Eric Gohier
Dilemme
Ce fut plus fort que moi. Je parcourus le message une seconde fois. Cela ne relevait d'aucun fondement. Le contenu était bref, lapidaire, mais limpide. Malgré tout, on réagit toujours ainsi lorsque l'on se refuse à regarder la vérité au fond des yeux. Un réflexe d'autodéfense né d'une naïve puérilité comme pour conjurer le sort.
Bien évidemment, ma relecture n'eut aucun effet. Et mon cœur se serra. Réaction organique diligentée par l'empathie. Dès ma lecture initiale, j'avais mesuré toute la charge de peine et de douleur que contenait le message.
Il n'y avait rien d'autre à faire sinon relayer l'info au pacha.
Mais je n'étais pas pressé de le faire.
D'autres pensées m'occupaient l'esprit. Entre autres, la rade de Brest faiblement éclairée par un pâle soleil de printemps en butte avec les nues embrumées. Ça ne remontait qu'à quatre semaines à peine.
Pour respecter la vérité, je songeais avant tout aux lèvres d'Isabelle s'écrasant sur les miennes. À son corps étroitement soudé au mien pour une étreinte dont nous savions l'un et l'autre qu'elle serait la dernière avant longtemps.
Aucune retenue ne nous animait. Chaque séparation figurait un drame. À de rares exceptions près, il en était ainsi pour chacun d'entre nous.
Hormis bien sûr les célibataires.
Au fil des embarquements, Isabelle et moi en avions pris la mesure. Une certaine force mentale aide à faire prévaloir la raison sur la contrainte.
Il n'empêche que ces trois mois ouvraient la porte au sentiment qu'une part de l'entité que nous formions allait pour un temps nous être substituée. C'était pour partie vrai. Mais nous savions qu'il en serait ainsi tout au long de ma carrière militaire. Le sacrifice était librement consenti.
Plus tard, sans doute, lorsque nous aurions des enfants…
Nous n'en étions pas là. Cet axiome valait pour plus de la moitié d'entre nous. L'équipage était jeune. Moins de trente ans pour la plupart. Tous des volontaires. Des gars triés sur le volet. Calmes, pondérés, méprisant la claustrophobie, solides tant physiquement que psychiquement.
Curieusement, certains à bord souffraient du mal de mer. Une gêne rédhibitoire pour un embarquement classique sur un navire de la Marine Nationale. Une anecdote pour servir à bord d'un sous-marin.
N'en demeuraient pas moins d'autres sources de tracas, liées au mental dans leur grande majorité. Tout le monde n'est pas en capacité d'encaisser l'idée de naviguer par trois cents mètres de fond, emprisonné dans une cage métallique de 130 mètres de long. Ce d'autant plus que nos ordres de mission nous expédiaient au fond des mers pour des plongées d'une durée de deux mois sans aucun retour à la surface envisageable. Quelque endroit du monde où nous nous trouvions, nous y étions incognito. Une remontée au ras des flots nous aurait rendus détectables aux yeux de tous les dispositifs veillant jour et nuit sur les océans. Ce risque de révéler notre présence, il nous était formellement interdit de le courir. Aucune circonstance, de quelque nature qu'elle soit, n'autorisait à y surseoir. D'autant plus que nous naviguions parfois dans des eaux où nous n'aurions jamais dû nous trouver…
À l'époque des faits, notre bâtiment n'était armé que d'ogives nucléaires simples. Mais cela ne présente aucune réelle importance dans ce récit.
À part poser les bases du terrible dilemme…
Papier en main, je partis communiquer la dramatique nouvelle au pacha. Lui en dernier ressort déciderait de la rendre publique ou de la conserver secrète. En cet instant, j'avais abandonné tous mes rêves de commander un jour un bâtiment. La responsabilité qu'allait devoir endosser notre commandant ne pouvait se teindre d'un caractère enviable.
Par chance, je ne croisai personne dans la coursive chemin faisant vers la cabine de l'ultime maître à bord. N'importe lequel de mes camarades aurait sans doute lu sur mes traits mon intense émotion.
Je livre à ce propos un aparté en plusieurs épaisseurs. Tout d'abord, l'absence de fille à l'époque où je servais à bord du Foudroyant. À l'heure où s'écrivent ces lignes, les choses en sont toujours au même point malgré les pressions sur l'état-major afin de renverser ce dernier bastion exclusivement masculin.
Ceci explique néanmoins ce qui suit.
