Elodie Schalenbourg
Ceux qui vont ceux qui viennent
La jeune fille à la réception a dit deuxième étage, première porte à gauche. Sur le palier, je suis accueillie par un chariot de nettoyage, une montagne de draps beiges et froissés. Une dame entre deux âges, cheveux coincés sous un foulard à fleurs, tablier bleu serré sur une taille épaisse, passe la tête par l’embrasure de la porte et me lance : I am almost finish, just two minute !
Je reste là, les bras ballants, ma petite valise coincée entre mes jambes. J’extrais mon smartphone de ma poche, pour me donner une contenance – comme toute ma génération, honteuse de n’avoir rien à faire, même l’espace d’un instant, comme tous ces gens qui préféreraient être crucifiés plutôt que d’avouer qu’ils n’ont pas, en permanence, dix messages importants en attente dans leur boîte de réception.
Zéro message. Zéro SMS, zéro mail, zéro WhatsApp, zéro Messenger. Zéro, zéro, zéro. Comment pourrais-je, durant ces deux minutes, ces cent vingt secondes de vide et d’inactivité, ne pas consulter sa page Facebook ? Ne me demandez pas d’être rationnelle. Je l’ai regardée il y a vingt minutes, avant de sortir du train ; il n’avait rien posté depuis cinq jours – et il y a cinq jours, c’était un article sur Donald Trump. Je m’en fous de Trump, le monde s’écroule autour de moi alors je m’en fous si l’Amérique s’écroule aussi, je m’en fous de ce que dit ce décérébré, c’est qu’un dingue de plus, un politicard de plus. Je l’ai lu quand même. Ne me demandez pas pourquoi. J’ai cru que j’y trouverais peut-être une explication, la clé de quelque chose. J’ai rien trouvé, évidemment.
La femme de ménage sort de la chambre, me dit It’s ready, et appelle l’ascenseur. Je rentre sans demander mon reste. Je verrouille la porte, abandonne la valise dans l’entrée, et me laisse tomber sur le lit.
C’est un lit d’une personne et c’est une petite chambre ; mais les hôtels ont appris, aujourd’hui, à mettre des grands lits même pour les personnes seules. Éviter l’humiliation de dormir dans un lit d’enfant, un lit de nonante centimètres, avec les pieds qui sortent, le drap qui se coince, et le rappel permanent de ton statut de célibataire, de moins que rien : c’est déjà beaucoup. Ce lit-là fait un bon cent quarante, je dirais, et laisse au moins entendre qu’une possibilité existe que tu ne te couches pas seule ce soir. C’est un mensonge, bien sûr : à deux, la chambre serait plus chère. Tu ne peux ramener personne. Malgré tout, c’est gentil de faire semblant.
Je rallume l’écran : pas de message.
***
Je suis là parce que c’est fini. Je suis là parce que j’ai toujours dit que je voulais voir Amsterdam, et que j’ai profité de l’occasion. Une rupture, c’est comme un anniversaire, c’est comme une démission ou un diplôme, c’est l’occasion de faire les choses qu’on ne ferait pas autrement. Dont acte.
Il m’a dit qu’il n’y avait personne, qu’il ne me quittait pour personne, que ce n’était que nous, et qu’il n’en pouvait plus. Ça m’a fait encore plus mal. Parce que je suis grande, adulte, raisonnable, que j’ai le droit d’être triste mais pas de lui en vouloir. J’aimerais bien lui en vouloir. Qu’il se ronge de culpabilité, plutôt que d’être soulagé.
L’hôtel est en plein centre, dans une de ces vieilles baraques dont la façade penche mais dont le sol est droit. Miracles de l’architecture. Au-dessus de la porte, on lit 1715. Il y a trois siècles, un marchand de draps, ou de tulipes, devait vivre là avec sa famille – ces familles qu’on retrouve partout dans la peinture hollandaise, des hommes moustachus dans des vêtements lourds, des femmes austères aux collerettes bien fermées, des enfants gras, tous placés en rang d’oignon dans un décor de bon citoyen, des meubles en bois, des rideaux, du sol carrelé. Aujourd’hui, il n’y reste plus rien de ce qui a dû être une maison de prestige, rien qu’un hôtel anonyme, un hôtel consacré hôtel par l’enseigne rouge qui clignote au-dessus de l’entrée, un lieu de passage pour les touristes, qui retiendront la ville et oublieront la chambre.
