Béatrice Chauvain-Ballay
Mélodie s'envole
Alors c’était aussi simple que ça. On allait poser un gros couvercle sur ses secrets et ses jardins, et on n’en parlerait plus jamais : une grande bâche viendrait couvrir ce qu’elle avait tracé, et elle comprenait que ça n’avait jamais eu d’importance pour personne.
Mélodie se laisse glisser lentement, s’assied sur le bord du trottoir et décide qu’elle ne bougera plus.
Elle apprend bien tard ce que tout le monde sait depuis longtemps : dans la vie, personne ne se soucie jamais de personne ; même l’amitié fidèle, fragile, gardée comme un talisman dans un portefeuille, même ça c’est de la poudre de perlimpinpin. Des petits flocons qui fondent à la première occasion.
On vit sur du sable, tout disparaît, et d’elle, personne ne s’est souciée - jamais. Elle annone cet alphabet des sentiments : b-a ba – débrouille toi !!
Tout avait pourtant si bien commencé.
Vol American Airlines 574 à destination de Mexico – embarquement porte 7.
Une valise à roulettes qui glisse sur un sol de soie. Un sourire radieux parce que tout va disparaître, loin derrière elle, oublié. Et l’avion dans le ciel qui tracera le dernier point : final.
Le Stewart à la porte d’embarquement a laissé quelque poussière blanche sur sa cravate – elle baisse discrètement les yeux pour lui faire comprendre qu’on aimerait mieux ne rien savoir. Il sourit en époussetant gracieusement le costume. Il est parfait, nickel, prêt au décollage. Mélodie aussi.
Rangée 14 – Côté hublot.
Si seulement on pouvait oublier de mettre quelqu’un à côté d’elle. Elle pose son immense cabas sur le siège côté couloir, se cale contre la vitre, et respire un grand coup - comme si tout l’air de ses poumons pouvait faire disparaître la place à côté d’elle - tout comme American Airlines a fait disparaître la rangée N°13.
Mais le Stewart cocaïné avance inexorablement dans l’allée. Souriant toujours, il guide jusqu’à la rangée 14 côté couloir, une petite fille emmitouflée dans un manteau rouge beaucoup trop grand. Un petit bout de chou, avec une étiquette UM autour du cou. « Bien ma veine », se dit Mélodie, « ils m’ont collé une gamine. Ça va bien arranger le voyage ça ! » Elle est d’une humeur de chien.
Mélodie n’aime pas les enfants. La liste est infinie de ce que Mélodie n’aime pas, mais les enfants arrivent en tête de gondole.
Mais voilà, le Stewart n’a pas de fiche clientèle. Il fait au hasard, au pif : jamais deux fois la même Mélodie. Il fait tous les jours la même chose dans des airs différents. Une monotonie sans habitude. Ou des habitudes sans monotonie. Il faudra lui demander.
La petite s’amuse de tout, bien plus calme que Mélodie qui se tourne et se retourne sur son siège côté hublot, incapable de regarder cette gamine qui l’encombre sans le savoir.
Le Stewart « sucre en poudre» et son aéropage d’hôtesses, entreprennent leur chorégraphie impeccable des consignes de sécurité et la petite s’amuse à refaire avec eux ces mimiques dignes d’un « Muppet Show ».
Bref tout roule, même l’avion sur la piste.
Décollage, oreilles bouchées, horizon qui s’éteint. Petites maisons de poupées qui disparaissent sous les nuages. Mélodie s’envole – il était temps.
La petite s’accroche à l’étiquette autour de son cou – UM : Unaccompanied Minor.
Mélodie sourit jaune. Elle ne se rappelle pas – de toute sa vie - avoir voyagé autrement que « Unaccompanied ». Et sans étiquette.
Une fois de plus, elle sait que San Antonio a raison : « Dans la vie, on est toujours seul : l'important est de savoir avec qui! »*
Aujourd’hui, ce sera avec une petite poupée bien sage, qui ne demande rien à personne.
De l’autre côté de l’allée, un jeune couple en voyage de noces, s’extasie devant le paysage qui disparaît à toute allure, et se réjouit à l’avance du plateau repas qu’on ne va pas tarder à leur servir. Ils se font des mines pour savoir si poisson ou viande ils vont choisir, et se laisseraient bien tenter par une petite coupe de champagne : il faut fêter ça. Ils irradient. Ils exultent.
Un peu plus loin, Simone tient la main d’Henri. Mélodie ne les connaît pas mais c’est ainsi qu’elle les baptise. Soudés l’un à l’autre depuis plus de 50 ans, ils vont tester de l’autre côté du globe, si la force de leur attachement résiste à un monde où tout tourne dans l’autre sens.
Mélodie voudrait dormir, les oublier.
Elle ne sait plus ce qu’elle est venue faire dans cet avion : American Airlines en partance pour… ?
