René Battut
Et si c’était lui…
« - Vous cherchez quelque chose ? Il s’amuse du vœu de rencontrer des représentants de sa communauté. Il n’en reste de nos jours qu’une centaine, sur les 15000 qu’elle comptait en 1950, bougonne-t-il ».
Jules Crétois. A la recherche des derniers juifs de Fès. Jeune Afrique. 17 mai 2018.
Comme tous les jours, monsieur Mamane se tenait devant son agence, en conversation avec quelques amis.
Le jeune homme s’était arrêté devant la vitrine, observant du coin de l’oeil ce personnage exubérant, dont l’ampleur de la voix et des gestes tranchait sur la retenue de ses interlocuteurs. Mais cet homme si théâtral était tombé, une fois son public reparti, dans une sorte d’absence, le regard fixé sur un point lointain, au-delà des palmiers de la promenade…
Il s’était alors retourné :
- Vous faites du tourisme au Maroc, monsieur ?
C’était une question de gendarme, aussi brusque que celle de ce motard qui l’avait verbalisé la veille, pour un excès de vitesse dans la descente en lacets d’Immouzer du Kandar…
- Non, je travaille ici. Je suis professeur au lycée mixte… Pour le moment, je suis à l’hôtel et je cherche une location.
Malgré le T-shirt, le jean, les boots, la boucle d’oreille, le tatouage, le seul nom du lycée avait opéré sur le visage de monsieur Mamane un changement subit : un large sourire l’épanouissait maintenant.
- Le lycée mixte ! Vous enseignez au lycée mixte ! Vous avez une sacrée chance ! C’est le meilleur lycée de Fès !
- Je pense que je vais me plaire ici. Cette ville m’est déjà si familière…. J’ai, dans ma classe de première une Andrée Mamane, je suppose qu’elle est de votre famille…
- Vous savez, ici, nous sommes tous plus ou moins parents ou alliés…
- Je sais : les Mamane, les Chetrit, les Dahan, les Monsonego, les Pinto, les Abensour, et, bien sûr, les Azoulay…
- Comment connaissez-vous tous ces noms ? Vous avez de la famille, ici ? Si c’est le cas, je m’étonne qu’on vous ait laissé seul à l’hôtel.
- Non, j’ai lu quelques livres avant de venir, et je me suis promené dans la ville, tout simplement. … Je sais, par exemple où vous habitez : juste en face du Marignan, au dessus de la pharmacie Baja. Je vous ai aperçu derrière votre fenêtre, en prenant un demi à la terrasse. Vous regardiez dans ma direction, avec votre femme ; j’ai même failli vous saluer, comme si nous nous connaissions déjà…
Le « nous » avait fait sursauter Monsieur Mamane, comme piqué par un moustique. Il avait joué quelques secondes avec ses clés, en regardant sa montre :
- Dites-moi en quelques mots ce que vous cherchez.
- En fait, je ne suis pas vraiment fixé. Si vous le permettez, nous allons en parler ensemble, sur votre chemin, jusqu’à votre porte… ou, du moins, jusqu’au Marignan.
Comme tous les midis, la terrasse était bondée.
- Je vous aurais bien invité à prendre un verre, mais toutes les places sont prises, dommage, avait dit le jeune homme, en levant les yeux vers les fenêtres de l’appartement, comme on le fait avant de monter chez des parents ou des amis.
- Excusez-moi, j’ai des invités. Passez demain matin à l’agence.
Il avait aussitôt traversé la rue, sans se retourner. En claudiquant, car il boitait.
xxx
- Je vous préviens…, dit-il, en ouvrant la portière… Oui, je vous préviens : cette sortie sera vraiment la dernière !… Vous me faites perdre mon temps ! Je me demande ce que vous cherchez, à la fin ! J’en ai assez de vous voir tous les jours venir vous incruster dans mon bureau ! Je ne suis pas votre… votre…votre…
Il rougit : le mot « père » avait failli jaillir dans sa colère.
-… Pourquoi n’êtes-vous pas allé à l’accueil, au consulat, comme les autres ? Vous seriez installé depuis longtemps, et vous vous seriez fait déjà beaucoup de relations parmi vos compatriotes !
- Ce n’est pas vraiment ce que je recherche, vous le savez… Je préfère… Tenez, j’étais l’autre soir chez votre meilleur ami, monsieur Maurice… J’avais l’impression de connaître tous les invités, alors qu’en réalité, je n’en avais rencontré que quelques uns, en votre compagnie. Depuis, je fais souvent le rêve d’une grande porte ouverte sur un salon illuminé. Je me tiens sur le seuil, et j’entends alors mon nom… Oui, je reconnais mon nom… Il circule, de bouche à oreille, jusqu’à une personne qui vous ressemble. Elle me regarde et m’appelle … Un souvenir, plutôt qu’un rêve, en somme, sauf que vous n’étiez pas à la soirée !