Je me souviens de toutes les chambres où on a fait l’amour. Bruxelles ; Paris ; Ostende ; Strasbourg ; Milan. Que des villes : je n’aime que les villes, et toi tu voulais plus de campagne, plus de vert, plus de fleurs. J’avais dit l’été prochain. Tu es parti avant.
Cette chambre-là, avec son lit de cent quarante, je m’en souviendrai comme de celle où j’ai chialé ta perte.
***
Je sors découvrir la ville, quand même, la ville qui ne me plaît pas encore, la ville qui me plairait déjà si je n’étais pas seule comme un chien, si mon écran ne hurlait pas zéro message, zéro message. J’ai un plan, j’ai un guide ; mais je n’ai pas lu le guide, et je ne comprends pas les plans. Je pars vers le sud – on dirait le sud, en tout cas : je longe le canal et on verra bien. Le canal s’appelle Herengracht, il est joli comme tout, comme une carte postale, comme toutes les photos d’Amsterdam que j’ai vues sur Internet. Le canal, un pont, des vélos, des maisons alignées. Il fait beau, c’est le printemps. Il y a des gens dans tous les coins, à pied, à vélo, en voiture, assis aux terrasses ou accoudés aux fenêtres. J’attrape des bribes de conversation en néerlandais, en anglais, en italien ; et dans d’autres langues que je ne reconnais pas.
Je suis ici parce que j’ai voulu être seule, seule avec moi-même et libre de tout, deux jours, juste deux jours, une parenthèse entre la vie et la vie. Être dans un endroit vierge, inconnu, où ma tristesse n’a pas de prise. Mais la foule me ressemble trop pour que je m’y sente étrangère : on dirait que toute la jeunesse d’Europe s’est donné rendez-vous pour un week-end sur les canaux. Et tous ces gens qui se tiennent la main, qui se déplacent par deux, trois, quatre, qui papotent dans leurs téléphones me font détester la solitude que je m’impose. Est-ce que je suis l’unique personne seule dans cette ville ? Ou y a-t-il quelque part d’autres touristes solitaires, d’autres gens qui marchent d’un pas faussement assuré, comme s’ils se rendaient quelque part, comme s’ils allaient retrouver quelqu’un ?
Des groupes de gens descendent le canal sur des bateaux à moteur, un verre de vin à la main. J’envie leur bonne humeur, leur attitude décontractée, leur air de savoir qui ils sont. J’envie cette fille assise à l’avant d’un bateau, ses cheveux blonds et fins, ses jambes repliées sous elle dans une posture de sirène. J’envie le regard dévorant du garçon posé à côté d’elle.
Il m’en voulait d’être trop comme tout le monde. Il ne le disait pas comme ça : il disait que je me bridais trop. Pourquoi tu t’habilles comme ça ? Pourquoi tu te vernis les ongles en rouge ? Pourquoi tu te fais ce chignon ? On dirait toutes les autres filles dans la rue. Tu vas ressembler à toutes les filles de Bruxelles. Mais tu es unique, unique ! Laisse s’exprimer ta personnalité. J’ai pas envie de te confondre avec quelqu’un d’autre.
Moi je disais : mais j’aime vraiment ce chignon, j’aime vraiment ce pantalon. Ça me gêne pas d’être comme les autres. Je me trouve jolie comme ça. Tu me trouves pas jolie ? Si, si, c’est pas ça, qu’il répondait, mais en même temps il avait ce regard un peu déçu, ce regard qui disait : elle ne comprend pas. Elle ne comprend rien.
Il y a trois semaines, pour mon anniversaire, j’ai voulu qu’on aille dans ce nouveau bistro, cet endroit un peu cool qui venait d’ouvrir dans les Marolles. C’est une amie qui m’en avait parlé, ils font une salade d’avocats complètement dingue, qu’elle avait dit, avec des algues nori et de l’huile de sésame, et je voulais tester. C’est peut-être bien un truc à la mode, un truc comme tout le monde aime, une salade d’avocats, mais et alors ? C’était mon anniversaire.
