Lisa Toumin
Extinction
Je n’entends plus rien. Rien que le clapotis régulier des gouttes d’eau. Les genoux repliés sur ma poitrine, à demi immergée dans un bain, la tête penchée, ma respiration est à peine perceptible. Je ne sens rien, je ne vois rien. C’est presque comme si je flottais dans un brouillard dense et chaud. Ma tête s’est vidée de toute pensée. Sauf une. Enfin. Enfin ma peur s’est envolée.
Cette angoisse qui m’a serrée le cœur chaque jour, disparue. Cette impression de tomber dans le vide, disparue. Mes entrailles ne se tordent plus à l’idée de la mort, du vide infini, de l’inconscience éternelle. Mon souffle ne s’accélère plus jusqu’à être si incontrôlable qu’aucun air ne rentre dans mes poumons.
Je suis libérée.
Dommage que le prix de la liberté soit de ne plus avoir goût à la vie. D’être las. Las d’attendre que le temps passe ; que la vie passe. Las des heures s’écoulant doucement, bercées par un ennui profond. Las de bouger, de penser, de sourire. De faire semblant. Semblant d’être animée d’une quelconque énergie ; d’être soi, de s’aimer soi. Cacher la plaie béante qui nous barre la poitrine. Prétendre qu’elle n’est pas là, pour ne pas faire souffrir les autres ; savoir qu’elle y est, pour se rappeler à chaque instant qu’on a mérité sa présence. Si on avait été plus forte, si on l’avait vraiment voulu, on aurait réussi à éviter la blessure. Notre corps n’aurait pas été souillé ainsi. Mais la plaie est intérieure, psychologique. Or on sait qu’on a mérité une vraie trace, une vraie souffrance, pour ce qu’on s’est laissé faire. Notre sang doit couler, nos nerfs doivent brûler, nos larmes doivent continuer à couler. On pourrait prendre le rasoir posé sur le bord de la baignoire. Graver des sillons fins le long de nos bras, et laisser notre honte couler hors de nos veines. On pourrait aller chercher le paquet de cigarettes et le briquet sur l’étagère de la chambre. Creuser de petits cercles dans notre chair, alignés, en partant de notre hanche puis en descendant dans le creux de l’aine.
On pourrait, et on devrait. Notre corps se doit d’être marqué.
Le rêve revient régulièrement. Pas tous les jours, non, mais à chaque fois qu’on l’a oublié, qu’on a cru avoir enfin nos nuits tranquilles, il resurgit. Parfois ce n’est qu’une sensation, une image, une bribe de souvenir, juste assez pour nous rappeler qu’il est là. Qu’il ne faut pas oublier. Qu’on n’arrivera jamais à oublier. Qu’il nous définit à présent, tel une étiquette collée sur notre front.
Parfois, le rêve émerge pendant la journée. Il suffit d’un rien, un mot, un geste, une expression sur un visage. On se rappelle alors la chaleur de la chambre, de la douceur des draps. Un bref éclair passe devant nos yeux, et on sent à nouveau les mains puissantes sur nos hanches. Les doigts nous caressant, les mots murmurés au creux de l’oreille. Un ami nous effleure la main, innocemment, et on se souvient de la force des bras nous maintenant à plat ventre. On revit la douleur de l’autre s’insinuant en soi. Alors on reste immobile, éteinte. N’ayant plus que la honte pour compagnie, et on la savoure tout en la détestant, car oui il faut avoir honte ! Si on n’avait pas été si stupide, si aveuglée par un soi-disant amour, si on avait été moins impuissante, moins faible, on se serait débattue. On n’aurait pas simplement attendu que ça passe. On se serait interdit d’être aussi dégradée, d’être aussi sale ! On aurait au moins prononcé un mot, un simple mot. Il fallait le vouloir, au fond, pour ne pas avoir dit non.
