Luc LaRochelle
Saleté de vie !
La frontière du Mexique n’était pas très loin. Aux collines de Green Valley avaient succédé les montagnes dénudées des environs de Nogales Les barrages routiers se faisaient plus fréquents : à chaque fois, on vous fait descendre et ouvrir votre coffre pour vérifier si vous n’avez pas de clandestin à bord. Véro se pencha vers la banquette arrière et retira de la glacière en polystyrène une cannette de bière. Elle en but une longue gorgée et me la tendit.
- Non, pas sur la route. Assez d’emmerdes comme ça !
- Tu as couru après, alors te plains pas…
Je n’avais couru après rien du tout : avec le marché de l’immobilier qui s’était effondré, seuls les meilleurs agents avaient conservé leur emploi. Je n’étais pas de ceux-là : la patience me manquait.
Des stations-service malpropres, quelques motels miteux, des restaurants crasseux, puis la muraille apparut, surmontée de fils barbelés. Un mur d’acier, rouillé sur toute sa longueur, de Juarez jusqu’ici.
Il fallait le longer sur deux kilomètres ; à l’approche du poste frontalier, une demi-douzaine des roulottes alignées, surmontées de panneaux-réclame aux couleurs délavées, vous invitaient à souscrire des SEGUROS. On ne peut pas entrer au Mexique sans avoir acheté une police d’assurance émise par un assureur local. Inutile de magasiner : le tarif est le même, une escroquerie, d’un établissement à l’autre.
- Je ne t’accompagne pas : ces endroits ont l’air crottés !
Quand je revins vers ma vieille Chevrolet, elle empestait la bière. Véro avait entamé sa deuxième cannette et l’effet s’entendait.
- Tu n’as même pas été foutu de nettoyer ta bagnole en prévision de ce « voyage de noces »: il y a de la poussière partout !
Ce weekend à San Carlos était mon idée, notre premier voyage ensemble : une maisonnette directement sur la plage, 350$ par semaine tout compris,. Il aurait été plus commode que nous soyons amoureux, mais nous ne l’étions pas. Ce qui n’empêchait pas Véro de réclamer son dû aux deux ou trois jours.
Véro vivait du loyer que je lui payais et de la maigre pension que lui versait son ex-mari. Il lui avait laissé l’usage de la maison, qu’ils avaient appelée leur « ranch » aussi longtemps qu’ils s’étaient aimés. C’était avant que l’éclatement de la bulle immobilière ne vide les alentours ; tout autour de chez Véro, des bungalows abandonnés comme ceux que j’avais essayé de vendre. Le gazon brûlé des terrains voisins, parsemés de détritus apportés par le vent, donnait au quartier une allure de village fantôme. Véro ne pouvait s’empêcher de faire quotidiennement la tournée du voisinage avec un sac vert pour redonner un peu de dignité à son environnement : elle ne tolérait la saleté sous aucune forme.
Le passage de la frontière se fait toujours plus facilement vers le Mexique qu’en sens inverse.
Pendant que la file de voitures avançait vers le poste de douanes, je réfléchissais au genre de travail que je pourrais trouver. Ce ne serait pas facile, dans le contexte. Puis je m’efforçai de penser à autre chose : convaincu qu’un changement de décor me ferait du bien, même si j’allais revenir de ce voyage fauché.
Véro sortit de sa torpeur pour me lancer :
- J’espère que l’eau de la mer sera chaude!
- T’en fais pas, je connais l’endroit.
- Et que ta cabane de location sera propre !
À cette remarque, je décidai de ne pas répondre. Chez elle, Véro passait son temps à épousseter, balayer et récurer. J’avais dû insister pour que ma chambre soit hors limites de sa phobie de la saleté. Je n’y peux rien, je n’aime pas me coucher dans un lit qui a été fait ni que l’on ramasse les vêtements que je laisse à la traine. Et ne vous demandez pas pourquoi : ma mère souffrait du même mal que Véro, en plus vilain.