Mais on n’avait pas réservé, et quand on est arrivés il n’y avait plus une seule table libre. Il a fait une scène. Toi et ton conformisme ! Tu trouves ça normal d’avoir toujours les mêmes goûts que tout le monde ? De vouloir toujours aller là où tout le monde va ? Maintenant on n’a pas de table. C’est ton anniversaire, et on n’a pas de table. Tu veux qu’on aille où maintenant ? Hein ? Tu veux qu’on aille où ?
C’était mon anniversaire, et il m’a engueulée. J’ai dit que je voulais rentrer à la maison. On a commandé des sushis ; il pense à peu près la même chose des sushis que des bistros qui servent de la salade d’avocats, mais comme il avait déjà foiré il n’a rien dit. On a mangé en silence, on a regardé un vieil épisode de Secret Story – il n’a rien dit non plus –, puis on est allés dormir.
Le matin, il a fait comme si de rien n’était.
***
Un nouveau message. Maman : Bien arrivée ma chérie ?
Encore un pont ; et puis le canal rencontre un autre canal. Est-ce qu’il est temps de changer de direction ? La vie est-elle comparable à un plan de ville ? Je tourne, et je réponds : Bien arrivée, c’est beau et le temps est superbe ! La question sous-jacente, la vraie, celle qui l’inquiète, c’est : Comment vas-tu ? Est-ce que tu penses trop à lui ?
Oui, évidemment ; mais pourquoi dire la vérité ?
Le canal que je longe à présent ressemble à s’y méprendre à celui que je viens de quitter. Qu’est-ce qui différencie une rue d’une autre ? À travers les fenêtres au ras du sol, je vois des canapés, des vases, du linge, des femmes qui s’affairent devant des cuisinières. Des gens vivent ici des vies à moitié enterrées. Et l’eau ? Comment leurs appartements-caves ne sont-ils pas inondés ? Est-ce qu’ils n’ont pas peur de mourir noyés dans leur sommeil ?
Une place a surgi devant moi sans que je l’aie cherchée. Leidseplein : des bars, un théâtre, un hôtel, des vendeurs de rue, des gens qui prennent des photos. Une dame à l’air sévère se dresse droite comme un i au milieu de la foule. Elle porte à bout de bras une pancarte qui annonce : God is the only way.
Est-ce qu’il aurait fallu prier ?
***
Je ne les ai pas entendus arriver.
J’aurais dû, pourtant : ils étaient sept ou huit, ils riaient de ce rire gras qu’ont les hommes entre eux, ils se poussaient dans les côtes et parlaient pour la galerie. Des Français, de toute évidence alcoolisés, mais encore à une distance raisonnable du point de non-retour.
Assise au bord d’un canal, à balancer des pieds en regardant les pédalos passer, je méditais sur ma vie. Et, samedi ou pas, Amsterdam ou pas, le bilan n’était pas fameux.
Hé, Miss ! Miss !
Ou est-ce que les chagrins d’amour font toujours cet effet-là ?
Hé ! hé ! You with the red T-shirt !
C’est moi. C’est à moi qu’on parle.
We look for someone for a challenge… Thibaud is getting married the next week. And we need a girl for a challenge !
Je dis : Je parle français. Te fatigue pas. OK, je viens. Va pour un challenge.
Dans ma tête ça dit : OK, OK, OK, ce que vous voulez, où vous voulez, j’ai rien à faire et la vie est longue, allons-y.
Je dis : C’est lequel, Thibaud ?
***
Un jour qu’on était allongés sur le lit, après une sieste à moitié chaste, il a mis sa main sur mon ventre et m’a demandé si je pensais me marier. Pas : Est-ce que tu voudrais qu’on se marie ? Mais : Est-ce que ça fait partie de tes plans de vie d’épouser un jour quelqu’un ?