A présent que le mal est fait, on regrette de ne pas avoir assez changé. On est seulement résolue à ne plus jamais laisser quelqu’un nous utiliser comme un bout de viande, un trou, une paire de seins et de fesses. Mais on aimerait être devenue indépendante, forte. Or on n’arrive pas à s’empêcher d’aimer que les hommes nous regardent, d’aimer flirter, de ressentir le besoin angoissant d’avoir quelqu’un auprès de soi. Alors on se sent fondre pour le premier qui veut de nous, et on se lance de tout son cœur dans une nouvelle relation. On ressent le bonheur, l’amour, l’épanouissement, la honte s’efface…mais bientôt tout se brise et on ne reste qu’avec un cœur meurtri dans une poche, et ce dégoût de soi si familier dans l’autre. On se jure de ne plus recommencer, d’apprendre à être seule, mais alors on croise un regard, on échange un baiser, et on recommence la délicieuse souffrance. A défaut d’autre chose, on est moins naïve, on est moins soumise : les histoires sont sincères, les hommes, tendres. On essaie de construire quelque chose à deux.
Mais parfois on aurait aimé que ces années de soumission à n’être qu’un sac à foutre aient été assez traumatisantes pour nous dégoûter définitivement de l’amour. On pense à toutes celles, et ceux, qui ont vécus pire. L’horreur, la violence, la douleur, agressés dans un coin de rue, violés par l’inconnu, puis laissés là, à terre, l’entrecuisse en feu et l’esprit en miettes. Comment se plaindre à côté d’eux ? Nous, on a souffert, mais après. Des mois après, quand on a réalisé ce qu’avait réellement été ces trois ans. Sur le moment, tout n’était qu’un conte de fée parfait, et tout n’était qu’amour. Il nous aimait, il était l’homme de notre vie. Il avait le droit de faire ça. Le droit de toucher notre corps quand bon lui semblait, puisque l’on partageait tout. C’était comme ça qu’une relation fonctionnait, c’est tout. On ne peut même pas reprocher à l’autre, à lui, de s’être imposer en nous. Il ne s’est pas rendu compte que l’on ne le désirait pas ce jour-là. Comment était-il censé le savoir ? On n’a rien dit.
Il nous aimait. Plus que tout. Il nous aimait. Trop. Alors on abat la cigarette brûlante sur notre hanche. On se force à la maintenir collé à la peau. La douleur fulgurante nous réveille un peu. Le temps de la souffrance, je me sens revivre. C’est ainsi que les choses doivent se passer.
Je suis libérée.
Dommage que le prix de la liberté soit de ne plus avoir goût à la vie. D’être las. Las d’attendre que le temps passe ; que la vie passe. Las des heures s’écoulant doucement, bercées par un ennui profond. Las de bouger, de penser, de sourire. De faire semblant. Semblant d’être animée d’une quelconque énergie ; d’être soi, de s’aimer soi. Cacher la plaie béante qui nous barre la poitrine. Prétendre qu’elle n’est pas là, pour ne pas faire souffrir les autres ; savoir qu’elle y est, pour se rappeler à chaque instant qu’on a mérité sa présence. Si on avait été plus forte, si on l’avait vraiment voulu, on aurait réussi à éviter la blessure. Notre corps n’aurait pas été souillé ainsi. Mais la plaie est intérieure, psychologique. Or on sait qu’on a mérité une vraie trace, une vraie souffrance, pour ce qu’on s’est laissé faire. Notre sang doit couler, nos nerfs doivent brûler, nos larmes doivent continuer à couler. On pourrait prendre le rasoir posé sur le bord de la baignoire. Graver des sillons fins le long de nos bras, et laisser notre honte couler hors de nos veines. On pourrait aller chercher le paquet de cigarettes et le briquet sur l’étagère de la chambre. Creuser de petits cercles dans notre chair, alignés, en partant de notre hanche puis en descendant dans le creux de l’aine.
On pourrait, et on devrait. Notre corps se doit d’être marqué.
