Roland Goeller
Les pigeons
Le Passage de Verdun fait la transition entre les vitrines richement décorées de la rue Ste-Catherine et le Cours du Chapeau-Rouge qui se déploie en une large perspective depuis le Grand-Théâtre jusqu’aux quais. Sa verrière rappelle la galerie St-Hubert de Bruxelles. J’ai rendez-vous et je suis en avance.
Ma cheville à peine remise reste sensible et je cherche un banc où m’asseoir. Aussitôt le lacet défait, le pied éprouve une dilatation bienfaisante. Le moi se réfugie, non pas dans le cortex ou les points de croisement du système neuro-végétatif, mais là où s’exercent les contraintes, comme une vague qui remplit les creux entre les rochers. Le moi se déplace au gré des humeurs.
Il est midi. Les citadins se retrouvent dans le triangle compris entre les Quinconces, Pey-Berland et la Bourse. Le banc est adossé à une rangée d’immeubles de pierres de taille comme il n’en existe qu’à Bordeaux. Du regard, j’embrasse le portique du Grand-Théâtre et la place qui s’étend jusqu’au palace Régina. Ma cheville soulagée libère le moi qui s'imprègne de l’atmosphère des lieux. S'il venait un quidam armé d'un journal sportif et d'un sandwich graisseux, je lui dirais très égoïstement que j’attends quelqu’un. A l’extrémité du cours apparaît un segment du Port de la Demi-lune où mouille un yacht à sept ponts immatriculé à Nassau. Des touristes remontent le cours, les tramways déplient leurs anneaux dans le virage, les voitures avancent par soubresauts, les citadins d’un pas cadencé arpentent les grands pavés monolithes, et les pigeons ne cessent de hocher leurs becs pointus comme s’ils approuvaient sans réserve le spectacle environnant.
Mon regard est attiré par un homme de l’autre côté de la place. Il avance à petits pas. Il pose un pied devant l’autre avec la concentration des enfants lorsqu’ils s’approchent d’un adulte avec l'intention de le surprendre. L’homme cependant n’a plus rien de l’agilité des enfants, il est voûté et, d’une main, semble écarter d’invisibles obstacles. Dans sa proximité, il se forme un ralentissement. Combien de décennies me séparent-elles de lui ? Mauvais joueur, je fais un arrondi à la décennie supérieure. Plongé dans ses pensées, le vieil homme marche en s’aidant d’une canne. Les passants le contournent à vive allure, selon des trajectoires rendues compliquées par le nombre et la précipitation. Seul le vieil homme se déplace en ligne droite, peut-être à cause de sa lenteur. De sa main libre, à intervalles réguliers, il prélève dans sa poche des petits bouts de pain qu’il répand autour de lui. Il les répand dans les interstices des flots de passants. Aussitôt, par dizaines, les pigeons sautillent sous ses regards attentifs. Habiles, ils partagent avec les gens pressés l’habitude des trajectoires compliquées. Le vieil homme porte un imperméable blanc. La voûte de son dos en laisse traîner les pans à quelques centimètres du sol, comme si les poches étaient lestées de cailloux. Lorsqu’il se baisse, les bords traînent par terre et se couvrent de poussière. Parfois, il croise les bras dans son dos et cela en accentue encore la voûte. Où l’homme âgé a-t-il l’intention de se rendre ? Sans doute est-il sorti d’un immeuble situé quelques coudées en amont. Il aura voulu faire un petit tour à proximité de la place et s’en revenir chez lui, pour mieux savourer les multiples dangers auxquels tout citadin s’expose. Ainsi penché, qui peut-il apercevoir ? Son regard forme avec le sol un angle d’une trentaine de degrés. L’inclinaison est trop accentuée pour lui permettre d’anticiper les obstacles lointains mais il avance à petite allure, devenant lui-même un obstacle que la foule contourne. Quelles sont les pensées d’un homme à qui il ne reste du monde qu’une vision réduite à l’intersection du cône de son regard avec le sol ? Il met à profit les arrêts que lui impose sa faible mobilité pour extraire de sa poche des miettes de pain et les distribuer généreusement aux pigeons, lesquels se précipitent pour ne pas en perdre une. L’imperméable semble servir au transport des quignons de pain. Lorsqu’il quitte sa chambre, les poches remplies, le but secret du vieil homme consiste à s’assurer de la fidélité des pigeons et de la permanence des choses. Leur sautillement aléatoire lui est un signe. De ses contemporains, il n’aperçoit que les pieds, lesquels suivent des trajectoires semblables à celles des gallinacées dans une basse-cour affolée par un renard. Sans doute le vieil homme a-t-il besoin d’une preuve quotidienne de cette agitation urbaine, pour ne pas considérer comme perdues toutes les années de sa vie précisément consacrée à cette agitation.
