Tom Buron
Berceuse de Tanger
I have no house only a shadow.
But whenever you are in need of a shadow, my shadow is yours
Malcolm Lowry
Juste en dessous du soleil, la cité s’entrouvre dans une odeur de sucre sur une foule d’oisifs occupés à siroter des thés à la menthe sous la tonnelle jaunâtre du Café Central, captifs volontaires d’une certaine ataraxie de coriandre et de fleur d’oranger, attablés comme sur une carte postale devant quelques gamins se faisant passer le ballon et d’innombrables vendeurs à la sauvette alpaguant de vulgaires agités du smartphone.
Juste en dessous du soleil, la cité s’entrouvre dans une odeur de sucre sur une foule d’oisifs occupés à siroter des thés à la menthe sous la tonnelle jaunâtre du Café Central, captifs volontaires d’une certaine ataraxie de coriandre et de fleur d’oranger, attablés comme sur une carte postale devant quelques gamins se faisant passer le ballon et d’innombrables vendeurs à la sauvette alpaguant de vulgaires agités du smartphone.
Médina, perspective d’un œil d’opium dans les ténèbres, d’une journée à hanter les terrasses de paix... Médina ! Figurine tragique de nos tentatives désespérées de récupération des neiges d’antan. Les cocktails de la jet-set tangéroise des sixties pour l’un et la figure de Garibaldi, imperturbable, affairé à ses mémoires pour l’autre pendent telles des cathédrales au dessus des bourgeons de la ville, si bien que l’on dirait un immense théâtre.
Je déambule en pantin affamé à la recherche d’un baiser d’ange, à la manière d’un mutilé de guerre qui cherche le Salut, au lieu de quoi je trouve peut-être un peu de réconfort dans les conversations nonchalantes de la salle aux quatre sièges, embusquée sous un grenier de fortune étouffé de vieilleries, là ou venait coucher en d’autres temps un écrivain rifain damné, en face de l’Hôtel Maram. Dine y fait des va et vient pour y récupérer un thé et s’asseoir à sa réception devant une clochette de comptoir -- ça crache dans le sebsi pour rendre les boulettes de braise à la rue. J’y coule des jours tranquilles, câliné tantôt par la mer et tantôt par l’Océan, à me réfugier dans un temps qui n’est ni tout à fait mien, ni tout à fait celui du Tanger de la Zone Internationale, de ses artistes et de ses bandits. La regarder essayer vainement de ressembler à ce qu’elle doit ressembler me détache complètement de ma propre course vers de prétendus cieux plus aimables de l’adolescence. C’est d’un ravissement quand, au rythme des bleus électriques et des labyrinthes, je ne sais plus vraiment si je suis entrain de marcher dans Tanger ou dans la représentation de Tanger.
J’y pénètre quelques temps pour m’accorder aux notes délicates des fêtes abandonnées avec tendresse -- malgré tous les baratins métaphysiques, si je fais de ma patrie poussiéreuse un cocon utérin, le petit Socco tient dans la parabole du vagin, mais de ceux que l’on oublie pas, de ceux qui viennent vous hanter des années après ; ces sables mouvant féminins dont l’on sort avec une cicatrice agréable que l’on aime à épier en cachette, à gratter avec délicatesse. J’ai aimé songer à y faire mon nid dans les angoisses saugrenues de la route, quand l’Andalousie esquive l’Aurore, au contact de mon sac de couchage liquoreux, sur les pages d’une carte des vins en Toscane. La petite Anissa, qui porte vraisemblablement un autre nom dans la vie civile, enveloppe les tours et détours des amours égarés et panse en d’aimables heures la plaie béante des calcinés de la joie, des nostalgiques par évidence, des rictussards des vanités... En a-t-elle vu des tas de regards, des passagers, de ce genre d’hommes touristes à eux même, sur ce navire curieux qu’est Tanger.
- La française sent le savon de Marseille mêlé au café, lui dis-je avec d’amples gestes, quelque chose de rassurant et maternel, mais toi petite femme, douce berceuse du détroit, tu es comme un flamboyant gâteau de semoule et d’amandes, tu vois ? Tapie là derrière ce parfum d’huile de menthe et de méditerranée, quelque chose qui ne déplairait pas aux démiurges...
Elle plaisante face à mon air de nigaud blasé puis se lève. Elle ne comprend pas tout ce je bafouille -- et grand bien nous en fasse, c’est un délice que d’être auprès d’une femme qui ne tient pas de comptes -- car comme la plupart des jeunes tangérois, exilés des plaines du Rif pour trouver du change, elle pratique surtout l’anglais, au mieux un brin d’espagnolades. L’épopée va se mesurer à la longueur d’une cigarette. Taille de guêpe et deux grandes joues brunes à-rendre-dingue perchées dessous le dos, un drap de soie noire sans bornes pour chevelure, du genre à consoler toute une troupe de marins groggys, et une simplicité déconcertante face au vacarme de la vie. Peut-être est-ce ce cette beauté simple, après tout, qui la rend si joyeuse par naissance ? Ne symbolise-t-elle pas l’opulence vers laquelle un homme se tourne après une nouvelle bataille perdue ? Elle se met à rire quand elle enfile sa petite culotte — que vienne le charme de l’élastique contre son cul rebondi et, déjà, elle est d’allure.
