Karine Legeron
Philomène
Philomène a toujours cru qu’elle mourrait avant son mari. Pourtant, contre toute attente, il gît là, sur le plancher de la salle à manger. Sa belle crinière blanche auréolée d’une flaque de sang. Mort. Elle le pousse doucement du pied. Oui, vraiment mort. Le sol se dérobe. Elle lui survivra, donc. Après l’avoir tué.
Combien de temps est-elle restée assise par terre? Ses genoux la font souffrir, ses hanches aussi. Lève-toi, maudite impénitente. Lentement, ses membres se déplient comme autant de ressorts usés. Les rhumatismes, il pleuvra demain. La main serrée sur le trophée, elle boitille jusqu’à la cuisine. De longues traînées rosées irisent l’émail blanc de l’évier, le sang s’écoule par la bonde et disparaît.
L’eau est redevenue limpide depuis longtemps quand Philomène ferme le robinet. Elle dépose le trophée dans l’égouttoir, puis se ravise, remplit le bac d’eau très chaude, ajoute un long trait de détergent, astique vigoureusement. Comme un plat à gratin au fond duquel le fromage aurait collé. Satisfaite, elle remet le trophée à sécher. Le cycliste en danseuse à côté des assiettes du souper. Sur le socle en faux marbre on peut lire : La grimpe 1945 - 1er prix. De toutes les coupes, avoir choisi celle-ci… Belle ironie!
***
Il était jeune et musclé, il sentait la sueur et l’effort. Sur la première marche du podium, il brandissait le cycliste en danseuse cuivré que Philomène, le rouge aux joues, venait de lui remettre. Tout à sa gloire, il l’avait embrassée distraitement. Aussi avait-elle été surprise quand, une fois la foule dispersée, il s’était approché :
— Puis-je vous offrir une crème glacée, Mademoiselle?
Ils avaient fait le tour du parc en flânant, un grand mariage, trois beaux enfants.
Il s’appelait Jean-Terrible Tremblay. Avec un nom pareil, elle aurait dû se méfier.
***
Dans la salle à manger, le corps inerte encombre le plancher. Quel désordre! Quelle fichue pagaille! La comtoise s’anime, Philomène sursaute. 21 heures. C’est l’heure de son émission préférée. Machinalement, elle tend le bras vers la télécommande, hésite, rougit d’avoir des pensées aussi futiles en de telles circonstances. Quand même, ce serait déplacé, répréhensible, immoral… Une vengeance si douce, aussi. Totalement déraisonnable, surtout : oublie-t-elle que Jean-Terrible n’est pas mort de sa belle mort, qu’il faudra bien expliquer tout ce sang? Pourquoi n’avoir pas pensé à l’empoisonner, vieille écervelée? Quelques cachets bien dosés, un sommeil d’éternité. La disparition banale d’un homme très âgé. Évidemment, le cycliste en danseuse, la flaque écarlate, la boîte crânienne défoncée… autant pour la banalité. Philomène se tord les mains dans son tablier. Jésus-Marie, que faire?
— D’abord, faire disparaître le cadavre.
Et l’assurance calme de sa voix la rassérène.
Une série d’images se succèdent dans son esprit. La cheminée de pierre, un bûcher ardent, le crépitement des cheveux, le craquement de la peau quand elle se fend. Mais combien de temps ce grand corps mettrait-il à se consumer? Sans parler de l’odeur, sûrement pestilentielle…
Une baignoire remplie d’acide, un peu de fumée, un léger bouillon, une main qui se dissout. Encore faudrait-il pouvoir le traîner jusqu’à la salle de bains, le hisser dans la baignoire. Avoir de l’acide…
Une bauge, un troupeau de sangliers, des crocs qui déchirent, des mâchoires qui broient. Un élevage porcin ferait-il l’affaire? Cochons ou sangliers, chimères, chimères…
Philomène soupire. À défaut de faire disparaître le cadavre, il faudrait au moins le cacher. Le congeler, quelle riche idée! Le grand congélateur au sous-sol, celui qui accueillait demi-veaux et agneaux quand les enfants vivaient à la maison, doit encore fonctionner. Mais comment découper un fémur ou disloquer une épaule quand elle manque de force pour casser une noix?