Je n’ai pas su quoi dire. C’était moins qu’une demande, mais ça aurait pu être une invitation, une manière de prendre la température. Ou ça aurait pu être un test, juste un test, pour évaluer à quel point mes valeurs étaient petites-bourgeoises. La bonne réponse était peut-être non.
Je me suis redressée sur un coude, je l’ai regardé dans les yeux et, faute de mieux, j’ai dit : Et toi ?
Il s’est laissé tomber sur le dos et a poussé un soupir trop gros pour être vrai. Typique, il a dit. Typique.
Encore raté.
***
Thibaud, c’est celui avec des lunettes qui porte un costume de canari. J’aurais dû le savoir.
Et tu viens d’où ? De Bruxelles, ah, j’adore Bruxelles ! Les gars, les gars, on a chopé une Belge ! Haha ! Moi j’adore les Belges, surtout celui à la télé, là… Et pourquoi t’es toute seule ? Tu passes le week-end ici ? Vraiment toute seule ? Mais c’est dommage ça, une jolie fille comme toi !
Le défi consiste à apprendre une chanson paillarde en néerlandais, et à l’interpréter déguisée sur la place du Dam avec le futur marié. La chanson, pour ce qu’on m’en dit, parle d’une fromagère aux mœurs légères, et d’un paysan qui voudrait bien lui trousser les jupes. Ils ont amené tout le matos : des sabots, un tablier et une coiffe en dentelle.
Je pense : Non, peut-être que non, peut-être que ce n’est pas une bonne idée.
Je dis : Il va me falloir une bière.
Le garçon qui m’a abordée sort de son sac à dos deux Heineken glacées.
***
Je descends les deux canettes, l’une après l’autre, comme une vraie pro. J’enfile le costume et j’emmène le canari au pied du Palais Royal. Ma tête dit non, mon corps dit oui, ma tête dit non, et puis on commence à chanter. Des gens se rassemblent autour de nous, certains se mettent à filmer, je suis un peu saoule et tout ça n’a pas beaucoup d’importance. Je ne pense pas à lui. C’est le moment le plus ridicule de ma vie mais tout le monde rit et personne ne me connaît. Tout va bien.
À la fin de la chanson, je salue bien bas, les gens applaudissent et s’éparpillent. Il n’y a plus que moi, et la bande de garçons, et Thibaud dans son costume de canari qui rit à s’en décrocher les côtes. Avant qu’ils ne s’en aillent et que je sois rendue à ma solitude, à la ville inconnue et à l’indifférence générale, j’attrape Thibaud par la nuque – aussi doucement que mon taux d’alcoolémie me le permet – et je l’embrasse, longtemps, longtemps. C’est un baiser nouveau pour moi, le dernier venu de mon répertoire : un baiser de gratitude, un baiser de « C’était chouette, on s’est bien marrés, merci pour ce moment ».
Je lui donne mon nom. Je lui dis : Cherche-moi sur Facebook. Je lui dis : Trouve-moi.
Et je repars m’égarer dans les rues, toujours affublée de mon petit tablier.
***
Deux heures plus tard, de retour dans ma chambre d’hôtel, mon écran s’anime. C’est Jérôme-hé-Miss qui écrit : Tu nous rejoins ce soir ? À Leidseplein ?
Et quelques minutes plus tard : T’as tapé dans l’œil de Thibaud.
Puis : Tu verras, il est mieux sans son costume !
Accoudée à la fenêtre, je regarde en bas l’eau du Herengracht qui ne coule pas, jamais, ni vers la droite ni vers la gauche. Pas de parti pris. Ira, ira pas ? Est-ce que c’est mal d’embrasser les hommes qui se marient ? Est-ce que c’est mal de leur donner envie ?
Il aurait dit : Typique. C’est typiquement un truc de nanas, ça, de se voler dans les plumes les unes des autres, de séduire des mecs en route vers l’autel. Typique. Et vous vous étonnez qu’on vous fait pas confiance.
Et aujourd’hui, aujourd’hui pour la première fois, j’aurais répondu : À qui la faute ? Est-ce que les hommes sont obligés de dire oui ?
Pars. Tu as raison de partir. Je ne te retiens pas.