- Non, bien sûr, je n’y étais pas !... Et, surtout, je vous rappelle que c’est la dernière fois que je m’occupe de vous ! Et là, vous allez être servi !
Il s’était engagé à toute vitesse dans les cahots et les dédales de ruelles puantes, écartant à grands coups de klaxon les chiens étiques qui se ruaient sur la voiture. A un endroit, des sacs de ciments alignés contre un mur en construction réduisaient le passage à la largeur du véhicule. Il faillit les renverser, sous les imprécations du maçon, un homme noir, qui les menaça en agitant sa truelle.
- Je vois que le quartier Bensouda vous est très familier, lui aussi…
- Pas plus qu’un autre, pourquoi dites-vous ça ?
- Votre façon de conduire…
- Vous n’appréciez pas ma conduite ? N’ayez pas peur, jeune homme. Vous parlez au plus célèbre pilote de rallyes du Maroc ! J’ai couru avec les Todt, Neyret, Mikkola, Darniche ! Mais ces noms ne vous disent rien, n’est-ce pas ?
- Au contraire, monsieur, ils me parlent : je les connais tous ! J’avais tout de suite reconnu ces photos et ces coupures de journaux dans votre bureau… Et je voulais vous dire aussi que… Vous-même… il me semble avoir déjà entendu parler de vous… J’ai toute une collection de vieux magazines, depuis tout petit, je …
- Moi, je vous dis ceci : taisez-vous ! Vous voulez savoir pourquoi j’ai accéléré ? Tout simplement parce que je suis pressé d’en finir avec vous ! Voilà, c’est dit !
- Je ne vois pas en quoi…
Monsieur Mamane freina brusquement. Il se tourna vers le jeune homme. Celui-ci se tut.
« … C’est de sa faute, depuis le premier jour. Il m’a mis le grappin dessus, tout de suite, et il ne m’a plus lâché ! » Une chose, cependant, le sauvait à ses yeux : ce drôle de zigoto avait vraiment la passion du pays.
… Oui, celui-là parlait de cette ville comme s’il y avait déjà vécu, ou plutôt à la façon de ces jeunes gens venus de France, des Etats-Unis, du Canada ou d’Israël, envoyés en pèlerinage à Fès par leurs parents trop vieux maintenant pour entreprendre le voyage. Les présentations étaient le plus souvent inutiles, tant les ressemblances, même lointaines, lui sautaient aux yeux tout de suite, dès leur apparition dans son bureau : « vous êtes vraiment tout le portrait craché de … » leur disait-il en guise d’accueil. Dès cet instant, la conversation prenait un tour familier. La plupart entraient sans retenue dans son jeu, reprenant le rôle de leurs parents, qui les avaient sans doute préparés depuis longtemps à ces retrouvailles par procuration… Alors les « fantômes » de ses amis perdus de vue, reprenaient corps… Oui, c’était bien eux qu’il retrouvait maintenant, assis en face de lui, tels qu’ils étaient dans leur jeunesse, jusqu’au dernier exode des années 80, quand la communauté s’était vidée de presque toute sa population active… Trente années s’étaient déjà écoulées, et, parmi la centaine de ses derniers représentants, ils n’étaient plus qu’une poignée à tenir encore un commerce dans les avenues du centre-ville.
Oui, l’enthousiasme de ce jeune étranger pour cette ville, et ses manières trop familières ne faisaient qu’accroître ce malaise inexplicable qu’il avait éprouvé dès leur première rencontre. Il s’irritait de voir ses tentatives de séduction auprès de ses proches presque toujours couronnées de succès, avec une facilité qui le déconcertait, « comme si cela allait de soi », sachant qu’il espérait ainsi gagner à travers eux sa propre confiance, à l’amadouer pour qu’il lui ouvre enfin sa porte. Mis dans la confidence, cette idée ne l’aurait même pas effleuré, car tout le monde savait, depuis le drame, que sa sociabilité se limitait désormais aux conversations sur le seuil de l’agence. Cela faisait longtemps qu’il vivait en reclus avec sa femme, ne recevant plus personne, même leurs rares amis, dont aucun ne l’avait cependant lâché, passant outre ses sautes d’humeur, ses colères imprévisibles, ses emportements à propos de tout et de rien, sur les sujets les plus anodins, révélant une susceptibilité à fleur de peau qu’ils ne lui avaient jamais connue avant…
- Montez la vitre ! Cette odeur est insupportable ! Vous faites vraiment tout de travers, vous, même ici !