Vol 574 à destination de… ? Embarquement Porte 7 mais pour aller où ?
Stupeur – noir absolu – vide sidéral.
Impossible de se souvenir. Panne complète en plein ciel, de l’ordinateur de bord-cerveau de Mélodie.
Dans sa poche, sa carte d’embarquement qu’elle déplie à grand peine, n’est pas d’un grand secours.
Mélodie M. - Allée 14 - côté hublot – siège D
Vol 574 – et pour la destination va te faire voir.
Elle tente un coup d’œil sur l’étiquette UM de la gamine, dont les petits doigts serrés n’ont pas lâché la ficelle depuis le décollage : impossible d’y déchiffrer quoi que ce soit.
Elle se rassure en se disant qu’après tout, peu importe où elle va atterrir, l’urgent était de décoller.
Mais ça ne tient pas longtemps. Elle n’est pas chez elle dans le Monde et ce serait plus rassurant de savoir un peu où l’emporte ce grand oiseau blanc… qui à cet instant précis, et dans un bruit de moteur qui crache, semble étrangement piquer du nez.
Mélodie voit la ligne d’horizon pencher. Elle regarde le plateau posé devant elle et qui s’envole : aucun doute, le vol 574 va devoir activer grandeur nature, le Muppet Show servi en échantillon il y a moins d’une heure. En mauvaise élève, elle n’a rien suivi du déballage de capuchon pour respirer et autre gilet de sauvetage pour se noyer moins vite. Elle aurait dû.
À côté d’elle, la gamine ne bronche pas, mais ses doigts sont violets à force de tirer sur la ficelle de son étiquette.
Le petit couple vomit tranquillement qui sa viande qui son poisson. Simone ne lâche pas la main d’Henri.
Le reste de l’avion ?? Mélodie ne tient pas à le savoir mais on ne lui demande pas son avis.
Les valises se télescopent, les magazines féminins volent dans l’air, la tambouille infâme d’American Airlines est projetée sur les vitres. Le champagne se sert tout seul. C’est la fin.
La Terre est ronde, depuis longtemps. Mais ce n’est pas un ballon de baudruche et le choc final pourrait être violent.
Le Stewart s’envoie une petite ligne et se penche vers Mélodie.
« Mademoiselle, Mademoiselle ».
Elle est assise sur un coin de trottoir. Le vent souffle méchamment et l’homme qui se penche vers elle a un visage d’ange.
Elle est passée de l’autre côté, et ça n’a aucune importance. Elle ne savait pas où elle allait et de toute façon tout le monde s’en foutait.
* Frédéric Dard, Les pensées de San-Antonio (1996)
Elle apprend bien tard ce que tout le monde sait depuis longtemps : dans la vie, personne ne se soucie jamais de personne ; même l’amitié fidèle, fragile, gardée comme un talisman dans un portefeuille, même ça c’est de la poudre de perlimpinpin. Des petits flocons qui fondent à la première occasion.
On vit sur du sable, tout disparaît, et d’elle, personne ne s’est souciée - jamais. Elle annone cet alphabet des sentiments : b-a ba – débrouille toi !!
Tout avait pourtant si bien commencé.
Vol American Airlines 574 à destination de Mexico – embarquement porte 7.
Une valise à roulettes qui glisse sur un sol de soie. Un sourire radieux parce que tout va disparaître, loin derrière elle, oublié. Et l’avion dans le ciel qui tracera le dernier point : final.
Le Stewart à la porte d’embarquement a laissé quelque poussière blanche sur sa cravate – elle baisse discrètement les yeux pour lui faire comprendre qu’on aimerait mieux ne rien savoir. Il sourit en époussetant gracieusement le costume. Il est parfait, nickel, prêt au décollage. Mélodie aussi.
Rangée 14 – Côté hublot.
Si seulement on pouvait oublier de mettre quelqu’un à côté d’elle. Elle pose son immense cabas sur le siège côté couloir, se cale contre la vitre, et respire un grand coup - comme si tout l’air de ses poumons pouvait faire disparaître la place à côté d’elle - tout comme American Airlines a fait disparaître la rangée N°13.
Mais le Stewart cocaïné avance inexorablement dans l’allée. Souriant toujours, il guide jusqu’à la rangée 14 côté couloir, une petite fille emmitouflée dans un manteau rouge beaucoup trop grand. Un petit bout de chou, avec une étiquette UM autour du cou. « Bien ma veine », se dit Mélodie, « ils m’ont collé une gamine. Ça va bien arranger le voyage ça ! » Elle est d’une humeur de chien.
Mélodie n’aime pas les enfants. La liste est infinie de ce que Mélodie n’aime pas, mais les enfants arrivent en tête de gondole.