Mais soudain, comme un coup de théâtre, un coup de tonnerre, un ouragan dans un verre d’eau, l’écran s’allume et un message s’affiche : Je pense à toi.
C’est lui.
Et c’est tout Amsterdam – canaux, maisons, clochers, Palais, ponts de fer et musées, et les gens, les vélos, et les chiens, et le reste –, tout, tout Amsterdam qui tombe à la renverse.
Zéro message. Zéro SMS, zéro mail, zéro WhatsApp, zéro Messenger. Zéro, zéro, zéro. Comment pourrais-je, durant ces deux minutes, ces cent vingt secondes de vide et d’inactivité, ne pas consulter sa page Facebook ? Ne me demandez pas d’être rationnelle. Je l’ai regardée il y a vingt minutes, avant de sortir du train ; il n’avait rien posté depuis cinq jours – et il y a cinq jours, c’était un article sur Donald Trump. Je m’en fous de Trump, le monde s’écroule autour de moi alors je m’en fous si l’Amérique s’écroule aussi, je m’en fous de ce que dit ce décérébré, c’est qu’un dingue de plus, un politicard de plus. Je l’ai lu quand même. Ne me demandez pas pourquoi. J’ai cru que j’y trouverais peut-être une explication, la clé de quelque chose. J’ai rien trouvé, évidemment.
La femme de ménage sort de la chambre, me dit It’s ready, et appelle l’ascenseur. Je rentre sans demander mon reste. Je verrouille la porte, abandonne la valise dans l’entrée, et me laisse tomber sur le lit.
C’est un lit d’une personne et c’est une petite chambre ; mais les hôtels ont appris, aujourd’hui, à mettre des grands lits même pour les personnes seules. Éviter l’humiliation de dormir dans un lit d’enfant, un lit de nonante centimètres, avec les pieds qui sortent, le drap qui se coince, et le rappel permanent de ton statut de célibataire, de moins que rien : c’est déjà beaucoup. Ce lit-là fait un bon cent quarante, je dirais, et laisse au moins entendre qu’une possibilité existe que tu ne te couches pas seule ce soir. C’est un mensonge, bien sûr : à deux, la chambre serait plus chère. Tu ne peux ramener personne. Malgré tout, c’est gentil de faire semblant.
Je rallume l’écran : pas de message.
***
Je suis là parce que c’est fini. Je suis là parce que j’ai toujours dit que je voulais voir Amsterdam, et que j’ai profité de l’occasion. Une rupture, c’est comme un anniversaire, c’est comme une démission ou un diplôme, c’est l’occasion de faire les choses qu’on ne ferait pas autrement. Dont acte.
Il m’a dit qu’il n’y avait personne, qu’il ne me quittait pour personne, que ce n’était que nous, et qu’il n’en pouvait plus. Ça m’a fait encore plus mal. Parce que je suis grande, adulte, raisonnable, que j’ai le droit d’être triste mais pas de lui en vouloir. J’aimerais bien lui en vouloir. Qu’il se ronge de culpabilité, plutôt que d’être soulagé.
L’hôtel est en plein centre, dans une de ces vieilles baraques dont la façade penche mais dont le sol est droit. Miracles de l’architecture. Au-dessus de la porte, on lit 1715. Il y a trois siècles, un marchand de draps, ou de tulipes, devait vivre là avec sa famille – ces familles qu’on retrouve partout dans la peinture hollandaise, des hommes moustachus dans des vêtements lourds, des femmes austères aux collerettes bien fermées, des enfants gras, tous placés en rang d’oignon dans un décor de bon citoyen, des meubles en bois, des rideaux, du sol carrelé. Aujourd’hui, il n’y reste plus rien de ce qui a dû être une maison de prestige, rien qu’un hôtel anonyme, un hôtel consacré hôtel par l’enseigne rouge qui clignote au-dessus de l’entrée, un lieu de passage pour les touristes, qui retiendront la ville et oublieront la chambre.
