Michèle Gerber
Imprévue
Victor interrompt leur marche têtue à travers champs en attrapant brusquement le bras d'Antonin. Les deux hommes se tiennent maintenant face à face, proches et immobiles.
– T'as une idée, lance Victor agressif.
– Je te dis que non.
Les nuages cachent une partie de la lune, une pluie fine et tenace arrose la plaine. La douleur provoquée par le poids de son barda se réveille dans l'épaule droite d'Antonin, qui le jette à terre sachant qu'il le regrettera. La souffrance sera plus vive et le sac sali par la boue, quand il lui faudra le soulever à nouveau. Son geste révèle son épuisement et sa résignation à endurer une explication avec Victor, qui le domine d'une tête et ne porte pas la moindre trace de fatigue.
– C'est pas moi.
Victor le croit sans raison particulière, juste parce que c'est la vérité, mais il ne lâche pas pour autant.
– Tu protèges quelqu'un alors. Allez, dis le bordel. Dis le ou je te casse la gueule, là tout de suite.
– Vas-y, j'en ai rien à foutre, rétorque Antonin, dont le corps se crispe déjà pour encaisser les coups, tandis que son compagnon lève le poing.
Ils vont se battre, là sur le sol boueux, dans la nuit. Et puis non. La tension se dénoue. Ils ont pitié d'eux même peut-être.
– On va se faire engueuler, grouille toi un peu qu'on les rattrape, grogne Victor en soulevant le sac d'Antonin pour l'aider à le replacer sur ses épaules.
Huit jours plus tôt, une chaleur d'été plombait le premier jour de l'automne et les heures traînaient en longueur pour les hommes de la 21°. Après avoir nettoyé leurs armes, changé la paille, ils ont joué à la manille dans la cour du cantonnement. Ils avaient commencé à boire tôt, avec la goutte pour accompagner le café du matin, puis, le demi de vin habituel s'était transformé en litre grâce à la complicité des cuisiniers, enfin ils avaient sacrifié leurs réserves. Chaque jour, les soldats buvaient l'alcool gracieusement fourni par l'état. Les opportunités et l'ennui aidant, de temps à autre, une machine impossible à enrayer se mettait en marche et tous les moyens étaient bons pour en dégoter plus. Suivaient des chansons et des pitreries, des engueulades et des bagarres. Ce soir là, quand les soldats de la 12° escouade sont partis pour la tranchée du Linguet prendre leur service, ils étaient ivres. Leur petit groupe déguenillé et en sueur, titubant sur la route, faisait peine à voir.
C'est Jules Couderc, qui en débouchant du boyau, l'a vu en premier, petit tas de linge clair posé à même le sol, un rat aux aguets à proximité. Il s'est arrêté stupéfait et les cinq hommes derrière lui ont fait de même. Hébétés, croyant rêver, ils dodelinaient de la tête et se frottaient les yeux. Ce qu'ils voyaient était bien la chose la plus incongrue du monde et plusieurs ont pensé qu'il s'agissait d'une hallucination due à l'alcool. Quand le rat a montré les dents, Antonin s'est jeté sur le paquet et a serré contre lui ce qui, à n'en pas douter, était un bébé. Un sacré embrouillamini a suivi, chacun voulait le regarder, le prendre, donner son avis sur cette incroyable présence. Antonin refusait de lâcher l'enfant. Constatant que ce dernier était propre comme un sou neuf, ils en ont déduit que la personne qui l’avait déposé ne devait pas être loin, mais aucun d'entre eux n'a bougé pour la rattraper. Ils formaient un petit cercle éberlué et admiratif autour de cette merveille de perfection endormie et confiante. Le choc n'avait pas dissipé leur ivresse, au contraire ils pataugeaient dans un monde flou, raisonnaient par à-coups pénibles et sans mémoire. Victor, qui tenait l'alcool mieux qu'aucun autre, a proposé de ramener le bébé au cantonnement et de le confier au médecin major. Antonin l'a regardé avec effroi, comme un enfant auquel on veut arracher son ours en peluche.
« C'est un miracle » a proclamé Jules. Tout juste âgé de dix-huit ans, il venait du fin fond de l'Ariège et avait reçu dans ses bras un camarade ensanglanté lors de son premier jour au combat. Depuis, une étrange lueur éclairait ses yeux clairs encadrés de boucles brunes.
Tout le monde s'est mis à crier en même temps, et sûr que les allemands à quelques dizaines de mètres ont attrapé des bribes de ce chaos verbal : « Dangereux. Absurde. Don du ciel. Pire des conneries. Et sa mère ? Et son père ? C'est une fille ou un garçon ? Il faut dire merci. On va le garder avec nous. Vous êtes dingues !»