Et les pigeons, de qui observent-ils le manège ? Je suis bien incapable d’imaginer à quoi pensent les pigeons. Les pensées n'existent pas sans mots, elles leur sont homothétiques. Les sons proférés par les pigeons appartiennent en revanche à d’autres registres. Il y a bien des nuances dans les roucoulements, mais ces derniers constituent-ils pour autant des phrases ou des balbutiements de langage ? Comment déclinent-ils le verbe manger ? Et le verbe voler ? Les pigeons mangent et volent sans intention. Ils sont certes capables de développer des réflexes, mais dans les limites de leurs besoins. Ainsi ont-ils compris qu’en sautillant sans arrêt, ils évitent plus facilement les pieds des passants pressés. Sans doute eut-il été plus simple pour eux d’éviter leur promiscuité, mais ils ont compris qu’une foule de pieds courant en tous sens génère des restes de nourriture dont ils peuvent se régaler. Les pigeons sautillent sur l’asphalte comme les nuées de goélands s’engouffrent dans le sillage des chalutiers. Ils se limitent peut-être à observer le manège de ce genre d’entités dont ils ont compris qu’ils en obtiennent de la nourriture et les humains ne sont qu’une variété d’entités parmi toutes celles qui leur en procurent.
Le vieil homme s’en retourne, les poches vides. Il est épuisé par l’effort quoiqu’il ait parcouru au plus cinq cent mètres depuis son domicile. A ses yeux, le monde s’est réduit peu à peu comme peau de chagrin. Il l’a connu, immense, déraisonnable et fascinant. Il en a parcouru des milliers de lieues. Il en a imaginé bien plus. Dans son esprit et son imagination, le monde a été en expansion plus forte que dans la théorie de la relativité. Puis, un jour, un voile s'est posé sur son regard, lentement. Le monde n’a pas cessé pour autant de se dilater mais il en a éprouvé une sorte d’indifférence. Il a découvert que ses représentations mentales diffèrent considérablement du monde qui éveille en lui des sensations, des émotions et des sentiments. Le monde sensible est toujours beaucoup plus petit que le monde intelligible. Il est à la mesure des organes qui sentent, qui touchent et qui voient. Les organes sensoriels du vieil homme ont progressivement perdu leur acuité. Toute peau de chagrin se rétrécit. Chaque jour en grignote quelques nouveaux centimètres. Celle du vieil homme est parvenue à un degré élevé de rétractation. Il surveille l’endroit par où la vie s’en va. Son regard ne s'éloigne guère du sol désormais. Dans son champ, les gens se réduisent à une paire de jambes, surplombées par un corps dont il ne peut qu’imaginer les formes et l’allure. Regarder ces corps lui coûterait l’effort préalable de se redresser. Il ne se redresse que pour répondre à un touriste perdu, tenté de s’en remettre à sa bonhomie, ou un passant trop pressé s’excusant de l’avoir malencontreusement bousculé. Une interpellation de cette nature lui rappelle qu’il a encore une existence et cela, sans doute, lui procure un certain plaisir. Mais elle ne répond plus à un désir qu’il ait pu concevoir. Le désir nait dans l'attente, le regard accroché à l'horizon. Des femmes, le vieil homme n'aperçoit plus que les jambes qui lui rappellent, non pas les femmes qu’il a désirées, mais qu’il a connu le désir. Les femmes entrent dans le regard des hommes comme elles en sortent, par les jambes. A moins qu’elles ne prennent les jambes à leur cou. Le vieil homme adopte l'attitude des pigeons, attentif à ce qui pourrait venir à lui. Lorsque le désir s’en va, il reste la disponibilité. Le vieil homme est disponible aux témoignages de la vie comme les pigeons le sont à ce qui pourvoit de la nourriture. Il y a, entre eux et lui, une connivence. Peut-être leur donne-t-il à manger pour cette raison.