Au Sud de Nogales, l’autoroute pique droit vers le sud et Hermosillo. Il faut être patient pour traverser la ville un samedi: les blindés de l’armée (on a renvoyé ou emprisonné tous les policiers) stationnés de travers, les vendeurs ambulants, une procession à une quelconque sainte, et les feux de circulation qui tournent tous au rouge en même temps.
- Il est midi, j’ai faim, décréta Véro.
- Tu vois bien que nous sommes pris au milieu d’un embouteillage ; la circulation va peut-être s’améliorer pendant l’heure du repas. Ce n’est pas le temps d’arrêter.
Véro ouvrit une autre cannette de bière dont la moitié se vida sur elle quand je dus freiner brusquement pour éviter la charrette d’un paysan. Je vous passe la ribambelle de jurons. Véro mangea un sac de chips et exigea que nous arrêtions pour qu’elle débarrasse son short des miettes qui y étaient tombées. Elle en profita pour pisser, les fesses à l’air sur le bord de la route dans un pays où la vue d’une cuisse provoque une émeute. Elle réclama mon mouchoir pour s’essuyer et remonta en maudissant les déchets qui jonchaient les champs tout autour. La chaleur eut bientôt raison d’elle et elle s’endormit. À vrai dire, ce jour-là, c’est ainsi que je la préférais.
Au-delà d’Hermosillo, la route devient étroite et sinueuse. Véro se réveilla quand je dus faire un détour par l’accotement pour éviter un énorme trou dans la chaussée.
- On arrive bientôt ?
- Encore une heure. On sera arrivés pour le coucher du soleil sur la mer.
- Et on mangera ?
- Le meilleur cevice de ta vie, directement sur le port.
- En tout cas si ta cabane n’est pas propre, je rentre.
- Comment ?
- Ne me fais pas ch….
Au moment où nous quittions la route principale pour emprunter la départementale qui descend sur San Carlos, Véro eut l’heureuse idée d’allumer la radio. En réalité, je ne me souvenais pas que le trajet fut aussi long. Les airs de musique norteña firent patienter Véro jusqu’à l’arrivée. Elle voulait aller voir la cabane tout de suite, mais j’insistai pour que nous allions plutôt manger : de toutes manières, le soleil ne nous avait pas attendus pour se coucher. Je partis donc à la recherche du restaurant où j’avais mangé ce fameux cevice des années plus tôt. Après quinze minutes à parcourir les rues adjacentes au port, je dus me rendre à l’évidence : le restaurant n’existait plus.
- Pour un type qui « connaît l’endroit », tu m’impressionnes…
- Écoute, c’était il y a plus de dix ans.
Nous étions en face d’une taqueria.
- On entre ?
- Il y en a des tas chez nous !
- Tu préfères préparer le diner dans la cabane? Nous avons tout ce qu’il faut dans la glacière….
- Entrons.
Pas fameux comme repas : même bien faits, des tacos demeurent des tacos. Véro aurait mieux fait de les commander au poisson, comme moi ; nous étions en bord de mer. Elle toucha à peine aux siens qui étaient au porc, sous prétexte que l’endroit n’était pas propre.
- Avec la bière, on ne se trompe pas. Ils ne peuvent pas la contaminer…
Ce sur quoi elle en commanda une autre qui la rendit carrément morose. L’agence immobilière de qui j’avais loué la casita avait son bureau tout près. Je laissai Véro en tête à tête avec sa TECATE pendant que je partis récupérer la clé et payer le solde du coût de location. Le préposé m’accueillit en me déclarant sur un ton désagréable qu’il m’attendait : quelle idée d’arriver si tard !
- Vous m’avez pourtant confirmé que vous ne fermez qu’à 22 heures !
- Oui, mais c’est une mauvaise journée, et je voulais rentrer à la maison plus tôt.
- Ce n’est pas une journée extraordinaire pour moi non plus. Alors faisons vite : je vous dois combien ?