Alors que Victor se battait comme un beau diable contre la folie qui s'était emparée de ses compagnons, le bébé a gigoté sous son linge, il a ouvert les yeux et le silence est tombé. À cet instant tous auraient donné un bras pour continuer à regarder l'enfant qui leur a esquissé un minuscule sourire avant de s'endormir à nouveau dans un léger soupir. Victor a faibli. On ne pouvait pas leur enlever ça. Après un an de souffrance, de folie meurtrière, d'abrutissement alcoolique et de camarades abandonnés à pourrir entre les tranchées ennemies, alors que certains pensaient se jeter sur les allemands pour en finir et d'autres à se mutiler pour quitter le front, eux ils avaient un bébé à protéger.
Délaissant leurs postes, ils sont restés autour d'Antonin qui a gardé le nouveau-né dans les bras pendant tout leur service de garde. Pas un seul coup de feu, pour les ramener à la raison, n'a été échangé ce soir là. À deux heures du matin, la relève est arrivée et ils ont rejoint l'abri. Le bébé a commencé à pleurer et les conciliabules ont recommencé. Finalement Victor, qui était le seul à être père, lui a donné un reste de lait concentré à téter sur son pouce. Quand le caporal et le reste de l'escouade sont arrivés, l'enfant était endormi sous la capote d'Antonin. D'un côté personne n'a rien vu, de l'autre personne n'a rien dit.
C’était une semaine auparavant et maintenant, marchant à grands pas, Victor se demande comment ils en sont arrivés là. Le lendemain de l'apparition du bébé dans la tranchée, les hommes avaient dessaoulé sans retrouver leur bon sens pour autant. Au contraire, l'esprit plus vif, ils ont élaboré des plans cohérents et judicieux pour nourrir, cacher et protéger la petite. C'était une fille, nommée dés le second jour à l’unanimité, Rose Imprévue. Elle devait déjà avoir cinq ou six mois et semblait bien solide, elle avalait le pain trempé dans la soupe et ne pleurait pas tant que quelqu’un la portait. Victor persévérait à raisonner ses camarades mais ils arguaient que si elle était découverte, elle serait placée, et de l'avis général : « L'orphelinat en temps de paix c'est une abomination, alors en temps de guerre autant l'abandonner aux rats !». Le jeune Jules et son regard fou continuaient à crier au don du ciel, tandis qu’ Antonin s'accrochait à Rose, comme si sa vie en dépendait.
Pendant toute la semaine, Victor a cherché à comprendre d’où venait cette enfant, il croit qu'elle est la fille d'un soldat et d'une de ces femmes qui tournent autour du cantonnement. La mère, abandonnée ou trop misérable, aurait choisi cette solution extrême par désespoir ou vengeance, allez savoir. Par chance, le front est calme depuis quelques jours. Le jeune homme parce qu'il est plus âgé, plus éduqué et plus costaud que ses compagnons, pense que s'il arrive malheur à cette enfant, il en portera la responsabilité. Et comme le malheur est quotidien, comme il pressent que cette guerre n'est pas prête de se terminer, il a peur. Il bouillonne, enrage et voilà que cette histoire le touche tellement qu'il a bien failli frapper Antonin pour découvrir qui est le père de l'enfant. Il s'assoit sur le talus herbeux pour l'attendre et constate encore une fois combien sa mince silhouette écrasée par son paquetage est inadaptée à la guerre.
– On a décidé tous ensemble de la garder, anticipe son ami en approchant.
– On a rien décidé du tout, on était ivre.
– On la protège. La preuve, aujourd'hui on l'a laissée au cantonnement avec Jules, comme cela elle est en sécurité.
Il a les larmes aux yeux et Victor se demande si c'est parce qu'il est séparé de Rose où parce qu'elle n'a que Jules et son jeune esprit dérangé comme protection.
– Et demain alors ? Ce bébé est une parenthèse que l'on doit fermer en le confiant à ceux qui ne font pas la guerre.
– C'est la guerre la parenthèse, pas elle ! hurle Antonin.
– Peut-être, j'espère, mais bon sang, on patauge dans cette merde depuis assez longtemps pour savoir qu'on risque d'y mourir et la petite avec. À cause de nous. C'est pas une mascotte, bordel !
Il dit la petite ou le bébé, parce que la seule fois où il a dit Rose, son cœur a explosé dans sa poitrine et elle est devenue comme sa petite fille à lui, celle qui est en sécurité loin d'ici.
Ils pataugent dans le boyau relié à la tranchée. Leur caporal, un brave homme, les regarde avec suspicion mais ne dit rien. Antonin sait que Victor a raison, que la situation ne peut plus durer. Avant Rose, il tombait dans le vide et son combat quotidien à lui, était de s'empêcher de mourir volontairement. Quand il la tient contre lui, chaude et douce, il n'y pense plus. Les deux hommes s'installent à leur poste, côte à côte. Antonin, jette un coup d’œil autour d'eux, puis, fixant les bords de la tranchée fleuris de coquelicots, il marmonne :
– C'est la fille de Simon.
Le soldat Simon Lefèvre est mort une dizaine de jours auparavant, dans un feu d'artifice de grenade et d'obus. Victor accuse le coup avant de demander :
– Et la mère, elle est folle ou quoi ?
– Je ne sais pas, je ne sais pas qui c'est, il ne m'a rien dit. J'ai promis.
– Promis quoi ?
