Roch du Pasquier
Prélude
Je suis au marché, sous la pluie, lorsque tu apparais. Dans l’allée principale, entre le poissonnier et le fromager, tu émerges de la foule avec tes longs cheveux trempés. Je me liquéfie : muscles et viscères, tout s’écoule dans le sol. Reste le crâne, mon cerveau qui pilonne : Tu es revenue !
Mes yeux restent rivés à ta chevelure. C’est impossible ! Je résiste, est-ce que je me doute déjà ? Soudain tu te retournes et tu me fais face. Tes grands yeux, tes lèvres qui remuent « Pa… », tu n’arrives pas à prononcer mon prénom, « Pardon monsieur » dis-tu afin que je m’écarte… Non, ce n’est pas toi, c’est une femme qui ne te ressemble même pas. Juste les yeux et les cheveux trempés. C’est une image qui reste en moi : Julia, ma Julia trempée avec ses longs cheveux et ses grands yeux verts. Tu n’es pas à l’intérieur de ma tête, pas un morceau de mémoire, non, ce n’est pas comme ça. Tu es en moi, avec moi comme bras et jambes, foie, œil. Tu n’es pas logée dans mon cœur, il fonctionne bien, dieu merci. Je ne sais pas, sûrement quelque part dans mon ventre je suis enceint de ma Julia.
Je me débats pour m’extraire de la foule qui se presse dans les allées du marché. La lumière revient, la pluie a cessé. Je trouve un banc au bord du bassin.
…Tu es assise sur le lit de ta chambre, dans l’unité où l’on arrive pour le moment de l’agonie, celle où les soignants sont attentifs. Presque un enchantement après le temps long de l’hôpital général. L’aide-soignante m’accueille d’un « Vous avez vu ? Elle est contente ce matin. » Moi je ne vois que ton sourire mécanique et chimique. Je fixe la montre digitale qui clignote au sommet du téléviseur. « Je vous laisse, ma collègue passera en fin de matinée. » La porte se referme. Je me jette sur le fauteuil au pied du lit, celui avec les accoudoirs en skaï. Mes mains s’agrippent et je me replie sur moi-même, de toutes mes forces, dans la position des passagers d’un avion en perdition. J’ai épuisé toutes les larmes. Tu es bloquée, juste à la frange, entre la vie et la mort. La mort ne se laisse pas faire, elle se dérobe, elle se refuse. Je murmure : « Mon amour, je t’en prie, laisse-moi t’accompagner. » Quelque chose change, je suis moins violenté par l’absence de ton regard et tes joues cartonnées. Je griffonne sur mon carnet : Je suis auprès de toi comme ce stylo en plastique, dérisoire. J’arrache la page, la mets en boule, et je shoote dans ce putain de téléviseur. En t’endormant, ton sourire t’a quittée.
Je regarde la montre qui clignote.
Je caresse ta tête. Je m’allonge à côté de toi, j’appuie mon crâne contre le tien : os contre os, cheveux qui se mêlent. Cheveux, feuilles, branches qui s’entremêlent. Tu as refusé de perdre tes cheveux…
Une branche flotte sur le bassin de la Villette, parfaitement immobile, elle n’était pas là lorsque je suis arrivé.
…Mon œil suit l’artère bleue de ton cou, elle bat une mesure ténue. Je m’assoupis et nous sommes ensemble dans le lit du fleuve. Tu es sûr ? demandes-tu. Tes yeux pétillent. Moi : Julia, ce bateau est là pour nous, il nous attendait. Des nuages en haut et en bas, notre canoë glisse sur le miroir. À l’arrière, son sillage éphémère. Maintenant le courant pousse, lisse et franc. Nous pénétrons dans une grille — Toi : C’est quoi ? — C’est un rapide encombré de blocs rocheux. Aucun ne semble dangereux, tu sais, et tous peuvent l’être. Il y a des courants contraires, des rochers qui pleurent au ras de l’eau… — Des rochers qui pleurent ? Tu veux dire qui affleurent ? — Tiens, je n’y avais jamais pensé, les pleureurs, ces rochers cachés sous la surface de l’eau, sont aussi ceux qui affleurent, c’est pour ça qu’il faut être attentif ! Avec eux, il y a des vagues qui roulent, rappellent, d’autres qui rejettent. — Et tu ajoutes, amusée : L’été, lorsque l’eau baisse, les pleureurs deviennent des rochers à fleurs.
Nous sommes mouillés après ce rapide, on s’arrête pour écoper. Tu t’ébroues. Tes longs cheveux s’affolent autour de tes yeux verts qui émergent de la jungle. Ma Julia échevelée, ma Julia sauvage et trempée, c’est mon image préférée.