- Ce sera moins cher que prévu : je vous fais un rabais car la muchacha n’est pas venue travailler aujourd’hui. Le ménage n’a donc pas été fait. Je vous donne tout de suite des draps et des serviettes propres et je vous donne un plan pour trouver la maison…
Je ne l’écoutais plus. Les yeux fermés, je voyais Véro, vadrouille à la main, hésitant entre l’envie de me frapper et celle de commencer à astiquer un endroit qui ne l’avait jamais été.
Des stations-service malpropres, quelques motels miteux, des restaurants crasseux, puis la muraille apparut, surmontée de fils barbelés. Un mur d’acier, rouillé sur toute sa longueur, de Juarez jusqu’ici.
Il fallait le longer sur deux kilomètres ; à l’approche du poste frontalier, une demi-douzaine des roulottes alignées, surmontées de panneaux-réclame aux couleurs délavées, vous invitaient à souscrire des SEGUROS. On ne peut pas entrer au Mexique sans avoir acheté une police d’assurance émise par un assureur local. Inutile de magasiner : le tarif est le même, une escroquerie, d’un établissement à l’autre.
- Je ne t’accompagne pas : ces endroits ont l’air crottés !
Quand je revins vers ma vieille Chevrolet, elle empestait la bière. Véro avait entamé sa deuxième cannette et l’effet s’entendait.
- Tu n’as même pas été foutu de nettoyer ta bagnole en prévision de ce « voyage de noces »: il y a de la poussière partout !
Ce weekend à San Carlos était mon idée, notre premier voyage ensemble : une maisonnette directement sur la plage, 350$ par semaine tout compris,. Il aurait été plus commode que nous soyons amoureux, mais nous ne l’étions pas. Ce qui n’empêchait pas Véro de réclamer son dû aux deux ou trois jours.
Véro vivait du loyer que je lui payais et de la maigre pension que lui versait son ex-mari. Il lui avait laissé l’usage de la maison, qu’ils avaient appelée leur « ranch » aussi longtemps qu’ils s’étaient aimés. C’était avant que l’éclatement de la bulle immobilière ne vide les alentours ; tout autour de chez Véro, des bungalows abandonnés comme ceux que j’avais essayé de vendre. Le gazon brûlé des terrains voisins, parsemés de détritus apportés par le vent, donnait au quartier une allure de village fantôme. Véro ne pouvait s’empêcher de faire quotidiennement la tournée du voisinage avec un sac vert pour redonner un peu de dignité à son environnement : elle ne tolérait la saleté sous aucune forme.
Le passage de la frontière se fait toujours plus facilement vers le Mexique qu’en sens inverse.
Pendant que la file de voitures avançait vers le poste de douanes, je réfléchissais au genre de travail que je pourrais trouver. Ce ne serait pas facile, dans le contexte. Puis je m’efforçai de penser à autre chose : convaincu qu’un changement de décor me ferait du bien, même si j’allais revenir de ce voyage fauché.
Véro sortit de sa torpeur pour me lancer :
- J’espère que l’eau de la mer sera chaude!
- T’en fais pas, je connais l’endroit.
- Et que ta cabane de location sera propre !
À cette remarque, je décidai de ne pas répondre. Chez elle, Véro passait son temps à épousseter, balayer et récurer. J’avais dû insister pour que ma chambre soit hors limites de sa phobie de la saleté. Je n’y peux rien, je n’aime pas me coucher dans un lit qui a été fait ni que l’on ramasse les vêtements que je laisse à la traine. Et ne vous demandez pas pourquoi : ma mère souffrait du même mal que Véro, en plus vilain.
Au Sud de Nogales, l’autoroute pique droit vers le sud et Hermosillo. Il faut être patient pour traverser la ville un samedi: les blindés de l’armée (on a renvoyé ou emprisonné tous les policiers) stationnés de travers, les vendeurs ambulants, une procession à une quelconque sainte, et les feux de circulation qui tournent tous au rouge en même temps.
- Il est midi, j’ai faim, décréta Véro.
