Pierre Larsen
Les Ricochets
Arrivé au bord de l’étang, Nelson se baissa pour ramasser un caillou dans l’herbe humide, puis soupira en constatant que sa trouvaille n’était pas assez plate. Dégoter la pierre idéale était son but quotidien, depuis quelques matins – une activité en plein air, pour ne pas rester à l’intérieur, où les hurlements l’inquiétaient. Tous les jours, à l’aube, il entendait son père cogner contre la porte de sa sœur ; celle-ci répondait, puis les deux se mettaient à crier.
« Tu t’occuperas du gamin, aujourd’hui ! »
« Dans tes rêves ! »
« Tu n’es plus une enfant, maintenant ! »
« Trouve-toi une femme, vieux con ! »
Habituellement, leurs accrochages n’excédaient pas dix minutes, mais depuis qu’Agathe était majeure, ils se prolongeaient parfois jusqu’en milieu de matinée. C’était le cas aujourd’hui : l’étang avait beau se situer à trente mètres de la maison, des bribes de hurlements parvenaient tout de même aux oreilles de Nelson. Seul à chercher son caillou, l’enfant n’avait personne à bluffer, et ce fut donc pour lui-même qu’il changea de sujet, en hélant son chien de la voix la plus porteuse que ses six ans lui permettaient.
« Pilou ! Pilou ! »
Ses appels, qui couvrirent les résidus de cris, ne mirent pas longtemps à atteindre les oreilles du petit Jack Russel terrier. Nelson le regarda courir vers lui, les yeux brillants d’amour : ce chien, qui avait le même âge que lui, avait toujours été son antidote contre l’angoisse. Avec le reste de la famille, Pilou était affectueux, mais avec Nelson, c’était autre chose : lorsque son petit maître l’appelait, le chien ne se contentait plus de courir, il sautillait, comme monté sur ressort, comme si sa foulée habituelle ne pouvait suffire à montrer à Nelson qu’entre eux deux, c’était à la vie à la mort.
« Pilou ! » cria Nelson lorsque la bête lui sauta dans les bras. A peine l’avait-il attrapé au vol que l’animal lui lécha frénétiquement le visage.
« Pilou » dit l’enfant en riant de bon cœur. « Arrête, gros dégueulasse ! »
Bien sûr, le chien ne voulut rien entendre, et continua de donner des coups de langues dans le vide, même lorsque Nelson l’eut reposé dans l’herbe.
« Qu’est-ce que tu faisais, mon vieux ? » dit Nelson en s’essuyant le visage du revers de la main.
Soudain attentif, le chien regarda l’enfant.
« Tu avais peur des cris ? »
Oreilles dressées, gueule légèrement penchée, Pilou tentait de déchiffrer les mots.
« Ça va passer, ne t’inquiète pas » dit Nelson en lui caressant la tête.
Le chien, qui avait entière confiance en Nelson, se contenta de cette promesse. Il se mit à courir sur lui-même, tentant d’attraper sa propre queue, puis lorsqu’il fut lassé, il se rendit près de l’enclos des cochons, et les nargua en aboyant.
« Arrête, gros débile » dit Nelson affectueusement. « Viens plutôt m’aider à faire des ricochets ! »
Avant de se remettre à chercher, l’enfant jeta un œil à la maison, juste au moment où sa tante apparaissait sur le porche. Assise dans son fauteuil roulant, elle lui fit un signe de la main, que Nelson lui rendit.
« Coucou, Mémé ! » cria l’enfant.
Jacqueline, qui était sourde et muette, se contenta de continuer à agiter la main, observant l’enfant entre compassion et amusement. De là où elle se tenait, Nelson ressemblait à un épouvantail miniature, avec sa casquette militaire et son K-way trop grand, dont le bas atteignait presque ses bottes de caoutchouc ; de loin, on ne distinguait ni la légère asymétrie de ses traits, ni le coquard qui ornait son œil droit – d’ici, il avait l’air d’un enfant comme un autre, chanceux de grandir loin du chaos urbain.
« Je cherche un caillou ! » cria Nelson avant de recommencer à scruter l’herbe. Jacqueline l’observa encore quelques instants, puis manœuvra son fauteuil et disparut dans la maison.
C’était une matinée typique de l’hiver alpin, et en observant le ciel, Nelson comprit que l’orage ne tarderait pas. Désireux de faire au moins quelques essais avant de rentrer, il accéléra la cadence, se mettant à quatre pattes, genoux et mains dans l’herbe, pour augmenter ses chances de tomber sur la perle rare. Il enfourna dans sa poche quatre pierres raisonnablement plates, mais n’arrêta pas ses recherches pour autant : d’expérience, il savait qu’il était plus agréable d’avoir plusieurs projectiles à lancer d’un coup, plutôt que de devoir interrompre chaque essai pour se remettre à chercher. A ses côtés, comme pour l’aider dans sa quête, Pilou reniflait l’herbe, s’interrompant de temps à autre pour envoyer un coup de langue sur le visage de l’enfant. Concentré, Nelson ne prenait même plus le temps d’essuyer la bave sur ses joues.