Un long calme maintenant, nous sommes allongés au fond du canot. Et puis le fleuve s’engorge, d’immenses falaises noires l’enserrent, l’eau est froide de neige fondue. Nous y sommes presque ! Le bateau disparaît dans l’écume au milieu d’une langue qui déferle. Il se cabre d’un coup de rein, escalade des rouleaux hauts comme des montagnes, les flancs malmenés par le flot. Quelques vagues encore, moins fortes…
J’ai froid sur ce banc, suis gelé. Je sors de mon sac un bonnet avec un gros pompon vert, c’était le tien. Je voudrais parvenir à débrancher l’imprimante qui est dans ma tête, mais elle crache en cadence jusqu’au dernier feuillet et ignore la lame qui me charcute le bide.
Je me relève, fais quelques pas, pousse la porte du café. Mais qu’est-ce que j’aurais bien aimé encore une fois remplir d’étoiles un corps qui tremble et tomber mort, brûlé d’amour, le cœur en cendres. Le patron passe du Brel et il a une casquette en feutre vissée sur le crâne, une avec l’ancre bien visible au-dessus de la visière, la vraie casquette des marins.
- Salut mon p’tit gars, toujours en partance ?
- Comme nous tous mon Capitaine.
- Hola, c’est pas la grande forme on dirait. Je te mets un p’tit serré ?
- S’il-te-plaît.
Un homme ventru est attablé dans le fond avec une jeune femme dans un tailleur strict. Il commande un demi, elle, un thé vert. Le capitaine n’a que du Lipton. L’homme raconte : « J’ai calculé, j’ai fait des statistiques. J’ai fait tout ce qu’a fait mon grand-père en quinze ans ! Ce qu’il a fait en toute sa vie, moi je l’ai fait en quinze ans ! J’ai même fait plus… Je me suis amusé à tout calculer : les heures travaillées dans toute sa vie, il était cheminot, les enfants qu’il a eu, tous ses salaires lissés au coût d’aujourd’hui… J’ai fait plus que mon grand-père en quinze ans, vous vous rendez compte ? » La jeune femme acquiesce avec nonchalance, elle coince le sachet jaune avec le couvercle de la petite théière et se verse une tasse tandis que j’embraye intérieurement : Non, cher Monsieur, vous n’avez pas fait plus que votre grand-père. Vous n’êtes pas encore mort, cher Monsieur. Votre grand-père, si. Il a vécu sa vie jusqu’au bout, jusqu’à la dernière goutte, pas vous. Il a vécu sa mort, son dernier souffle, le râle de l’agonie. Pas vous, cher Monsieur, pas encore. Patience ! Vous avez travaillé plus, avez eu plus d’enfants, vous avez baisé avec plus de femmes, plus souvent ? Vous avez débouché plus de bouteilles, vous êtes plus riche… Êtes-vous plus riche, cher Monsieur ? Je me souviens d’un bouquin de sociologie sur l’accélération du temps. Merde ! Il va vivre quatre ou cinq fois la vie de son grand-père, ça va faire pas mal de déchets ça, faudrait que je lui propose de reconsidérer ses statistiques. Pas très écologique, la modernité, si on est plus nombreux et que chacun vit plusieurs vies. À quoi bon l’ascenseur social si c’est pour répéter plein de fois la vie de son grand-père ? Peut-être qu’une seule vie va me suffire ? Peut-être simplement la vie ? Être présent à la vie, être là. Là pour accueillir, pour recevoir et pour donner. Ce sont des mots à la con, je vais virer gourou si je continue. Non ! ce sont mes mots. J’ai besoin de le dire comme ça ! Et je veux revendiquer cette idée – être présent à la vie – sans avoir à me justifier. Putain, être là, juste ça ! Et là, quand je me triture la cervelle, ça va compter pour du temps de travail ? L’autre, avec ses statistiques à la con, il comptabiliserait ça comment ?
Une cliente vient d’arriver. Elle dépose son téléphone sur la table d’en face et elle le regarde, songeuse. Elle attend, tiens, le voilà qui sonne. La femme au téléphone dans mon champ de vision, je revisite ma chambre de la rue Blanche sans bouger mes fesses du bar. J’ai parfois besoin de rester seul. Je retourne alors dans ma petite piaule, tout en haut de l’escalier, au sixième. J’emprunte une passerelle étroite comme une échelle pour rejoindre le dernier étage. J’ai choisi cette chambre pour ça. Je repense aux premiers ascensionnistes du Mont-Blanc qui franchissaient les crevasses béantes du glacier des Bossons perchés sur d’immenses échelles de bois. Ça me fait le coup à chaque fois que j’emprunte cette passerelle. Dans la chambre lilliputienne j’ouvre la lucarne en grand et je grimpe sur le lit, ma tête dépasse en périscope au-dessus des toits de Paris. Je reste comme ça, sans faire un mouvement. Et puis je redescends, m’adosse au mur, m’assois sur le lit de ma chambre. Pendant un moment, c’est comme si j’étais mort. Après, je feuillette mes souvenirs de Julia : lorsque j’ai fait mon choix, je m’arrête et broie du noir jusqu’à ce que toute la partie obscure ait retrouvé un peu de lumière. C’est comme après un orage, lorsque le courant vient d’être rétabli. Fin de la panne.