Mais voilà, le Stewart n’a pas de fiche clientèle. Il fait au hasard, au pif : jamais deux fois la même Mélodie. Il fait tous les jours la même chose dans des airs différents. Une monotonie sans habitude. Ou des habitudes sans monotonie. Il faudra lui demander.
La petite s’amuse de tout, bien plus calme que Mélodie qui se tourne et se retourne sur son siège côté hublot, incapable de regarder cette gamine qui l’encombre sans le savoir.
Le Stewart « sucre en poudre» et son aéropage d’hôtesses, entreprennent leur chorégraphie impeccable des consignes de sécurité et la petite s’amuse à refaire avec eux ces mimiques dignes d’un « Muppet Show ».
Bref tout roule, même l’avion sur la piste.
Décollage, oreilles bouchées, horizon qui s’éteint. Petites maisons de poupées qui disparaissent sous les nuages. Mélodie s’envole – il était temps.
La petite s’accroche à l’étiquette autour de son cou – UM : Unaccompanied Minor.
Mélodie sourit jaune. Elle ne se rappelle pas – de toute sa vie - avoir voyagé autrement que « Unaccompanied ». Et sans étiquette.
Une fois de plus, elle sait que San Antonio a raison : « Dans la vie, on est toujours seul : l'important est de savoir avec qui! »*
Aujourd’hui, ce sera avec une petite poupée bien sage, qui ne demande rien à personne.
De l’autre côté de l’allée, un jeune couple en voyage de noces, s’extasie devant le paysage qui disparaît à toute allure, et se réjouit à l’avance du plateau repas qu’on ne va pas tarder à leur servir. Ils se font des mines pour savoir si poisson ou viande ils vont choisir, et se laisseraient bien tenter par une petite coupe de champagne : il faut fêter ça. Ils irradient. Ils exultent.
Un peu plus loin, Simone tient la main d’Henri. Mélodie ne les connaît pas mais c’est ainsi qu’elle les baptise. Soudés l’un à l’autre depuis plus de 50 ans, ils vont tester de l’autre côté du globe, si la force de leur attachement résiste à un monde où tout tourne dans l’autre sens.
Mélodie voudrait dormir, les oublier.
Elle ne sait plus ce qu’elle est venue faire dans cet avion : American Airlines en partance pour… ?
Vol 574 à destination de… ? Embarquement Porte 7 mais pour aller où ?
Stupeur – noir absolu – vide sidéral.
Impossible de se souvenir. Panne complète en plein ciel, de l’ordinateur de bord-cerveau de Mélodie.
Dans sa poche, sa carte d’embarquement qu’elle déplie à grand peine, n’est pas d’un grand secours.
Mélodie M. - Allée 14 - côté hublot – siège D
Vol 574 – et pour la destination va te faire voir.
Elle tente un coup d’œil sur l’étiquette UM de la gamine, dont les petits doigts serrés n’ont pas lâché la ficelle depuis le décollage : impossible d’y déchiffrer quoi que ce soit.
Elle se rassure en se disant qu’après tout, peu importe où elle va atterrir, l’urgent était de décoller.
Mais ça ne tient pas longtemps. Elle n’est pas chez elle dans le Monde et ce serait plus rassurant de savoir un peu où l’emporte ce grand oiseau blanc… qui à cet instant précis, et dans un bruit de moteur qui crache, semble étrangement piquer du nez.
Mélodie voit la ligne d’horizon pencher. Elle regarde le plateau posé devant elle et qui s’envole : aucun doute, le vol 574 va devoir activer grandeur nature, le Muppet Show servi en échantillon il y a moins d’une heure. En mauvaise élève, elle n’a rien suivi du déballage de capuchon pour respirer et autre gilet de sauvetage pour se noyer moins vite. Elle aurait dû.
À côté d’elle, la gamine ne bronche pas, mais ses doigts sont violets à force de tirer sur la ficelle de son étiquette.
Le petit couple vomit tranquillement qui sa viande qui son poisson. Simone ne lâche pas la main d’Henri.
Le reste de l’avion ?? Mélodie ne tient pas à le savoir mais on ne lui demande pas son avis.
Les valises se télescopent, les magazines féminins volent dans l’air, la tambouille infâme d’American Airlines est projetée sur les vitres. Le champagne se sert tout seul. C’est la fin.
La Terre est ronde, depuis longtemps. Mais ce n’est pas un ballon de baudruche et le choc final pourrait être violent.
Le Stewart s’envoie une petite ligne et se penche vers Mélodie.
« Mademoiselle, Mademoiselle ».
Elle est assise sur un coin de trottoir. Le vent souffle méchamment et l’homme qui se penche vers elle a un visage d’ange.
Elle est passée de l’autre côté, et ça n’a aucune importance. Elle ne savait pas où elle allait et de toute façon tout le monde s’en foutait.
* Frédéric Dard, Les pensées de San-Antonio (1996)