- Toi alors... Tu es mignon... Mais il faut que tu arrêtes le kif avec les vieux, au matin... Je dois m’en aller. Take care !
Sur quoi elle claque la porte et ses pas de panthère se font entendre sur les marches de bois tandis que je peste d’un « Ne me cause pas en briton, merde ! ». Elle est déjà bien loin et je suis presque dans le café et les causeries du monde moderne. Je ne suis pas un acharné du kif, seulement, j’aime la discussion. L’imaginé-je redescendre la rue de la Marine puis traverser la Route de la plage, sauter de roches en roches pour finalement entrer dans l’Océan et se perdre dans les flux capricieux de la marée...
Affranchi d’une diligence de soucis, je n’ai pas mieux à faire que marcher dans ce dédale à écouter la symphonie du sirocco, à m’asseoir sur un siège de café pour y déguster une pâtisserie ou un thé, manger des pastillas au pigeon puis suivre les dingues du haschich ; oh les félidés roublards, le soir, du côté de la Kasbah... Tout de même, j’apprécie m’installer au snack du Cinéma Rif, et puis au Café Hafa, après avoir atteint Marshan à pieds, y admirer le delta, calé comme un prince en chemisette et en lunettes noires sur la terrasse blanche à flanc de falaise. Dans ce croisement, et bien que l’Europe se détache au loin, je me demande niaisement « N’ai-je pas réussi à attraper un morceau de ce vide bienfaisant propre à la flotte ? » et oh, rien que la flotte partout, de la flotte encore, sur tous les angles et sous toutes les coutures avant une énième gorgée de ce thé fumant.
Un matin, je descends les marches de l’hôtel afin de rejoindre sur leurs bancs d’en face les anciens à sebsi -- ces longues pipes, me dis-je, sont comme une extension de leur domaine corporel, une prothèse à rêveries -- et d’y tailler un peu le bout de gras pour commencer la journée. A peine ai-je passé la haute porte en fonte que je me trouve devant un jeune rifain aux longs cils, visiblement contrarié, qui me demande après Anissa dans un anglais approximatif et avec une précipitation qui n’arrange rien. J’apprends que c’est le fils d’un commerçant et le promis de la belle. Qu’il a su par Saïd -- ce filou de vendeur de maâjoun qui officie sur le rond point du 9 avril au couchant --qu’elle passe régulièrement par ici visiter un voyageur francaoui et, d’évidence, nul besoin de chercher très loin pour me trouver.
« Duel toi et moi demain lever du soleil Corniche Merkala... Wah ? Fehmtini ? »
J’eus l’envie brusque de coller mon front au sien puis de lui passer l’accolade.
Ne venait-il pas de me faire la plus belle déclaration d’honneur et de respect qu’aucun humain ne m’avait jamais offert ?
(Tanger, Mai 2017)
Je déambule en pantin affamé à la recherche d’un baiser d’ange, à la manière d’un mutilé de guerre qui cherche le Salut, au lieu de quoi je trouve peut-être un peu de réconfort dans les conversations nonchalantes de la salle aux quatre sièges, embusquée sous un grenier de fortune étouffé de vieilleries, là ou venait coucher en d’autres temps un écrivain rifain damné, en face de l’Hôtel Maram. Dine y fait des va et vient pour y récupérer un thé et s’asseoir à sa réception devant une clochette de comptoir -- ça crache dans le sebsi pour rendre les boulettes de braise à la rue. J’y coule des jours tranquilles, câliné tantôt par la mer et tantôt par l’Océan, à me réfugier dans un temps qui n’est ni tout à fait mien, ni tout à fait celui du Tanger de la Zone Internationale, de ses artistes et de ses bandits. La regarder essayer vainement de ressembler à ce qu’elle doit ressembler me détache complètement de ma propre course vers de prétendus cieux plus aimables de l’adolescence. C’est d’un ravissement quand, au rythme des bleus électriques et des labyrinthes, je ne sais plus vraiment si je suis entrain de marcher dans Tanger ou dans la représentation de Tanger.