Je me souviens de toutes les chambres où on a fait l’amour. Bruxelles ; Paris ; Ostende ; Strasbourg ; Milan. Que des villes : je n’aime que les villes, et toi tu voulais plus de campagne, plus de vert, plus de fleurs. J’avais dit l’été prochain. Tu es parti avant.
Cette chambre-là, avec son lit de cent quarante, je m’en souviendrai comme de celle où j’ai chialé ta perte.
***
Je sors découvrir la ville, quand même, la ville qui ne me plaît pas encore, la ville qui me plairait déjà si je n’étais pas seule comme un chien, si mon écran ne hurlait pas zéro message, zéro message. J’ai un plan, j’ai un guide ; mais je n’ai pas lu le guide, et je ne comprends pas les plans. Je pars vers le sud – on dirait le sud, en tout cas : je longe le canal et on verra bien. Le canal s’appelle Herengracht, il est joli comme tout, comme une carte postale, comme toutes les photos d’Amsterdam que j’ai vues sur Internet. Le canal, un pont, des vélos, des maisons alignées. Il fait beau, c’est le printemps. Il y a des gens dans tous les coins, à pied, à vélo, en voiture, assis aux terrasses ou accoudés aux fenêtres. J’attrape des bribes de conversation en néerlandais, en anglais, en italien ; et dans d’autres langues que je ne reconnais pas.
Je suis ici parce que j’ai voulu être seule, seule avec moi-même et libre de tout, deux jours, juste deux jours, une parenthèse entre la vie et la vie. Être dans un endroit vierge, inconnu, où ma tristesse n’a pas de prise. Mais la foule me ressemble trop pour que je m’y sente étrangère : on dirait que toute la jeunesse d’Europe s’est donné rendez-vous pour un week-end sur les canaux. Et tous ces gens qui se tiennent la main, qui se déplacent par deux, trois, quatre, qui papotent dans leurs téléphones me font détester la solitude que je m’impose. Est-ce que je suis l’unique personne seule dans cette ville ? Ou y a-t-il quelque part d’autres touristes solitaires, d’autres gens qui marchent d’un pas faussement assuré, comme s’ils se rendaient quelque part, comme s’ils allaient retrouver quelqu’un ?
Des groupes de gens descendent le canal sur des bateaux à moteur, un verre de vin à la main. J’envie leur bonne humeur, leur attitude décontractée, leur air de savoir qui ils sont. J’envie cette fille assise à l’avant d’un bateau, ses cheveux blonds et fins, ses jambes repliées sous elle dans une posture de sirène. J’envie le regard dévorant du garçon posé à côté d’elle.
Il m’en voulait d’être trop comme tout le monde. Il ne le disait pas comme ça : il disait que je me bridais trop. Pourquoi tu t’habilles comme ça ? Pourquoi tu te vernis les ongles en rouge ? Pourquoi tu te fais ce chignon ? On dirait toutes les autres filles dans la rue. Tu vas ressembler à toutes les filles de Bruxelles. Mais tu es unique, unique ! Laisse s’exprimer ta personnalité. J’ai pas envie de te confondre avec quelqu’un d’autre.
Moi je disais : mais j’aime vraiment ce chignon, j’aime vraiment ce pantalon. Ça me gêne pas d’être comme les autres. Je me trouve jolie comme ça. Tu me trouves pas jolie ? Si, si, c’est pas ça, qu’il répondait, mais en même temps il avait ce regard un peu déçu, ce regard qui disait : elle ne comprend pas. Elle ne comprend rien.
Il y a trois semaines, pour mon anniversaire, j’ai voulu qu’on aille dans ce nouveau bistro, cet endroit un peu cool qui venait d’ouvrir dans les Marolles. C’est une amie qui m’en avait parlé, ils font une salade d’avocats complètement dingue, qu’elle avait dit, avec des algues nori et de l’huile de sésame, et je voulais tester. C’est peut-être bien un truc à la mode, un truc comme tout le monde aime, une salade d’avocats, mais et alors ? C’était mon anniversaire.