Entre les membres d'équipage d'un sous-marin, des gars appelés à vivre en vase clos dans un milieu hostile, s'établissait naturellement le sentiment inexpugnable d'appartenir à une coterie pour ne pas dire une fratrie.
Un lien d'une incroyable vigueur nous soudait les uns aux autres. Chacun connaissait tout de ses coreligionnaires. La réclusion volontaire en espace restreint incite aux confidences. N'importe lequel d'entre nous dans le besoin se serait vu proposer de l'aide par tous.
Ce sentiment de former une fratrie était d'autant plus puissant que l'état-major s'ingéniait à l'entretenir. Non par goût de nous maintenir dans un climat de terreur mais par nécessité. De ces nécessités qui rendent la vie militaire de moins en moins supportable au fil des ans. Régulièrement, des exercices d'alerte nous expédiaient vers nos postes de combat avec mission de nous préparer aux tirs.
Je vous laisse imaginer l'état d'esprit dans lequel nous étions, persuadés le temps d'un exercice que nos familles à la surface tremblaient dans l'engagement d'un conflit nucléaire. Inutile de décrire le soulagement ressenti lorsque nous apprenions qu'il ne s'agissait que d'une simulation.
Nos cœurs ont à coup sûr prématurément vieilli au cours de ces multiples exercices. Nous comprenions cependant la pertinence de nous les offrir pour des situations réelles. Nos capacités de réaction n'étaient estimables qu'au prix de notre persuasion.
Chaque manœuvre se soldait cependant par un conflit spirituel dans lequel s'affrontaient le sentiment d'avoir été pour un temps trahis et le bonheur que l'alerte se soit révélée fausse.
En corollaire à toutes ces raisons, je n'étais pas fier en frappant à la porte de la cabine du commandant. C'est idiot à dire mais le porteur d'une mauvaise nouvelle se sent pour partie responsable de ce qu'il a mission de transmettre.
L'inverse est vrai également.
Annoncer à quelqu'un que sa biopsie n'a révélé aucune tumeur cancéreuse vous fait partager sa joie. Dans le cas contraire, vous vous sentez malade.
Cela ne relève d'aucune logique. Mais c'est ainsi.
Ce jour-là, j'aurais donc volontiers échangé ma place avec n'importe lequel des sous-mariniers à bord du Foudroyant.
Aucun n'en aurait voulu bien sûr…
Stéphane, c'était notre copain à nous tous. Lui faire du mal c'était comme nous blesser nous-mêmes. Mais là, il n'y avait pas le choix.
Ou plutôt si. Et c'était précisément là le cœur du problème.
Mais avant d'aller plus loin, je me dois de livrer une précision. Grâce au centre de communications de Sainte-Assise, spécialisé dans l'émission d'ondes très basse fréquence, nous pouvions recevoir des informations. Elles nous parvenaient par le biais de l'antenne filaire HF déployable, montée en surface.
En revanche, nous n'avions absolument pas le droit d'émettre depuis le submersible. Ç'aurait été le moyen le plus sûr de révéler notre position. Un nombre incalculable de satellites espions s'ingénient à pratiquer cette pêche à l'information militaire, seconde après seconde, tous les jours de l'année.
C'est dire que la gestion du problème appartenait aux hommes du bord. Car choix il y avait. Un choix cornélien. Un choix dramatique. Sans aucun moyen de savoir par avance quelles en seraient les conséquences.
Il se résumait en un seul mot : D-I-L-E-M-M-E.
Soit nous perdions l'amitié d'un camarade par notre silence. Soit nous prenions la responsabilité de gérer ses réactions avec tous les risques que cela comporterait.
Réactions dont personne à bord n'aurait pu mesurer la portée.
Quand je dis nous, je ne suis pas honnête. Au seul commandant revenait la décision. C'était déjà le cas pour ces messages hebdomadaires auxquels nous avions droit.
Ces family réduits à un maximum de 20 mots.
Chacune de ces transmissions minimalistes échouait dans ses mains… après avoir franchi d'autres filtres hiérarchiques. En dernier ressort, au prétexte justifié qu'il était celui qui connaissait le mieux les hommes servant sous son bord, le pacha décidait ou non de transmettre les messages à ses marins.
L'armée est surnommée la Grande Muette. Ce titre n'est pas usurpé. Aussi je ne vous révélerai pas la décision que prit notre commandant ce jour-là.
En mon âme et conscience, maintenant que plus de trente ans se sont écoulés, j'ignore toujours vers quel choix je me serais orienté.