« A quoi penses-tu ? », me demande Céline. Ses jambes apparaissent dans l’angle mort de mon regard, brunies par le soleil. Je ne l'ai pas entendue venir. « A rien, lui dis-je, je t’attendais. »
Il est midi. Les citadins se retrouvent dans le triangle compris entre les Quinconces, Pey-Berland et la Bourse. Le banc est adossé à une rangée d’immeubles de pierres de taille comme il n’en existe qu’à Bordeaux. Du regard, j’embrasse le portique du Grand-Théâtre et la place qui s’étend jusqu’au palace Régina. Ma cheville soulagée libère le moi qui s'imprègne de l’atmosphère des lieux. S'il venait un quidam armé d'un journal sportif et d'un sandwich graisseux, je lui dirais très égoïstement que j’attends quelqu’un. A l’extrémité du cours apparaît un segment du Port de la Demi-lune où mouille un yacht à sept ponts immatriculé à Nassau. Des touristes remontent le cours, les tramways déplient leurs anneaux dans le virage, les voitures avancent par soubresauts, les citadins d’un pas cadencé arpentent les grands pavés monolithes, et les pigeons ne cessent de hocher leurs becs pointus comme s’ils approuvaient sans réserve le spectacle environnant.
Mon regard est attiré par un homme de l’autre côté de la place. Il avance à petits pas. Il pose un pied devant l’autre avec la concentration des enfants lorsqu’ils s’approchent d’un adulte avec l'intention de le surprendre. L’homme cependant n’a plus rien de l’agilité des enfants, il est voûté et, d’une main, semble écarter d’invisibles obstacles. Dans sa proximité, il se forme un ralentissement. Combien de décennies me séparent-elles de lui ? Mauvais joueur, je fais un arrondi à la décennie supérieure. Plongé dans ses pensées, le vieil homme marche en s’aidant d’une canne. Les passants le contournent à vive allure, selon des trajectoires rendues compliquées par le nombre et la précipitation. Seul le vieil homme se déplace en ligne droite, peut-être à cause de sa lenteur. De sa main libre, à intervalles réguliers, il prélève dans sa poche des petits bouts de pain qu’il répand autour de lui. Il les répand dans les interstices des flots de passants. Aussitôt, par dizaines, les pigeons sautillent sous ses regards attentifs. Habiles, ils partagent avec les gens pressés l’habitude des trajectoires compliquées. Le vieil homme porte un imperméable blanc. La voûte de son dos en laisse traîner les pans à quelques centimètres du sol, comme si les poches étaient lestées de cailloux. Lorsqu’il se baisse, les bords traînent par terre et se couvrent de poussière. Parfois, il croise les bras dans son dos et cela en accentue encore la voûte. Où l’homme âgé a-t-il l’intention de se rendre ? Sans doute est-il sorti d’un immeuble situé quelques coudées en amont. Il aura voulu faire un petit tour à proximité de la place et s’en revenir chez lui, pour mieux savourer les multiples dangers auxquels tout citadin s’expose. Ainsi penché, qui peut-il apercevoir ? Son regard forme avec le sol un angle d’une trentaine de degrés. L’inclinaison est trop accentuée pour lui permettre d’anticiper les obstacles lointains mais il avance à petite allure, devenant lui-même un obstacle que la foule contourne. Quelles sont les pensées d’un homme à qui il ne reste du monde qu’une vision réduite à l’intersection du cône de son regard avec le sol ? Il met à profit les arrêts que lui impose sa faible mobilité pour extraire de sa poche des miettes de pain et les distribuer généreusement aux pigeons, lesquels se précipitent pour ne pas en perdre une. L’imperméable semble servir au transport des quignons de pain. Lorsqu’il quitte sa chambre, les poches remplies, le but secret du vieil homme consiste à s’assurer de la fidélité des pigeons et de la permanence des choses. Leur sautillement aléatoire lui est un signe. De ses contemporains, il n’aperçoit que les pieds, lesquels suivent des trajectoires semblables à celles des gallinacées dans une basse-cour affolée par un renard. Sans doute le vieil homme a-t-il besoin d’une preuve quotidienne de cette agitation urbaine, pour ne pas considérer comme perdues toutes les années de sa vie précisément consacrée à cette agitation.
