nombreux. Et puis les étrangers sont devenus bizarres, compliqués … ils rôdent autour de nous … feignent de ne pas nous voir … essaient de nous photographier en cachette … et gratuitement… ».
La pluie faiblit.
« Hier un couple d’américains est venu … je me suis montré cordial … quand le guide leur a fait comprendre qu’une contribution serait bienvenue, l’homme est parti en riant … il a dit : they left behind all material attachement ? kiss my ass ! … alors sa femme m’a regardé avec méfiance … elle s’est lentement approchée … un billet à la main … et elle m’a dit … can you fly ? ».
Croisant le regard du sahû courroucé Suman se composa une expression de profond dépit.
« … ce matin, un autre couple et leur jeune fils … je me suis montré un peu plus distant qu’avec les américains … plus méditatif … le guide n’a rien dit au sujet de l’argent, mais l’enfant a voulu me donner une pièce … avant que j’ai pu tendre la main, son père l’a giflé … « sorry sâdhu, sorry ! » qu’il me répétait en s’éloignant à reculons … qu’est-ce qu’ils imaginent ? Que je peux pleinement me consacrer à la vie de l’esprit sans l’aide de mon estomac ?»
Suman regardait ses pieds en silence.
« Enfin … j’essaie d’accepter ce qu’ils sont devenus … J’essaie de trouver la bonne attitude … pour qu’ils ne doutent pas de ma sainteté … ni de mes besoins …. et que les choses se fassent plus simplement … »
Le sâdhu se tut. Un rayon de soleil perça. Suman et lui regardèrent la place étincelante. Comme un groupe de touristes s’approchait du temple, Suman abandonna précipitamment son compagnon afin de le laisser à sa tâche.
A bonne distance il se retourna pour le saluer discrètement de la main. Le sâdhu cligna imperceptiblement de l’œil mais demeura parfaitement immobile ; tout à son effort de paraître à la fois céleste et accessible.
***
Suman frappa à la porte, entra et s’assit en face de son examinateur.
Une demi-heure après, il ressortit de la salle anéanti.
De cet entretien désastreux qui venait de s’achever, il ne gardait déjà plus qu’un vague souvenir, quelques phrases lui revenant en mémoire, étrangement lointaines. Sa tête lui sembla à la fois saturée et parfaitement vide, résonnant d’une foule d’interrogations paralysante.
Fifty rupee avait mené l’entretien au fil de citations invraisemblables, chacune laissée en suspens comme un nouveau sujet d’étude :
« Y eut-il jamais un être humain pour attraper des poissons sur de hautes montagnes ? Le cri de détresse, Nietzsche »
Suman n’avait su que froncer les sourcils et tousser pour s’éclaircir la voix.
« Qui est ce berger avec un serpent dans la gorge ? De la vision et de l’énigme, Nietzsche »
Suman était demeuré silencieux, certain que Fifty rupee formulerait plus clairement ses attentes.
« Mais est-ce que je vous dis de devenir des plantes ou des fantômes ? Prologue de Zarathoustra, Nietzsche » avait asséné Fifty rupee avec impatience.
D’abord décontenancé, Suman s’était ressaisi et avait hasardé quelques commentaires que Fifty rupee ne lui avait pas laissé le temps d’achever :
« Le sage parle parce qu'il a quelque chose à dire, le fou parce qu'il a à dire quelque chose. Nietzsche »
Suman avait voulu protester que cette citation était de Platon, mais il n’en avait pas eu le temps.
« Arrête ! Arrête-toi ! Ne vois-tu pas voltiger les hiboux et les chauves-souris ? L’autre chant de danse, Nietzsche »
Pris d’un sentiment d’écrasement, devinant que Fifty rupee le provoquait, mais sans comprendre pourquoi, Suman s’était raccroché à une phrase apprise par coeur :
« Le concept de Volonté de puissance est, pour de nombreux commentateurs, l'un des concepts centraux de la pensée de Nietzsche, dans la mesure où il est pour lui un instrument de description du monde, d'interprétation de phénomènes humains comme la morale et l'art, et d'une réévaluation de l'existence visant un état futur de l'humanité, le surhomme ou homme supérieur. »
« il est assis dans ma propre caverne, l’homme supérieur, la salutation, Nietzsche » répliqua Fifty rupee.