- C’est aussi ça, pour moi, le charme de Fès, monsieur : les odeurs, toutes les odeurs, pas plus nauséabondes ici que dans le quartier des tanneurs, où les guides promènent les touristes avec des feuilles de menthe dans le nez … Ils me font penser à…
- Des têtes de veaux au marché central ! Oui, des têtes de veaux aux narines bourrées de persil ! Voila ce qu’ils sont, nos touristes, les pauvres !
Ils éclatèrent de rire, d’un même rire. Ensemble. Monsieur Mamane en prit conscience et s’arrêta net.
Le malaise l’avait repris, plus oppressant encore dans l’exiguïté de la voiture, au point de lui faire baisser la vitre. Son passager s’empressa de l’imiter.
- Bientôt, vous serez enfin débarrassé de ma présence, j’en suis content pour vous…
«…Sa présence !… Sa présence !… Sa maudite présence ! »… Il regarda le jeune homme, qui exposait son visage aux bouffées d’air fétide, aux effluves de pourritures abandonnées sur les monticules de gravats que des enfants dévalaient au passage de la vieille Peugeot, comme sur celui d’un bolide de rallye… Un visage d’adolescent… Oui, encore un adolescent… Comme… Comme… Comme…
… Comme lui !
Comme Lui !... Lui !... Vivant !... Revenu maintenant avec lui, oui, avec lui ! ... Ensemble !... Emportés l’un contre l’autre dans l’Alpine lancée à fond dans la longue descente d’Immouzer … Oui ! C’était lui ! C’était bien lui !... Son fils !... Son pauvre David !... Il l’entendait et il le sentait, maintenant, poussé tout contre lui à chaque virage !
« Bientôt, je ferai des rallyes, moi aussi, papa ! … Allez, montre-nous ce qu’elle a dans le ventre, cette mule !... Allez !... Appuie !... Appuie !... Plus vite ! Encore plus vite !... Allez !... Appuie !... Oui ! Appuie !... Super ! Tu es le meilleur, papa !... Oui, le meilleur ! Tu es… »
Il s’arrêta, les mains tremblantes, collées au volant.
- Ca ne va pas, vous avez un malaise ?
- Un malaise ?... Non, ce n’est rien… Ca va passer…
Il fit demi-tour.
- Vous vous êtes trompé de rue ? Ce n’est pas étonnant, dans tous ces dédales…
- J’ai changé d’avis, j’avais oublié : j’ai quelque chose de bien meilleur pour vous.
Il s’était alors retourné :
- Vous faites du tourisme au Maroc, monsieur ?
C’était une question de gendarme, aussi brusque que celle de ce motard qui l’avait verbalisé la veille, pour un excès de vitesse dans la descente en lacets d’Immouzer du Kandar…
- Non, je travaille ici. Je suis professeur au lycée mixte… Pour le moment, je suis à l’hôtel et je cherche une location.
Malgré le T-shirt, le jean, les boots, la boucle d’oreille, le tatouage, le seul nom du lycée avait opéré sur le visage de monsieur Mamane un changement subit : un large sourire l’épanouissait maintenant.
- Le lycée mixte ! Vous enseignez au lycée mixte ! Vous avez une sacrée chance ! C’est le meilleur lycée de Fès !
- Je pense que je vais me plaire ici. Cette ville m’est déjà si familière…. J’ai, dans ma classe de première une Andrée Mamane, je suppose qu’elle est de votre famille…
- Vous savez, ici, nous sommes tous plus ou moins parents ou alliés…
- Je sais : les Mamane, les Chetrit, les Dahan, les Monsonego, les Pinto, les Abensour, et, bien sûr, les Azoulay…
- Comment connaissez-vous tous ces noms ? Vous avez de la famille, ici ? Si c’est le cas, je m’étonne qu’on vous ait laissé seul à l’hôtel.
- Non, j’ai lu quelques livres avant de venir, et je me suis promené dans la ville, tout simplement. … Je sais, par exemple où vous habitez : juste en face du Marignan, au dessus de la pharmacie Baja. Je vous ai aperçu derrière votre fenêtre, en prenant un demi à la terrasse. Vous regardiez dans ma direction, avec votre femme ; j’ai même failli vous saluer, comme si nous nous connaissions déjà…
Le « nous » avait fait sursauter Monsieur Mamane, comme piqué par un moustique. Il avait joué quelques secondes avec ses clés, en regardant sa montre :
- Dites-moi en quelques mots ce que vous cherchez.