« Je vais le trouver, Pilou : je vais le trouver », dit-il, nez dans l’herbe et genoux mouillés. Cette profession de foi à peine prononcée, son souhait se matérialisa : il en eut la certitude à l’instant où ses yeux le rencontrèrent, et son cœur se mit à battre, aussi fort que lorsqu’on lui avait expliqué l’existence de Dieu. C’était un caillou gris et lisse, de la taille de la paume de sa petite main ; aucun défaut, pas la moindre striure ne l’ornait – il semblait former un cercle parfait, aussi plat que l’eau de l’étang un jour d’été. Nelson le saisit d’une main, l’observa sous toutes les coutures, se leva et regarda furtivement alentour, soucieux qu’un pillard n’accourt pour dérober son trésor.
« Tu as vu ça, Pilou ? » dit-il en brandissant sa trouvaille sous le nez du chien. Celui-ci la renifla et, s’apercevant qu’elle n’était pas comestible, s’en alla déféquer à deux pas, entre l’étang et le potager.
« Merci, mon Dieu » murmura solennellement Nelson, yeux fermés et caillou en main, debout au bord de l’étang. Au loin, un coup de tonnerre retentit, et l’enfant ouvrit les yeux, comprenant qu’il ne lui restait guère de temps.
Ignorant les quatre pierres qui attendaient dans sa poche, il avança jusqu’à l’extrême bord de l’eau, et essaya de se rappeler des conseils de son père. Comment fallait-il tenir le caillou ? Entre le majeur et le pouce, index enroulé autour. C’était le geste, le plus important : il fallait trouver le bon angle, lancer le caillou à l’horizontal, et le plat de la pierre devait toucher l’eau en premier. Nelson fit au mieux pour respecter les instructions ; il tint la pierre d’une façon, puis d’une autre, changeant son orientation de quelques millimètres seulement. Après avoir inspiré une grande bouffée d’air et fait un signe de croix, il leva son bras en arrière, le lança en avant et, au dernier moment, ne lâcha pas le caillou. Quel idiot ! pensa-t-il, consterné par les failles de sa propre mémoire. Comme l’autre fois, il avait failli oublier le dernier conseil de son père : il fallait penser à plier les genoux. Cela lui paraissait évident, maintenant qu’il s’en rappelait – la semaine précédente, lorsque son père avait entrepris de lui apprendre les ricochets, c’était ce détail qui l’avait mis hors de lui. « Comment veux-tu que ça marche, si tu ne plies pas les genoux ! » avait crié le paternel, excédé par une heure d’essais ratés. L’enfant avait levé les yeux vers l’homme, dont la moustache même semblait furieuse, à l’unisson avec ses sourcils froncés. Lorsqu’il voyait les autres en faire, les ricochets paraissaient la chose la plus simple au monde, mais dès qu’il fallait s’y mettre, le trop-plein de détails techniques rendait toute concentration difficile : il avait tellement envie de réussir qu’il devait se retenir de ne pas trembler, et cette anxiété avait son rôle à jouer dans ses échecs obstinés. « C’est ta dernière chance » avait ajouté son père avec un sérieux glacial, mais tout aussi lamentablement que les autres fois, le caillou de Nelson avait coulé du premier coup. « Ce n’est pas normal, d’être aussi débile ! » avait explosé son père. « Tu n’arriveras jamais à rien ! » avait-il ajouté en frappant l’enfant au visage. Cette nuit-là, rempli de honte, Nelson s’était juré d’y arriver – cela prendrait le temps qu’il faudrait, mais lui, l’enfant qui ratait toujours tout, était déterminé à devenir le maître des ricochets.
Concentre-toi, pensa-t-il en prenant position une seconde fois, sous un ciel de plus en plus menaçant. Il jeta un œil au loin, vers le porche de la maison, et fut rassuré de voir que personne ne le surveillait. Main entourant parfaitement le caillou de ses rêves, genoux pliés comme il le fallait, il prit son élan et lança le galet magique, qui fendit la grisaille céleste sous les flashs d’une nouvelle explosion, juste au moment où les gouttes commençaient à tomber. Respiration entre parenthèses, Nelson regarda son projectile décrire un arc de cercle bien plus conséquent que celui qu’il avait intenté, puis retomber à la verticale avant de disparaître dans l’étang en un unique plouf, sans avoir effectué le moindre rebond. D’abord incrédule, l’enfant resta quelques secondes immobile, bras ballants, puis se mit à crier.