Suman avait cherché dans les yeux d’Amrati une explication. Pour toute réponse, il se souvenait d’avoir entendu :
« il croit encore vos mensonges si vous mentez bien à son propos, car au plus profond de lui-même son cœur soupire : que suis-je ?, l’heure la plus silencieuse, Nietzsche »
A ce moment, Suman aurait voulu le frapper au visage. Il n’en avait rien fait. N’avait rien dit car il n’avait pas trouvé les mots. Défait, il avait abandonné la salle en silence. Fity rupee, l’air déçu, avait lancé :
« Faites donc ce que vous voulez, mais soyez d’abord de ceux qui peuvent vouloir ! Nietzsche »
Suman avait refermé la porte.
***
Son accablement et le sentiment de son humiliation furent extrêmes. Suman se persuada immédiatement qu’il n’aurait pas la force de poursuivre ses études et qu’il devait renoncer à son idée de vie avec l’esprit.
Après une semaine, comme il s’y attendait, la commission d’attribution des bourses présidée par Fifty rupee rejeta sa demande. Il ignora cependant que la séance avait été particulièrement houleuse et que Fifty rupee, contesté dans sa décision par d’anciens professeurs de Suman, avait autoritairement clôturé la séance d’une phrase qui avait fait scandale :
« "Une fois la décision prise, fermer l’oreille à l’objection même la mieux fondée, c’est le signe d’un caractère fort ; cela implique à l’occasion la volonté d’être stupide. Nietzsche. »
Un travail fut offert à Suman. On le chargea de la réception et du rangement des ouvrages de la bibliothèque universitaire.
Durant les mois qui suivirent sa prise de poste, il se rendit chaque jour à la bibliothèque, moins pour accomplir son travail qu’il n’aimait pas, que par une sorte d’obstination résignée, de recueillement, accomplissant le deuil d’une autre vie qui aurait pu être la sienne.
Tandis qu’il surveillait l’étroite salle de lecture, ses pensées allaient indifféremment d’un souvenir à l’autre, d’un détail oublié à une anecdote insignifiante. Cette lâche oscillation de sa mémoire lui laissait l’impression d’avoir vécu plusieurs vies, sans qu’il sache véritablement au terme de laquelle il se trouvait.
Dans cette confusion croissante de son esprit, seule l’enfance lui revenait clairement :
Il se rappelait la fraicheur de ses pas sur le carrelage fissuré du salon de barbier de son père, les miroirs, le plafond décrépit. Les murs invisibles sous les couches successives d’affiches représentant les principales divinités hindoues. Suman se revoyait enfant, debout sur les fauteuils, arrachant les pans endommagés du décor pour leur substituer des nouvelles images. Le temps avait plus ou moins épargné certaines parties de l’échoppe qui offrait un panorama d’iconographie divine, riche et désordonné, que multipliait à l’infini le jeu des miroirs. Assis sur la banquette d’attente, face à la caisse, ou offrant leurs gorges renversées à la lame paternelle, les clients ne pouvaient échapper, sauf à fermer les yeux, aux regards sévères des figures tutélaires et à leurs accessoires tranchants.
Il se souvenait de sa grand-mère lui expliquant comment Saraswati avait enseigné la sagesse au Dieu créateur Brahma, se remémorait les garçons du village qui collectionnaient les boites d’allumettes « red flash » - ornées des figures de Shiva, Kali ou Ganesh - et moquaient sa préférence pour la couverture de son cahier d’écolier, imprimée d’une fleur blanche en forme de coquille d’œuf brisé et d’une déesse souriante.