Dans le bar du capitaine, la femme est toujours au téléphone. Elle a de beaux yeux, peut-être qu’ils sont verts ? Dès qu’elle aura raccroché j’irai lui parler pour vérifier.
Je me débats pour m’extraire de la foule qui se presse dans les allées du marché. La lumière revient, la pluie a cessé. Je trouve un banc au bord du bassin.
…Tu es assise sur le lit de ta chambre, dans l’unité où l’on arrive pour le moment de l’agonie, celle où les soignants sont attentifs. Presque un enchantement après le temps long de l’hôpital général. L’aide-soignante m’accueille d’un « Vous avez vu ? Elle est contente ce matin. » Moi je ne vois que ton sourire mécanique et chimique. Je fixe la montre digitale qui clignote au sommet du téléviseur. « Je vous laisse, ma collègue passera en fin de matinée. » La porte se referme. Je me jette sur le fauteuil au pied du lit, celui avec les accoudoirs en skaï. Mes mains s’agrippent et je me replie sur moi-même, de toutes mes forces, dans la position des passagers d’un avion en perdition. J’ai épuisé toutes les larmes. Tu es bloquée, juste à la frange, entre la vie et la mort. La mort ne se laisse pas faire, elle se dérobe, elle se refuse. Je murmure : « Mon amour, je t’en prie, laisse-moi t’accompagner. » Quelque chose change, je suis moins violenté par l’absence de ton regard et tes joues cartonnées. Je griffonne sur mon carnet : Je suis auprès de toi comme ce stylo en plastique, dérisoire. J’arrache la page, la mets en boule, et je shoote dans ce putain de téléviseur. En t’endormant, ton sourire t’a quittée.
Je regarde la montre qui clignote.
Je caresse ta tête. Je m’allonge à côté de toi, j’appuie mon crâne contre le tien : os contre os, cheveux qui se mêlent. Cheveux, feuilles, branches qui s’entremêlent. Tu as refusé de perdre tes cheveux…
Une branche flotte sur le bassin de la Villette, parfaitement immobile, elle n’était pas là lorsque je suis arrivé.
…Mon œil suit l’artère bleue de ton cou, elle bat une mesure ténue. Je m’assoupis et nous sommes ensemble dans le lit du fleuve. Tu es sûr ? demandes-tu. Tes yeux pétillent. Moi : Julia, ce bateau est là pour nous, il nous attendait. Des nuages en haut et en bas, notre canoë glisse sur le miroir. À l’arrière, son sillage éphémère. Maintenant le courant pousse, lisse et franc. Nous pénétrons dans une grille — Toi : C’est quoi ? — C’est un rapide encombré de blocs rocheux. Aucun ne semble dangereux, tu sais, et tous peuvent l’être. Il y a des courants contraires, des rochers qui pleurent au ras de l’eau… — Des rochers qui pleurent ? Tu veux dire qui affleurent ? — Tiens, je n’y avais jamais pensé, les pleureurs, ces rochers cachés sous la surface de l’eau, sont aussi ceux qui affleurent, c’est pour ça qu’il faut être attentif ! Avec eux, il y a des vagues qui roulent, rappellent, d’autres qui rejettent. — Et tu ajoutes, amusée : L’été, lorsque l’eau baisse, les pleureurs deviennent des rochers à fleurs.
Nous sommes mouillés après ce rapide, on s’arrête pour écoper. Tu t’ébroues. Tes longs cheveux s’affolent autour de tes yeux verts qui émergent de la jungle. Ma Julia échevelée, ma Julia sauvage et trempée, c’est mon image préférée.
Un long calme maintenant, nous sommes allongés au fond du canot. Et puis le fleuve s’engorge, d’immenses falaises noires l’enserrent, l’eau est froide de neige fondue. Nous y sommes presque ! Le bateau disparaît dans l’écume au milieu d’une langue qui déferle. Il se cabre d’un coup de rein, escalade des rouleaux hauts comme des montagnes, les flancs malmenés par le flot. Quelques vagues encore, moins fortes…
J’ai froid sur ce banc, suis gelé. Je sors de mon sac un bonnet avec un gros pompon vert, c’était le tien. Je voudrais parvenir à débrancher l’imprimante qui est dans ma tête, mais elle crache en cadence jusqu’au dernier feuillet et ignore la lame qui me charcute le bide.