- Tu vois bien que nous sommes pris au milieu d’un embouteillage ; la circulation va peut-être s’améliorer pendant l’heure du repas. Ce n’est pas le temps d’arrêter.
Véro ouvrit une autre cannette de bière dont la moitié se vida sur elle quand je dus freiner brusquement pour éviter la charrette d’un paysan. Je vous passe la ribambelle de jurons. Véro mangea un sac de chips et exigea que nous arrêtions pour qu’elle débarrasse son short des miettes qui y étaient tombées. Elle en profita pour pisser, les fesses à l’air sur le bord de la route dans un pays où la vue d’une cuisse provoque une émeute. Elle réclama mon mouchoir pour s’essuyer et remonta en maudissant les déchets qui jonchaient les champs tout autour. La chaleur eut bientôt raison d’elle et elle s’endormit. À vrai dire, ce jour-là, c’est ainsi que je la préférais.
Au-delà d’Hermosillo, la route devient étroite et sinueuse. Véro se réveilla quand je dus faire un détour par l’accotement pour éviter un énorme trou dans la chaussée.
- On arrive bientôt ?
- Encore une heure. On sera arrivés pour le coucher du soleil sur la mer.
- Et on mangera ?
- Le meilleur cevice de ta vie, directement sur le port.
- En tout cas si ta cabane n’est pas propre, je rentre.
- Comment ?
- Ne me fais pas ch….
Au moment où nous quittions la route principale pour emprunter la départementale qui descend sur San Carlos, Véro eut l’heureuse idée d’allumer la radio. En réalité, je ne me souvenais pas que le trajet fut aussi long. Les airs de musique norteña firent patienter Véro jusqu’à l’arrivée. Elle voulait aller voir la cabane tout de suite, mais j’insistai pour que nous allions plutôt manger : de toutes manières, le soleil ne nous avait pas attendus pour se coucher. Je partis donc à la recherche du restaurant où j’avais mangé ce fameux cevice des années plus tôt. Après quinze minutes à parcourir les rues adjacentes au port, je dus me rendre à l’évidence : le restaurant n’existait plus.
- Pour un type qui « connaît l’endroit », tu m’impressionnes…
- Écoute, c’était il y a plus de dix ans.
Nous étions en face d’une taqueria.
- On entre ?
- Il y en a des tas chez nous !
- Tu préfères préparer le diner dans la cabane? Nous avons tout ce qu’il faut dans la glacière….
- Entrons.
Pas fameux comme repas : même bien faits, des tacos demeurent des tacos. Véro aurait mieux fait de les commander au poisson, comme moi ; nous étions en bord de mer. Elle toucha à peine aux siens qui étaient au porc, sous prétexte que l’endroit n’était pas propre.
- Avec la bière, on ne se trompe pas. Ils ne peuvent pas la contaminer…
Ce sur quoi elle en commanda une autre qui la rendit carrément morose. L’agence immobilière de qui j’avais loué la casita avait son bureau tout près. Je laissai Véro en tête à tête avec sa TECATE pendant que je partis récupérer la clé et payer le solde du coût de location. Le préposé m’accueillit en me déclarant sur un ton désagréable qu’il m’attendait : quelle idée d’arriver si tard !
- Vous m’avez pourtant confirmé que vous ne fermez qu’à 22 heures !
- Oui, mais c’est une mauvaise journée, et je voulais rentrer à la maison plus tôt.
- Ce n’est pas une journée extraordinaire pour moi non plus. Alors faisons vite : je vous dois combien ?
- Ce sera moins cher que prévu : je vous fais un rabais car la muchacha n’est pas venue travailler aujourd’hui. Le ménage n’a donc pas été fait. Je vous donne tout de suite des draps et des serviettes propres et je vous donne un plan pour trouver la maison…
Je ne l’écoutais plus. Les yeux fermés, je voyais Véro, vadrouille à la main, hésitant entre l’envie de me frapper et celle de commencer à astiquer un endroit qui ne l’avait jamais été.