- En fait, je ne suis pas vraiment fixé. Si vous le permettez, nous allons en parler ensemble, sur votre chemin, jusqu’à votre porte… ou, du moins, jusqu’au Marignan.
Comme tous les midis, la terrasse était bondée.
- Je vous aurais bien invité à prendre un verre, mais toutes les places sont prises, dommage, avait dit le jeune homme, en levant les yeux vers les fenêtres de l’appartement, comme on le fait avant de monter chez des parents ou des amis.
- Excusez-moi, j’ai des invités. Passez demain matin à l’agence.
Il avait aussitôt traversé la rue, sans se retourner. En claudiquant, car il boitait.
xxx
- Je vous préviens…, dit-il, en ouvrant la portière… Oui, je vous préviens : cette sortie sera vraiment la dernière !… Vous me faites perdre mon temps ! Je me demande ce que vous cherchez, à la fin ! J’en ai assez de vous voir tous les jours venir vous incruster dans mon bureau ! Je ne suis pas votre… votre…votre…
Il rougit : le mot « père » avait failli jaillir dans sa colère.
-… Pourquoi n’êtes-vous pas allé à l’accueil, au consulat, comme les autres ? Vous seriez installé depuis longtemps, et vous vous seriez fait déjà beaucoup de relations parmi vos compatriotes !
- Ce n’est pas vraiment ce que je recherche, vous le savez… Je préfère… Tenez, j’étais l’autre soir chez votre meilleur ami, monsieur Maurice… J’avais l’impression de connaître tous les invités, alors qu’en réalité, je n’en avais rencontré que quelques uns, en votre compagnie. Depuis, je fais souvent le rêve d’une grande porte ouverte sur un salon illuminé. Je me tiens sur le seuil, et j’entends alors mon nom… Oui, je reconnais mon nom… Il circule, de bouche à oreille, jusqu’à une personne qui vous ressemble. Elle me regarde et m’appelle … Un souvenir, plutôt qu’un rêve, en somme, sauf que vous n’étiez pas à la soirée !
- Non, bien sûr, je n’y étais pas !... Et, surtout, je vous rappelle que c’est la dernière fois que je m’occupe de vous ! Et là, vous allez être servi !
Il s’était engagé à toute vitesse dans les cahots et les dédales de ruelles puantes, écartant à grands coups de klaxon les chiens étiques qui se ruaient sur la voiture. A un endroit, des sacs de ciments alignés contre un mur en construction réduisaient le passage à la largeur du véhicule. Il faillit les renverser, sous les imprécations du maçon, un homme noir, qui les menaça en agitant sa truelle.
- Je vois que le quartier Bensouda vous est très familier, lui aussi…
- Pas plus qu’un autre, pourquoi dites-vous ça ?
- Votre façon de conduire…
- Vous n’appréciez pas ma conduite ? N’ayez pas peur, jeune homme. Vous parlez au plus célèbre pilote de rallyes du Maroc ! J’ai couru avec les Todt, Neyret, Mikkola, Darniche ! Mais ces noms ne vous disent rien, n’est-ce pas ?
- Au contraire, monsieur, ils me parlent : je les connais tous ! J’avais tout de suite reconnu ces photos et ces coupures de journaux dans votre bureau… Et je voulais vous dire aussi que… Vous-même… il me semble avoir déjà entendu parler de vous… J’ai toute une collection de vieux magazines, depuis tout petit, je …
- Moi, je vous dis ceci : taisez-vous ! Vous voulez savoir pourquoi j’ai accéléré ? Tout simplement parce que je suis pressé d’en finir avec vous ! Voilà, c’est dit !
- Je ne vois pas en quoi…
Monsieur Mamane freina brusquement. Il se tourna vers le jeune homme. Celui-ci se tut.
« … C’est de sa faute, depuis le premier jour. Il m’a mis le grappin dessus, tout de suite, et il ne m’a plus lâché ! » Une chose, cependant, le sauvait à ses yeux : ce drôle de zigoto avait vraiment la passion du pays.