Le rêve revient régulièrement. Pas tous les jours, non, mais à chaque fois qu’on l’a oublié, qu’on a cru avoir enfin nos nuits tranquilles, il resurgit. Parfois ce n’est qu’une sensation, une image, une bribe de souvenir, juste assez pour nous rappeler qu’il est là. Qu’il ne faut pas oublier. Qu’on n’arrivera jamais à oublier. Qu’il nous définit à présent, tel une étiquette collée sur notre front.
Parfois, le rêve émerge pendant la journée. Il suffit d’un rien, un mot, un geste, une expression sur un visage. On se rappelle alors la chaleur de la chambre, de la douceur des draps. Un bref éclair passe devant nos yeux, et on sent à nouveau les mains puissantes sur nos hanches. Les doigts nous caressant, les mots murmurés au creux de l’oreille. Un ami nous effleure la main, innocemment, et on se souvient de la force des bras nous maintenant à plat ventre. On revit la douleur de l’autre s’insinuant en soi. Alors on reste immobile, éteinte. N’ayant plus que la honte pour compagnie, et on la savoure tout en la détestant, car oui il faut avoir honte ! Si on n’avait pas été si stupide, si aveuglée par un soi-disant amour, si on avait été moins impuissante, moins faible, on se serait débattue. On n’aurait pas simplement attendu que ça passe. On se serait interdit d’être aussi dégradée, d’être aussi sale ! On aurait au moins prononcé un mot, un simple mot. Il fallait le vouloir, au fond, pour ne pas avoir dit non.
A présent que le mal est fait, on regrette de ne pas avoir assez changé. On est seulement résolue à ne plus jamais laisser quelqu’un nous utiliser comme un bout de viande, un trou, une paire de seins et de fesses. Mais on aimerait être devenue indépendante, forte. Or on n’arrive pas à s’empêcher d’aimer que les hommes nous regardent, d’aimer flirter, de ressentir le besoin angoissant d’avoir quelqu’un auprès de soi. Alors on se sent fondre pour le premier qui veut de nous, et on se lance de tout son cœur dans une nouvelle relation. On ressent le bonheur, l’amour, l’épanouissement, la honte s’efface…mais bientôt tout se brise et on ne reste qu’avec un cœur meurtri dans une poche, et ce dégoût de soi si familier dans l’autre. On se jure de ne plus recommencer, d’apprendre à être seule, mais alors on croise un regard, on échange un baiser, et on recommence la délicieuse souffrance. A défaut d’autre chose, on est moins naïve, on est moins soumise : les histoires sont sincères, les hommes, tendres. On essaie de construire quelque chose à deux.
Mais parfois on aurait aimé que ces années de soumission à n’être qu’un sac à foutre aient été assez traumatisantes pour nous dégoûter définitivement de l’amour. On pense à toutes celles, et ceux, qui ont vécus pire. L’horreur, la violence, la douleur, agressés dans un coin de rue, violés par l’inconnu, puis laissés là, à terre, l’entrecuisse en feu et l’esprit en miettes. Comment se plaindre à côté d’eux ? Nous, on a souffert, mais après. Des mois après, quand on a réalisé ce qu’avait réellement été ces trois ans. Sur le moment, tout n’était qu’un conte de fée parfait, et tout n’était qu’amour. Il nous aimait, il était l’homme de notre vie. Il avait le droit de faire ça. Le droit de toucher notre corps quand bon lui semblait, puisque l’on partageait tout. C’était comme ça qu’une relation fonctionnait, c’est tout. On ne peut même pas reprocher à l’autre, à lui, de s’être imposer en nous. Il ne s’est pas rendu compte que l’on ne le désirait pas ce jour-là. Comment était-il censé le savoir ? On n’a rien dit.
Il nous aimait. Plus que tout. Il nous aimait. Trop. Alors on abat la cigarette brûlante sur notre hanche. On se force à la maintenir collé à la peau. La douleur fulgurante nous réveille un peu. Le temps de la souffrance, je me sens revivre. C’est ainsi que les choses doivent se passer.