Quoi qu'il en soit, je n'ai jamais regretté de ne pas avoir été à sa place lorsque, après m'avoir ouvert la porte, il apprit que l'épouse de Stéphane s'était tuée dans un accident de la route et que celui-ci, de fait, ne pourrait pas assister à ses obsèques.
En résumé, que ce choix circonscrit en un dilemme consistait à privilégier une des deux options : lui apprendre son veuvage à bord ou attendre notre retour à terre…
Il n'y avait rien d'autre à faire sinon relayer l'info au pacha.
Mais je n'étais pas pressé de le faire.
D'autres pensées m'occupaient l'esprit. Entre autres, la rade de Brest faiblement éclairée par un pâle soleil de printemps en butte avec les nues embrumées. Ça ne remontait qu'à quatre semaines à peine.
Pour respecter la vérité, je songeais avant tout aux lèvres d'Isabelle s'écrasant sur les miennes. À son corps étroitement soudé au mien pour une étreinte dont nous savions l'un et l'autre qu'elle serait la dernière avant longtemps.
Aucune retenue ne nous animait. Chaque séparation figurait un drame. À de rares exceptions près, il en était ainsi pour chacun d'entre nous.
Hormis bien sûr les célibataires.
Au fil des embarquements, Isabelle et moi en avions pris la mesure. Une certaine force mentale aide à faire prévaloir la raison sur la contrainte.
Il n'empêche que ces trois mois ouvraient la porte au sentiment qu'une part de l'entité que nous formions allait pour un temps nous être substituée. C'était pour partie vrai. Mais nous savions qu'il en serait ainsi tout au long de ma carrière militaire. Le sacrifice était librement consenti.
Plus tard, sans doute, lorsque nous aurions des enfants…
Nous n'en étions pas là. Cet axiome valait pour plus de la moitié d'entre nous. L'équipage était jeune. Moins de trente ans pour la plupart. Tous des volontaires. Des gars triés sur le volet. Calmes, pondérés, méprisant la claustrophobie, solides tant physiquement que psychiquement.
Curieusement, certains à bord souffraient du mal de mer. Une gêne rédhibitoire pour un embarquement classique sur un navire de la Marine Nationale. Une anecdote pour servir à bord d'un sous-marin.
N'en demeuraient pas moins d'autres sources de tracas, liées au mental dans leur grande majorité. Tout le monde n'est pas en capacité d'encaisser l'idée de naviguer par trois cents mètres de fond, emprisonné dans une cage métallique de 130 mètres de long. Ce d'autant plus que nos ordres de mission nous expédiaient au fond des mers pour des plongées d'une durée de deux mois sans aucun retour à la surface envisageable. Quelque endroit du monde où nous nous trouvions, nous y étions incognito. Une remontée au ras des flots nous aurait rendus détectables aux yeux de tous les dispositifs veillant jour et nuit sur les océans. Ce risque de révéler notre présence, il nous était formellement interdit de le courir. Aucune circonstance, de quelque nature qu'elle soit, n'autorisait à y surseoir. D'autant plus que nous naviguions parfois dans des eaux où nous n'aurions jamais dû nous trouver…
À l'époque des faits, notre bâtiment n'était armé que d'ogives nucléaires simples. Mais cela ne présente aucune réelle importance dans ce récit.
À part poser les bases du terrible dilemme…
Papier en main, je partis communiquer la dramatique nouvelle au pacha. Lui en dernier ressort déciderait de la rendre publique ou de la conserver secrète. En cet instant, j'avais abandonné tous mes rêves de commander un jour un bâtiment. La responsabilité qu'allait devoir endosser notre commandant ne pouvait se teindre d'un caractère enviable.
Par chance, je ne croisai personne dans la coursive chemin faisant vers la cabine de l'ultime maître à bord. N'importe lequel de mes camarades aurait sans doute lu sur mes traits mon intense émotion.
Je livre à ce propos un aparté en plusieurs épaisseurs. Tout d'abord, l'absence de fille à l'époque où je servais à bord du Foudroyant. À l'heure où s'écrivent ces lignes, les choses en sont toujours au même point malgré les pressions sur l'état-major afin de renverser ce dernier bastion exclusivement masculin.
Ceci explique néanmoins ce qui suit.
Entre les membres d'équipage d'un sous-marin, des gars appelés à vivre en vase clos dans un milieu hostile, s'établissait naturellement le sentiment inexpugnable d'appartenir à une coterie pour ne pas dire une fratrie.
Un lien d'une incroyable vigueur nous soudait les uns aux autres. Chacun connaissait tout de ses coreligionnaires. La réclusion volontaire en espace restreint incite aux confidences. N'importe lequel d'entre nous dans le besoin se serait vu proposer de l'aide par tous.