« Non, non, non ! »
« Pourquoi ? Dieu, pourquoi ? »
« Putain de débile ! Tu n’arriveras jamais à rien ! » conclut-il en se mettant une claque sur la joue, puis il plissa les yeux, ferma ses poings et les secoua dans le vide, ne sachant que faire de sa frustration. Celle-ci muta rapidement en abattement, et l’enfant se laissa tomber à genoux dans l’herbe, qui était déjà devenue boueuse.
« Bon à rien » dit-il en reniflant. Sur ses joues, les larmes se mêlèrent aux gouttes de pluie. Inquiété par l’orage et par la tristesse de son ami, Pilou accourut à ses côtés, et frotta sa tête contre le maigre avant-bras.
« Laisse-moi ! » cria Nelson en repoussant son compagnon. Surpris, celui-ci s’en alla quelques mètres plus loin, et oublia qu’il était vexé lorsqu’une odeur appétissante attira sa truffe. Devant les yeux incrédules de l’enfant, le chien huma l’air quelques secondes, puis renifla l’herbe et, près du potager, tomba nez à nez avec son excrément tout frais. Heureux de sa trouvaille, Pilou remua la queue et avala la crotte en un unique coup de langue.
« Dégueulasse ! » éructa Nelson en se levant. Il envoya son pied dans les côtes du chien qui, occupé à se lécher les babines, ne put éviter le coup. Apeurée, la bête recula de quelques pas, les yeux rivés sur l’enfant.
« C’est pas normal, de bouffer de la merde ! »
« Vilain chien ! »
« Dégueulasse ! »
Comme le chien ne semblait pas le comprendre, Nelson se baissa, l’attrapa à deux mains, se releva et le tint à bout de bras, de manière à lui faire face. La gueule de Pilou se trouva ainsi à quelques centimètres du visage de Nelson.
« Il faut être normal, Pilou, tu comprends ? » expliqua doucement le maître à l’animal. Celui-ci, interprétant mal ce soudain changement de ton, crût qu’il pourrait se faire pardonner à sa manière habituelle, et envoya un grand coup de langue sur la joue de Nelson, qui poussa un cri de dégoût et jeta de toutes ses forces le petit corps poilu. Pilou laissa échapper un glapissement en atterrissant dans la boue, sur le flanc, à l’endroit même où se trouvaient les restes de sa déjection. Aussitôt assailli par la culpabilité, Nelson courut vers le corps du chien, glissa en arrière et tomba fesses dans la boue. Le choc le sonna légèrement, et ce ne fut qu’en se relevant qu’il réalisa qu’une voix grave et lointaine était en train de l’appeler.
« Nelson ! Rentre à la maison ! » beuglait son père, du porche de la maison, à travers un épais rideau de pluie.
« Bougre de con ! » dit l’homme lorsque l’enfant atteignit le porche, trempé, couvert de boue de la tête aux pieds, et suivi d’un Pilou en aussi mauvais état. « Tu n’avais pas vu qu’il pleuvait ? » ajouta son père en lui mettant une claque. Penaud, Nelson ne trouva rien à répondre : intérieurement, il était surtout content que son chien aille bien.
« Rentre te sécher » cria encore son père, ordre que Nelson ne se fit pas prier pour exécuter. A l’intérieur de la maison en bois, il fit face à sa tante Jacqueline, qui de sa chaise roulante lui tendit une serviette sèche.
« Merci, Mémé » dit Nelson d’une petite voix.
« Ce n’est pas à toi de l’aider ! » cria son père en direction de Jacqueline ; puis, tournant sa tête vers les escaliers, le grand moustachu hurla plusieurs fois après sa fille.
« Agathe ! Descends tout de suite ! »
« Viens t’occuper du gamin, nom de Dieu ! »
« Si tu ne viens pas, c’est moi qui vais monter ! »
Les yeux tournés vers les escaliers, Jacqueline, Pilou, Nelson et le père virent d’abord apparaître des pantoufles en moumoute rose, suivies d’un gros jogging violet, lui-même surmonté d’un t-shirt à l’effigie d’un Natif américain, accompagné d’un loup hurlant sous la pleine lune. Trônant au-dessus du col du t-shirt, les traits légèrement asymétriques d’Agathe n’exprimaient qu’abrutissement et irritation. Mâchouillant son chewing-gum, cheveux en couettes et casque de baladeur aux oreilles, elle regarda un par un les membres de la famille, puis s’adressa à son père.
« Qu’est-ce que tu me veux, encore ? » dit-elle avec dédain.
« Ce débile de Nelson a encore fait des siennes ! » cria son père.
« Rien à foutre ! » hurla Agathe en remontant les escaliers. Presque arrivée à l’étage, elle sembla changer d’avis, et se retourna.
« Et toi Mémé, fais quelque chose, bon Dieu ! » cria-t-elle à Jacqueline avant de retourner dans sa chambre. Sa porte fit trembler les murs de la maison en claquant, et son père y cogna sans relâche tout le reste de la matinée.