… Oui, celui-là parlait de cette ville comme s’il y avait déjà vécu, ou plutôt à la façon de ces jeunes gens venus de France, des Etats-Unis, du Canada ou d’Israël, envoyés en pèlerinage à Fès par leurs parents trop vieux maintenant pour entreprendre le voyage. Les présentations étaient le plus souvent inutiles, tant les ressemblances, même lointaines, lui sautaient aux yeux tout de suite, dès leur apparition dans son bureau : « vous êtes vraiment tout le portrait craché de … » leur disait-il en guise d’accueil. Dès cet instant, la conversation prenait un tour familier. La plupart entraient sans retenue dans son jeu, reprenant le rôle de leurs parents, qui les avaient sans doute préparés depuis longtemps à ces retrouvailles par procuration… Alors les « fantômes » de ses amis perdus de vue, reprenaient corps… Oui, c’était bien eux qu’il retrouvait maintenant, assis en face de lui, tels qu’ils étaient dans leur jeunesse, jusqu’au dernier exode des années 80, quand la communauté s’était vidée de presque toute sa population active… Trente années s’étaient déjà écoulées, et, parmi la centaine de ses derniers représentants, ils n’étaient plus qu’une poignée à tenir encore un commerce dans les avenues du centre-ville.
Oui, l’enthousiasme de ce jeune étranger pour cette ville, et ses manières trop familières ne faisaient qu’accroître ce malaise inexplicable qu’il avait éprouvé dès leur première rencontre. Il s’irritait de voir ses tentatives de séduction auprès de ses proches presque toujours couronnées de succès, avec une facilité qui le déconcertait, « comme si cela allait de soi », sachant qu’il espérait ainsi gagner à travers eux sa propre confiance, à l’amadouer pour qu’il lui ouvre enfin sa porte. Mis dans la confidence, cette idée ne l’aurait même pas effleuré, car tout le monde savait, depuis le drame, que sa sociabilité se limitait désormais aux conversations sur le seuil de l’agence. Cela faisait longtemps qu’il vivait en reclus avec sa femme, ne recevant plus personne, même leurs rares amis, dont aucun ne l’avait cependant lâché, passant outre ses sautes d’humeur, ses colères imprévisibles, ses emportements à propos de tout et de rien, sur les sujets les plus anodins, révélant une susceptibilité à fleur de peau qu’ils ne lui avaient jamais connue avant…
- Montez la vitre ! Cette odeur est insupportable ! Vous faites vraiment tout de travers, vous, même ici !
- C’est aussi ça, pour moi, le charme de Fès, monsieur : les odeurs, toutes les odeurs, pas plus nauséabondes ici que dans le quartier des tanneurs, où les guides promènent les touristes avec des feuilles de menthe dans le nez … Ils me font penser à…
- Des têtes de veaux au marché central ! Oui, des têtes de veaux aux narines bourrées de persil ! Voila ce qu’ils sont, nos touristes, les pauvres !
Ils éclatèrent de rire, d’un même rire. Ensemble. Monsieur Mamane en prit conscience et s’arrêta net.
Le malaise l’avait repris, plus oppressant encore dans l’exiguïté de la voiture, au point de lui faire baisser la vitre. Son passager s’empressa de l’imiter.
- Bientôt, vous serez enfin débarrassé de ma présence, j’en suis content pour vous…
«…Sa présence !… Sa présence !… Sa maudite présence ! »… Il regarda le jeune homme, qui exposait son visage aux bouffées d’air fétide, aux effluves de pourritures abandonnées sur les monticules de gravats que des enfants dévalaient au passage de la vieille Peugeot, comme sur celui d’un bolide de rallye… Un visage d’adolescent… Oui, encore un adolescent… Comme… Comme… Comme…
… Comme lui !
Comme Lui !... Lui !... Vivant !... Revenu maintenant avec lui, oui, avec lui ! ... Ensemble !... Emportés l’un contre l’autre dans l’Alpine lancée à fond dans la longue descente d’Immouzer … Oui ! C’était lui ! C’était bien lui !... Son fils !... Son pauvre David !... Il l’entendait et il le sentait, maintenant, poussé tout contre lui à chaque virage !
« Bientôt, je ferai des rallyes, moi aussi, papa ! … Allez, montre-nous ce qu’elle a dans le ventre, cette mule !... Allez !... Appuie !... Appuie !... Plus vite ! Encore plus vite !... Allez !... Appuie !... Oui ! Appuie !... Super ! Tu es le meilleur, papa !... Oui, le meilleur ! Tu es… »
Il s’arrêta, les mains tremblantes, collées au volant.
- Ca ne va pas, vous avez un malaise ?
- Un malaise ?... Non, ce n’est rien… Ca va passer…
Il fit demi-tour.
- Vous vous êtes trompé de rue ? Ce n’est pas étonnant, dans tous ces dédales…
- J’ai changé d’avis, j’avais oublié : j’ai quelque chose de bien meilleur pour vous.