Ce sentiment de former une fratrie était d'autant plus puissant que l'état-major s'ingéniait à l'entretenir. Non par goût de nous maintenir dans un climat de terreur mais par nécessité. De ces nécessités qui rendent la vie militaire de moins en moins supportable au fil des ans. Régulièrement, des exercices d'alerte nous expédiaient vers nos postes de combat avec mission de nous préparer aux tirs.
Je vous laisse imaginer l'état d'esprit dans lequel nous étions, persuadés le temps d'un exercice que nos familles à la surface tremblaient dans l'engagement d'un conflit nucléaire. Inutile de décrire le soulagement ressenti lorsque nous apprenions qu'il ne s'agissait que d'une simulation.
Nos cœurs ont à coup sûr prématurément vieilli au cours de ces multiples exercices. Nous comprenions cependant la pertinence de nous les offrir pour des situations réelles. Nos capacités de réaction n'étaient estimables qu'au prix de notre persuasion.
Chaque manœuvre se soldait cependant par un conflit spirituel dans lequel s'affrontaient le sentiment d'avoir été pour un temps trahis et le bonheur que l'alerte se soit révélée fausse.
En corollaire à toutes ces raisons, je n'étais pas fier en frappant à la porte de la cabine du commandant. C'est idiot à dire mais le porteur d'une mauvaise nouvelle se sent pour partie responsable de ce qu'il a mission de transmettre.
L'inverse est vrai également.
Annoncer à quelqu'un que sa biopsie n'a révélé aucune tumeur cancéreuse vous fait partager sa joie. Dans le cas contraire, vous vous sentez malade.
Cela ne relève d'aucune logique. Mais c'est ainsi.
Ce jour-là, j'aurais donc volontiers échangé ma place avec n'importe lequel des sous-mariniers à bord du Foudroyant.
Aucun n'en aurait voulu bien sûr…
Stéphane, c'était notre copain à nous tous. Lui faire du mal c'était comme nous blesser nous-mêmes. Mais là, il n'y avait pas le choix.
Ou plutôt si. Et c'était précisément là le cœur du problème.
Mais avant d'aller plus loin, je me dois de livrer une précision. Grâce au centre de communications de Sainte-Assise, spécialisé dans l'émission d'ondes très basse fréquence, nous pouvions recevoir des informations. Elles nous parvenaient par le biais de l'antenne filaire HF déployable, montée en surface.
En revanche, nous n'avions absolument pas le droit d'émettre depuis le submersible. Ç'aurait été le moyen le plus sûr de révéler notre position. Un nombre incalculable de satellites espions s'ingénient à pratiquer cette pêche à l'information militaire, seconde après seconde, tous les jours de l'année.
C'est dire que la gestion du problème appartenait aux hommes du bord. Car choix il y avait. Un choix cornélien. Un choix dramatique. Sans aucun moyen de savoir par avance quelles en seraient les conséquences.
Il se résumait en un seul mot : D-I-L-E-M-M-E.
Soit nous perdions l'amitié d'un camarade par notre silence. Soit nous prenions la responsabilité de gérer ses réactions avec tous les risques que cela comporterait.
Réactions dont personne à bord n'aurait pu mesurer la portée.
Quand je dis nous, je ne suis pas honnête. Au seul commandant revenait la décision. C'était déjà le cas pour ces messages hebdomadaires auxquels nous avions droit.
Ces family réduits à un maximum de 20 mots.
Chacune de ces transmissions minimalistes échouait dans ses mains… après avoir franchi d'autres filtres hiérarchiques. En dernier ressort, au prétexte justifié qu'il était celui qui connaissait le mieux les hommes servant sous son bord, le pacha décidait ou non de transmettre les messages à ses marins.
L'armée est surnommée la Grande Muette. Ce titre n'est pas usurpé. Aussi je ne vous révélerai pas la décision que prit notre commandant ce jour-là.
En mon âme et conscience, maintenant que plus de trente ans se sont écoulés, j'ignore toujours vers quel choix je me serais orienté.
Quoi qu'il en soit, je n'ai jamais regretté de ne pas avoir été à sa place lorsque, après m'avoir ouvert la porte, il apprit que l'épouse de Stéphane s'était tuée dans un accident de la route et que celui-ci, de fait, ne pourrait pas assister à ses obsèques.
En résumé, que ce choix circonscrit en un dilemme consistait à privilégier une des deux options : lui apprendre son veuvage à bord ou attendre notre retour à terre…