S’il n’évoquait jamais ses ambitions, Suman était poursuivi par le sentiment de son échec.
Son sommeil se troubla.
Il parcourut en rêve des pays sur lesquelles le soleil ne se couchait jamais, où les hommes et les femmes employaient leur temps à ouvrir leurs mains vers le ciel et à lire leurs paumes en silence. Il traversa des contrées où la même scène se répétait au clair de lune d’une nuit sans fin.
Il marcha ainsi jusqu’aux portes d’une ville. L’entrée en était barrée par une tornade. Une tornade faite de livres, qui croissait à vue d’œil. Plus elle s’élevait, plus Suman était attiré par le livre sur lequel reposaient tous les autres. « Si seulement j’avais le livre » se dit-il. Il tenta alors de l’arracher, mais ne parvint qu’à déséquilibrer le formidable édifice déjà secoué par les vents, qui vacilla. A l’instant d’être enseveli, Suman entendit une voix de femme. Elle prononça cette sentence étrangère, Wille zur Macht, sur le ton d’autorité mesurée de celle qui est certaine d’être obéie. Suman leva les yeux au ciel. Il était plein d’étoiles. La tornade avait disparu. Tout était calme. L’intonation parfaite revenait en boucle à ses oreilles. Il se dirigea vers la ville dont les portes s’ouvrirent.
***
Alors que les restes de ce rêve lui tournaient en tête comme des poissons d’aquarium, Suman vit Fifty rupee s’avancer vers son bureau et poser un livre sur la pile des retours.
Il salua son maître révérencieusement.
Suman s’empara de l’ouvrage afin d’en relever la cote. Il lût le titre : « Get Nietzsche or die tryin’ ».
L’opuscule dont il pensait qu’il aurait pu changer sa vie était là, sous ses yeux, trop tard sans doute, mais il était la preuve qu’une autre vie avait été possible.
L’émotion de Suman fut violente, mais Amrati ne lui laissa pas le temps de réagir et lui tendit une lettre. Suman commença de la lire : dans un anglais soutenu, son auteur tentait très aimablement d’excuser le retard de plusieurs mois avec lequel il restituait l’ouvrage, qualifié d’« unique par la grande originalité de ses analyses, de sa langue et de sa typographie ».
Ayant lu la lettre, Suman interrogea Fifty rupee du regard.
"Il y a une exubérance de bonté qui ressemble à de la méchanceté, Nietzsche."
Pour la première fois Suman comprit son maître : l’homme qui avait emprunté le livre et le restituait si tardivement se moquait, dans sa lettre, de cet ouvrage médiocre.
« Wille zur Macht, vous comprenez maintenant ? …»
Le professeur lui arracha le livre des mains pour le jeter dans une corbeille d’osier qui se renversa sous le choc.
« … vous n’avez jamais eu besoin de ça ! » dit-il. Et il tourna les talons.
Suman perdit pied. Il devina l’importance de ce qui venait de se jouer, mais n’en comprit pas le sens. Le dos que lui présentait Fifty rupee s’assombrit brusquement, comme un buvard imprégné d’encre et Suman sentit ses jambes fléchir, sa tête heurter le sol. Avant de perdre connaissance, il vit une fleur de lotus au plafond de la bibliothèque. Le battement d’une aile blanche l’effaça.
A son réveil, Suman reconnut l’encadrement de sa fenêtre et comprit qu’il avait été transporté dans sa chambre. Sa première pensée alla vers Fifty rupee et son livre, mais elle ne trouvait pas son chemin.
Il mit d’abord sa confusion sur le compte de sa faiblesse. Petit à petit, son idée se fit plus précise : Fifty rupee et son livre étaient peu de chose en comparaison de sa volonté d’apprendre.
Suman se redressa. Il fixa la rivière sur le mur opposé. Quoiqu’il s’en remémorât les moindres détails, il ne reconnaissait pas véritablement son poster.
Saraswati lui souriait pour la première fois.