J’y pénètre quelques temps pour m’accorder aux notes délicates des fêtes abandonnées avec tendresse -- malgré tous les baratins métaphysiques, si je fais de ma patrie poussiéreuse un cocon utérin, le petit Socco tient dans la parabole du vagin, mais de ceux que l’on oublie pas, de ceux qui viennent vous hanter des années après ; ces sables mouvant féminins dont l’on sort avec une cicatrice agréable que l’on aime à épier en cachette, à gratter avec délicatesse. J’ai aimé songer à y faire mon nid dans les angoisses saugrenues de la route, quand l’Andalousie esquive l’Aurore, au contact de mon sac de couchage liquoreux, sur les pages d’une carte des vins en Toscane. La petite Anissa, qui porte vraisemblablement un autre nom dans la vie civile, enveloppe les tours et détours des amours égarés et panse en d’aimables heures la plaie béante des calcinés de la joie, des nostalgiques par évidence, des rictussards des vanités... En a-t-elle vu des tas de regards, des passagers, de ce genre d’hommes touristes à eux même, sur ce navire curieux qu’est Tanger.
- La française sent le savon de Marseille mêlé au café, lui dis-je avec d’amples gestes, quelque chose de rassurant et maternel, mais toi petite femme, douce berceuse du détroit, tu es comme un flamboyant gâteau de semoule et d’amandes, tu vois ? Tapie là derrière ce parfum d’huile de menthe et de méditerranée, quelque chose qui ne déplairait pas aux démiurges...
Elle plaisante face à mon air de nigaud blasé puis se lève. Elle ne comprend pas tout ce je bafouille -- et grand bien nous en fasse, c’est un délice que d’être auprès d’une femme qui ne tient pas de comptes -- car comme la plupart des jeunes tangérois, exilés des plaines du Rif pour trouver du change, elle pratique surtout l’anglais, au mieux un brin d’espagnolades. L’épopée va se mesurer à la longueur d’une cigarette. Taille de guêpe et deux grandes joues brunes à-rendre-dingue perchées dessous le dos, un drap de soie noire sans bornes pour chevelure, du genre à consoler toute une troupe de marins groggys, et une simplicité déconcertante face au vacarme de la vie. Peut-être est-ce ce cette beauté simple, après tout, qui la rend si joyeuse par naissance ? Ne symbolise-t-elle pas l’opulence vers laquelle un homme se tourne après une nouvelle bataille perdue ? Elle se met à rire quand elle enfile sa petite culotte — que vienne le charme de l’élastique contre son cul rebondi et, déjà, elle est d’allure.
- Toi alors... Tu es mignon... Mais il faut que tu arrêtes le kif avec les vieux, au matin... Je dois m’en aller. Take care !
Sur quoi elle claque la porte et ses pas de panthère se font entendre sur les marches de bois tandis que je peste d’un « Ne me cause pas en briton, merde ! ». Elle est déjà bien loin et je suis presque dans le café et les causeries du monde moderne. Je ne suis pas un acharné du kif, seulement, j’aime la discussion. L’imaginé-je redescendre la rue de la Marine puis traverser la Route de la plage, sauter de roches en roches pour finalement entrer dans l’Océan et se perdre dans les flux capricieux de la marée...
Affranchi d’une diligence de soucis, je n’ai pas mieux à faire que marcher dans ce dédale à écouter la symphonie du sirocco, à m’asseoir sur un siège de café pour y déguster une pâtisserie ou un thé, manger des pastillas au pigeon puis suivre les dingues du haschich ; oh les félidés roublards, le soir, du côté de la Kasbah... Tout de même, j’apprécie m’installer au snack du Cinéma Rif, et puis au Café Hafa, après avoir atteint Marshan à pieds, y admirer le delta, calé comme un prince en chemisette et en lunettes noires sur la terrasse blanche à flanc de falaise. Dans ce croisement, et bien que l’Europe se détache au loin, je me demande niaisement « N’ai-je pas réussi à attraper un morceau de ce vide bienfaisant propre à la flotte ? » et oh, rien que la flotte partout, de la flotte encore, sur tous les angles et sous toutes les coutures avant une énième gorgée de ce thé fumant.
Un matin, je descends les marches de l’hôtel afin de rejoindre sur leurs bancs d’en face les anciens à sebsi -- ces longues pipes, me dis-je, sont comme une extension de leur domaine corporel, une prothèse à rêveries -- et d’y tailler un peu le bout de gras pour commencer la journée. A peine ai-je passé la haute porte en fonte que je me trouve devant un jeune rifain aux longs cils, visiblement contrarié, qui me demande après Anissa dans un anglais approximatif et avec une précipitation qui n’arrange rien. J’apprends que c’est le fils d’un commerçant et le promis de la belle. Qu’il a su par Saïd -- ce filou de vendeur de maâjoun qui officie sur le rond point du 9 avril au couchant --qu’elle passe régulièrement par ici visiter un voyageur francaoui et, d’évidence, nul besoin de chercher très loin pour me trouver.
« Duel toi et moi demain lever du soleil Corniche Merkala... Wah ? Fehmtini ? »
J’eus l’envie brusque de coller mon front au sien puis de lui passer l’accolade.
Ne venait-il pas de me faire la plus belle déclaration d’honneur et de respect qu’aucun humain ne m’avait jamais offert ?
(Tanger, Mai 2017)