– Je ne sais pas non plus, quand il s’inquiétait de mourir, je lui disais, je te promets et il se calmait.
Victor reste muet et tourne son regard vers le ciel. Un avion français exécute des acrobaties au dessus des tranchées allemandes. Au loin, ça commence à fusiller et bombarder. C'est dans ces moments là qu'Antonin peut perdre pied. S'il reçoit l'ordre de se servir de son arme, il ferme les yeux et tire en l'air, il ne voudrait pas être responsable de la mort d'un homme. Ce n'est pas le seul, Victor agit de même avec beaucoup d'application, et d'autres soldats aussi. Mais lui est tenaillé par le désir d'en finir, alors que ses compagnons n'oublient pas de protéger leur vie. Ils n'en parlent jamais entre eux. Le mois passé, les hommes de la 29° se sont battus au corps à corps avec des soldats allemands qui attaquaient leur tranchée. Antonin n'imagine pas sortir vivant d'une telle situation.
La pluie a cessé, la lune apparaît derrière les nuages. Les allemands bombardent Reims. Le ciel rougit. Pourtant rien ne bouge autour d'eux, pas d'ordre, ni d'un côté ni de l'autre. Chacun est à son poste et rien ne se passe. Soudain Victor crie :
– Bon sang, regarde là bas le cantonnement, le cantonnement brûle!
Il pose son lourd fusil et Antonin fait de même. À plus d'une vingtaine de mètres d'eux, le caporal leur tourne le dos, alors, le plus simplement du monde, ils quittent la tranchée. Arrivés dans la plaine, ils se mettent à courir, six kilomètres séparent le Linguet du cantonnement. Victor donne le rythme, et Antonin se cale sur sa foulée et son souffle. Il conjure le sort, promet que si Rose est sauvée, il ira au combat sans vouloir mourir, promet que si cet illuminé de Jules n'a pas abandonné Rose aux flammes, il remerciera Dieu qu'il insulte depuis un an. Il jure que si Rose et Jules s'en sortent indemne, il écoutera Victor, qui saura bien tout arranger, même cet abandon de poste en pleine nuit. Ils courent. Victor, lui, s'empêche de penser, mais la peur brute, sans représentation, sans mot est en lui. Il entend son cœur battre dans ses oreilles comme un tambour dans la plaine. Les canons se sont tus, il ne reste que la lumière des incendies qui éclaire la nuit.
Les flammes dévorent le cantonnement, des soldats portant des seaux d'eau gesticulent dans tous les sens. Les blessés évacués hurlent leur douleur en attendant des soins. Les gradés aboient des ordres que personne n'entend. Au hasard de la danse des flammes, les deux hommes cherchent Jules parmi les ombres. Ils se dirigent vers la bâtisse où loge leur escouade. Il est évident qu'un obus est tombé là, juste là, le toit est écroulé et les murs noircis. Le feu n'a déjà plus rien à brûler, seules quelques flammèches volettent sur les braises. Si Jules et Rose étaient là, ils n'y sont plus. Les deux hommes reprennent leur quête au milieu des décombres et des blessés. La nuit et la fumée les obligent à s'approcher des brancards pour identifier les hommes, ensuite ils se détournent des plaintes et des appels au secours, aveugles à tout ce qui les détournerait de leur but. Dans ce décor dantesque, la panique prend peu à peu le pouvoir. Victor appelle Jules à plein poumons comme si sa voix pouvait dominer le vacarme, tandis qu'Antonin terrorisé, court d'un blessé à l'autre sans parvenir à trouver le courage de les dévisager.
Enfin ils le voient, assis en tailleur, seul à l'écart, apparemment indemne, ses boucles brillantes encadrent son jeune visage. Jules se balance doucement d'avant en arrière, ses bras sont repliés en forme berceau. Antonin et Victor se précipitent fous de joie, mais contre le giron du jeune homme, il n'y a rien, pas même un bout de chiffon. Son regard fixe ne les reconnaît pas. Victor l'interroge sur tous les tons, le secoue même un peu. Jules marmonne des suites de mots à propos des feux de l'enfer, d'un démon roux et du courroux de Dieu. En entendant le nom de Rose, il réagit, pose un doigt sur sa bouche et baisse les yeux vers ses bras vides comme s'il berçait un bébé endormi. Le monde s'arrête un instant. L'étau se resserre dans la poitrine de Victor, les sanglots s'accumulent dans celle d'Antonin. Au loin les fusillades reprennent.
Force d'une présence ou simple pressentiment, Antonin lève les yeux, puis tire Victor par la manche pour le sortir de sa stupeur. À quelques mètres d'eux, une femme gesticule. Les flammes éclairent par intermittence son visage empreint de gratitude et entouré de boucles rousses. Sa bouche articule d'inaudibles mercis. Elle tend vers eux la petite Rose qui gigote tant et plus en leur souriant, sans se soucier de la folie environnante. Et puis très vite, quand elle est certaine qu'ils l'ont vue, qu'ils ont compris, elle serre son enfant contre sa poitrine et disparaît dans la nuit.