Je me relève, fais quelques pas, pousse la porte du café. Mais qu’est-ce que j’aurais bien aimé encore une fois remplir d’étoiles un corps qui tremble et tomber mort, brûlé d’amour, le cœur en cendres. Le patron passe du Brel et il a une casquette en feutre vissée sur le crâne, une avec l’ancre bien visible au-dessus de la visière, la vraie casquette des marins.
- Salut mon p’tit gars, toujours en partance ?
- Comme nous tous mon Capitaine.
- Hola, c’est pas la grande forme on dirait. Je te mets un p’tit serré ?
- S’il-te-plaît.
Un homme ventru est attablé dans le fond avec une jeune femme dans un tailleur strict. Il commande un demi, elle, un thé vert. Le capitaine n’a que du Lipton. L’homme raconte : « J’ai calculé, j’ai fait des statistiques. J’ai fait tout ce qu’a fait mon grand-père en quinze ans ! Ce qu’il a fait en toute sa vie, moi je l’ai fait en quinze ans ! J’ai même fait plus… Je me suis amusé à tout calculer : les heures travaillées dans toute sa vie, il était cheminot, les enfants qu’il a eu, tous ses salaires lissés au coût d’aujourd’hui… J’ai fait plus que mon grand-père en quinze ans, vous vous rendez compte ? » La jeune femme acquiesce avec nonchalance, elle coince le sachet jaune avec le couvercle de la petite théière et se verse une tasse tandis que j’embraye intérieurement : Non, cher Monsieur, vous n’avez pas fait plus que votre grand-père. Vous n’êtes pas encore mort, cher Monsieur. Votre grand-père, si. Il a vécu sa vie jusqu’au bout, jusqu’à la dernière goutte, pas vous. Il a vécu sa mort, son dernier souffle, le râle de l’agonie. Pas vous, cher Monsieur, pas encore. Patience ! Vous avez travaillé plus, avez eu plus d’enfants, vous avez baisé avec plus de femmes, plus souvent ? Vous avez débouché plus de bouteilles, vous êtes plus riche… Êtes-vous plus riche, cher Monsieur ? Je me souviens d’un bouquin de sociologie sur l’accélération du temps. Merde ! Il va vivre quatre ou cinq fois la vie de son grand-père, ça va faire pas mal de déchets ça, faudrait que je lui propose de reconsidérer ses statistiques. Pas très écologique, la modernité, si on est plus nombreux et que chacun vit plusieurs vies. À quoi bon l’ascenseur social si c’est pour répéter plein de fois la vie de son grand-père ? Peut-être qu’une seule vie va me suffire ? Peut-être simplement la vie ? Être présent à la vie, être là. Là pour accueillir, pour recevoir et pour donner. Ce sont des mots à la con, je vais virer gourou si je continue. Non ! ce sont mes mots. J’ai besoin de le dire comme ça ! Et je veux revendiquer cette idée – être présent à la vie – sans avoir à me justifier. Putain, être là, juste ça ! Et là, quand je me triture la cervelle, ça va compter pour du temps de travail ? L’autre, avec ses statistiques à la con, il comptabiliserait ça comment ?
Une cliente vient d’arriver. Elle dépose son téléphone sur la table d’en face et elle le regarde, songeuse. Elle attend, tiens, le voilà qui sonne. La femme au téléphone dans mon champ de vision, je revisite ma chambre de la rue Blanche sans bouger mes fesses du bar. J’ai parfois besoin de rester seul. Je retourne alors dans ma petite piaule, tout en haut de l’escalier, au sixième. J’emprunte une passerelle étroite comme une échelle pour rejoindre le dernier étage. J’ai choisi cette chambre pour ça. Je repense aux premiers ascensionnistes du Mont-Blanc qui franchissaient les crevasses béantes du glacier des Bossons perchés sur d’immenses échelles de bois. Ça me fait le coup à chaque fois que j’emprunte cette passerelle. Dans la chambre lilliputienne j’ouvre la lucarne en grand et je grimpe sur le lit, ma tête dépasse en périscope au-dessus des toits de Paris. Je reste comme ça, sans faire un mouvement. Et puis je redescends, m’adosse au mur, m’assois sur le lit de ma chambre. Pendant un moment, c’est comme si j’étais mort. Après, je feuillette mes souvenirs de Julia : lorsque j’ai fait mon choix, je m’arrête et broie du noir jusqu’à ce que toute la partie obscure ait retrouvé un peu de lumière. C’est comme après un orage, lorsque le courant vient d’être rétabli. Fin de la panne.
Dans le bar du capitaine, la femme est toujours au téléphone. Elle a de beaux yeux, peut-être qu’ils sont verts ? Dès qu’elle aura raccroché j’irai lui parler pour vérifier.