Mais on n’avait pas réservé, et quand on est arrivés il n’y avait plus une seule table libre. Il a fait une scène. Toi et ton conformisme ! Tu trouves ça normal d’avoir toujours les mêmes goûts que tout le monde ? De vouloir toujours aller là où tout le monde va ? Maintenant on n’a pas de table. C’est ton anniversaire, et on n’a pas de table. Tu veux qu’on aille où maintenant ? Hein ? Tu veux qu’on aille où ?
C’était mon anniversaire, et il m’a engueulée. J’ai dit que je voulais rentrer à la maison. On a commandé des sushis ; il pense à peu près la même chose des sushis que des bistros qui servent de la salade d’avocats, mais comme il avait déjà foiré il n’a rien dit. On a mangé en silence, on a regardé un vieil épisode de Secret Story – il n’a rien dit non plus –, puis on est allés dormir.
Le matin, il a fait comme si de rien n’était.
***
Un nouveau message. Maman : Bien arrivée ma chérie ?
Encore un pont ; et puis le canal rencontre un autre canal. Est-ce qu’il est temps de changer de direction ? La vie est-elle comparable à un plan de ville ? Je tourne, et je réponds : Bien arrivée, c’est beau et le temps est superbe ! La question sous-jacente, la vraie, celle qui l’inquiète, c’est : Comment vas-tu ? Est-ce que tu penses trop à lui ?
Oui, évidemment ; mais pourquoi dire la vérité ?
Le canal que je longe à présent ressemble à s’y méprendre à celui que je viens de quitter. Qu’est-ce qui différencie une rue d’une autre ? À travers les fenêtres au ras du sol, je vois des canapés, des vases, du linge, des femmes qui s’affairent devant des cuisinières. Des gens vivent ici des vies à moitié enterrées. Et l’eau ? Comment leurs appartements-caves ne sont-ils pas inondés ? Est-ce qu’ils n’ont pas peur de mourir noyés dans leur sommeil ?
Une place a surgi devant moi sans que je l’aie cherchée. Leidseplein : des bars, un théâtre, un hôtel, des vendeurs de rue, des gens qui prennent des photos. Une dame à l’air sévère se dresse droite comme un i au milieu de la foule. Elle porte à bout de bras une pancarte qui annonce : God is the only way.
Est-ce qu’il aurait fallu prier ?
***
Je ne les ai pas entendus arriver.
J’aurais dû, pourtant : ils étaient sept ou huit, ils riaient de ce rire gras qu’ont les hommes entre eux, ils se poussaient dans les côtes et parlaient pour la galerie. Des Français, de toute évidence alcoolisés, mais encore à une distance raisonnable du point de non-retour.
Assise au bord d’un canal, à balancer des pieds en regardant les pédalos passer, je méditais sur ma vie. Et, samedi ou pas, Amsterdam ou pas, le bilan n’était pas fameux.
Hé, Miss ! Miss !
Ou est-ce que les chagrins d’amour font toujours cet effet-là ?
Hé ! hé ! You with the red T-shirt !
C’est moi. C’est à moi qu’on parle.
We look for someone for a challenge… Thibaud is getting married the next week. And we need a girl for a challenge !
Je dis : Je parle français. Te fatigue pas. OK, je viens. Va pour un challenge.
Dans ma tête ça dit : OK, OK, OK, ce que vous voulez, où vous voulez, j’ai rien à faire et la vie est longue, allons-y.
Je dis : C’est lequel, Thibaud ?
***
Un jour qu’on était allongés sur le lit, après une sieste à moitié chaste, il a mis sa main sur mon ventre et m’a demandé si je pensais me marier. Pas : Est-ce que tu voudrais qu’on se marie ? Mais : Est-ce que ça fait partie de tes plans de vie d’épouser un jour quelqu’un ?
Je n’ai pas su quoi dire. C’était moins qu’une demande, mais ça aurait pu être une invitation, une manière de prendre la température. Ou ça aurait pu être un test, juste un test, pour évaluer à quel point mes valeurs étaient petites-bourgeoises. La bonne réponse était peut-être non.
Je me suis redressée sur un coude, je l’ai regardé dans les yeux et, faute de mieux, j’ai dit : Et toi ?
Il s’est laissé tomber sur le dos et a poussé un soupir trop gros pour être vrai. Typique, il a dit. Typique.