Et les pigeons, de qui observent-ils le manège ? Je suis bien incapable d’imaginer à quoi pensent les pigeons. Les pensées n'existent pas sans mots, elles leur sont homothétiques. Les sons proférés par les pigeons appartiennent en revanche à d’autres registres. Il y a bien des nuances dans les roucoulements, mais ces derniers constituent-ils pour autant des phrases ou des balbutiements de langage ? Comment déclinent-ils le verbe manger ? Et le verbe voler ? Les pigeons mangent et volent sans intention. Ils sont certes capables de développer des réflexes, mais dans les limites de leurs besoins. Ainsi ont-ils compris qu’en sautillant sans arrêt, ils évitent plus facilement les pieds des passants pressés. Sans doute eut-il été plus simple pour eux d’éviter leur promiscuité, mais ils ont compris qu’une foule de pieds courant en tous sens génère des restes de nourriture dont ils peuvent se régaler. Les pigeons sautillent sur l’asphalte comme les nuées de goélands s’engouffrent dans le sillage des chalutiers. Ils se limitent peut-être à observer le manège de ce genre d’entités dont ils ont compris qu’ils en obtiennent de la nourriture et les humains ne sont qu’une variété d’entités parmi toutes celles qui leur en procurent.
Le vieil homme s’en retourne, les poches vides. Il est épuisé par l’effort quoiqu’il ait parcouru au plus cinq cent mètres depuis son domicile. A ses yeux, le monde s’est réduit peu à peu comme peau de chagrin. Il l’a connu, immense, déraisonnable et fascinant. Il en a parcouru des milliers de lieues. Il en a imaginé bien plus. Dans son esprit et son imagination, le monde a été en expansion plus forte que dans la théorie de la relativité. Puis, un jour, un voile s'est posé sur son regard, lentement. Le monde n’a pas cessé pour autant de se dilater mais il en a éprouvé une sorte d’indifférence. Il a découvert que ses représentations mentales diffèrent considérablement du monde qui éveille en lui des sensations, des émotions et des sentiments. Le monde sensible est toujours beaucoup plus petit que le monde intelligible. Il est à la mesure des organes qui sentent, qui touchent et qui voient. Les organes sensoriels du vieil homme ont progressivement perdu leur acuité. Toute peau de chagrin se rétrécit. Chaque jour en grignote quelques nouveaux centimètres. Celle du vieil homme est parvenue à un degré élevé de rétractation. Il surveille l’endroit par où la vie s’en va. Son regard ne s'éloigne guère du sol désormais. Dans son champ, les gens se réduisent à une paire de jambes, surplombées par un corps dont il ne peut qu’imaginer les formes et l’allure. Regarder ces corps lui coûterait l’effort préalable de se redresser. Il ne se redresse que pour répondre à un touriste perdu, tenté de s’en remettre à sa bonhomie, ou un passant trop pressé s’excusant de l’avoir malencontreusement bousculé. Une interpellation de cette nature lui rappelle qu’il a encore une existence et cela, sans doute, lui procure un certain plaisir. Mais elle ne répond plus à un désir qu’il ait pu concevoir. Le désir nait dans l'attente, le regard accroché à l'horizon. Des femmes, le vieil homme n'aperçoit plus que les jambes qui lui rappellent, non pas les femmes qu’il a désirées, mais qu’il a connu le désir. Les femmes entrent dans le regard des hommes comme elles en sortent, par les jambes. A moins qu’elles ne prennent les jambes à leur cou. Le vieil homme adopte l'attitude des pigeons, attentif à ce qui pourrait venir à lui. Lorsque le désir s’en va, il reste la disponibilité. Le vieil homme est disponible aux témoignages de la vie comme les pigeons le sont à ce qui pourvoit de la nourriture. Il y a, entre eux et lui, une connivence. Peut-être leur donne-t-il à manger pour cette raison.
« A quoi penses-tu ? », me demande Céline. Ses jambes apparaissent dans l’angle mort de mon regard, brunies par le soleil. Je ne l'ai pas entendue venir. « A rien, lui dis-je, je t’attendais. »