Encore raté.
***
Thibaud, c’est celui avec des lunettes qui porte un costume de canari. J’aurais dû le savoir.
Et tu viens d’où ? De Bruxelles, ah, j’adore Bruxelles ! Les gars, les gars, on a chopé une Belge ! Haha ! Moi j’adore les Belges, surtout celui à la télé, là… Et pourquoi t’es toute seule ? Tu passes le week-end ici ? Vraiment toute seule ? Mais c’est dommage ça, une jolie fille comme toi !
Le défi consiste à apprendre une chanson paillarde en néerlandais, et à l’interpréter déguisée sur la place du Dam avec le futur marié. La chanson, pour ce qu’on m’en dit, parle d’une fromagère aux mœurs légères, et d’un paysan qui voudrait bien lui trousser les jupes. Ils ont amené tout le matos : des sabots, un tablier et une coiffe en dentelle.
Je pense : Non, peut-être que non, peut-être que ce n’est pas une bonne idée.
Je dis : Il va me falloir une bière.
Le garçon qui m’a abordée sort de son sac à dos deux Heineken glacées.
***
Je descends les deux canettes, l’une après l’autre, comme une vraie pro. J’enfile le costume et j’emmène le canari au pied du Palais Royal. Ma tête dit non, mon corps dit oui, ma tête dit non, et puis on commence à chanter. Des gens se rassemblent autour de nous, certains se mettent à filmer, je suis un peu saoule et tout ça n’a pas beaucoup d’importance. Je ne pense pas à lui. C’est le moment le plus ridicule de ma vie mais tout le monde rit et personne ne me connaît. Tout va bien.
À la fin de la chanson, je salue bien bas, les gens applaudissent et s’éparpillent. Il n’y a plus que moi, et la bande de garçons, et Thibaud dans son costume de canari qui rit à s’en décrocher les côtes. Avant qu’ils ne s’en aillent et que je sois rendue à ma solitude, à la ville inconnue et à l’indifférence générale, j’attrape Thibaud par la nuque – aussi doucement que mon taux d’alcoolémie me le permet – et je l’embrasse, longtemps, longtemps. C’est un baiser nouveau pour moi, le dernier venu de mon répertoire : un baiser de gratitude, un baiser de « C’était chouette, on s’est bien marrés, merci pour ce moment ».
Je lui donne mon nom. Je lui dis : Cherche-moi sur Facebook. Je lui dis : Trouve-moi.
Et je repars m’égarer dans les rues, toujours affublée de mon petit tablier.
***
Deux heures plus tard, de retour dans ma chambre d’hôtel, mon écran s’anime. C’est Jérôme-hé-Miss qui écrit : Tu nous rejoins ce soir ? À Leidseplein ?
Et quelques minutes plus tard : T’as tapé dans l’œil de Thibaud.
Puis : Tu verras, il est mieux sans son costume !
Accoudée à la fenêtre, je regarde en bas l’eau du Herengracht qui ne coule pas, jamais, ni vers la droite ni vers la gauche. Pas de parti pris. Ira, ira pas ? Est-ce que c’est mal d’embrasser les hommes qui se marient ? Est-ce que c’est mal de leur donner envie ?
Il aurait dit : Typique. C’est typiquement un truc de nanas, ça, de se voler dans les plumes les unes des autres, de séduire des mecs en route vers l’autel. Typique. Et vous vous étonnez qu’on vous fait pas confiance.
Et aujourd’hui, aujourd’hui pour la première fois, j’aurais répondu : À qui la faute ? Est-ce que les hommes sont obligés de dire oui ?
Pars. Tu as raison de partir. Je ne te retiens pas.
Mais soudain, comme un coup de théâtre, un coup de tonnerre, un ouragan dans un verre d’eau, l’écran s’allume et un message s’affiche : Je pense à toi.
C’est lui.
Et c’est tout Amsterdam – canaux, maisons, clochers, Palais, ponts de fer et musées, et les gens, les vélos, et les chiens, et le reste –, tout, tout Amsterdam qui tombe à la renverse.