Doux Jésus, mais d’où me viennent ces horribles idées? Et cette froideur! Perplexes, ses yeux glissent sur le visage de son mari et quand ils rencontrent le regard vide et mort de Jean-Terrible, Philomène ne ressent ni pitié ni effroi. Elle ne ressent rien, sauf un léger agacement face à sa totale impuissance. Elle a besoin d’aide. Mais qui? Et puis elle pense à lui. Mais oui, évidemment, nigaude!
Au bout du fil, la voix est sombre et douce; comme la première fois.
***
La lettre était arrivée un mardi. Jean-Terrible était sorti faire des courses, mû par une furieuse envie de ragoût de boulettes que le traiteur du coin préparait à merveille. Sans cette irrépressible envie, il aurait reçu le courrier des mains du facteur, l’aurait remis à Philomène en l’interrogeant du regard, aurait glissé dans son dos alors qu’elle décachetait l’enveloppe, aurait lu les mots par-dessus son épaule. Il avait cette détestable, cette horripilante manie. Philomène n’en disait rien, mais en son for intérieur, elle considérait ce travers comme le pire de son mari. Elle était bien loin de se douter…
Mais ce jour-là, il était parti chez le traiteur et elle avait lu la lettre, seule. Deux fois. Avant d’en balayer le contenu d’un revers de conscience. Mensonges! Foutaises! Calomnies! Les gens n’avaient-ils donc rien de mieux à faire que de salir d’honnêtes réputations! Cet homme qui avait signé tout en bas, ce Philippe Bélanger, quel toupet! Espérait-il vraiment qu’elle lui téléphone? Quel culot, vraiment! Pourtant, elle n’avait pas jeté la lettre et n’en avait rien dit à Jean-Terrible.
Quelques jours plus tard, alors qu’elle était seule, une enveloppe avait été glissée sous la porte. Une photo noir et blanc, des gamins en short sur leur vélo, Jean-Terrible en arrière-plan, tout sourire, ses bras serrant de jeunes épaules. Un visage encerclé au feutre rouge et l’inscription P. Bélanger. Et ce visage, ce regard, cet enfant, Philomène les avait reconnus. Philippe Bélanger n’était donc pas un étranger.
Alors le doute s’était insinué, l’avait tourmentée, rongée, jusqu’à la pousser à décrocher le téléphone, un matin où son mari était parti à la pêche.
La sonnette explosa dans le cœur de Philomène. Sa main tremblait quand elle ouvrit la porte.
— J’aurais pu vous reconnaître à vos yeux.
Il les avait bleus et profonds, intenses comme l’océan. Triturant son chapeau mou, il la suivit jusqu’au salon, s’assit au bord d’un fauteuil, refusa le café qu’elle alla tout de même préparer dans la cuisine, tant était lourd le malaise que ressentait chacun d’être en présence de l’autre.
Assis face à face, séparés par une cafetière pleine et deux tasses qui resteraient vides, ils s’observaient en silence, ne sachant comment débuter cette relation qui n’aurait jamais dû exister, cette pénible mais inévitable conversation. Finalement, elle entreprit de commenter la météo, le ciel pur que lavait le nordet, le soleil trompeur qui chauffait les carreaux sans parvenir à dégeler le fond de l’air, les saisons qui, décidément…
— Excusez-moi de vous interrompre, Madame…
— Appelez-moi Philomène, voulez-vous jeune homme. J’ai toujours détesté que l’on me donne du « Madame ».
Il ne put s’empêcher de sourire de la coquetterie qu’il devinait derrière ces mots, les rides poudrées et le parfum de violette. Il ne put s’empêcher de sourire, malgré les horreurs qu’il s’apprêtait à proférer.
Pendant une heure interminable, il raconta le club de cyclisme, les entraînements, les vestiaires, les enfants. Il parla de Jean-Terrible. D’un homme que Philomène ne connaissait pas. D’un ogre.
— Pourquoi devrais-je vous croire?
— Parce que c’est la vérité. Pourquoi vous raconterais-je cette sordide histoire si elle n’était pas vraie?
— Pourquoi me la raconter, justement? À moi? Et maintenant?
Il demeura silencieux, regarda Philomène, longuement. Sembla hésiter. Avait-il le droit? Était-il prêt à aller jusque-là? Avec les années de métier, il avait appris à connaître l’âme humaine, ses failles, ses bassesses, ses recoins les plus sombres, ses ressources insoupçonnées. Il avait appris l’effroyable violence dont sont capables les êtres les plus ordinaires, les plus vulnérables quand ils sont blessés; les femmes comme cette femme. Il avait appris et il savait les mots qui font naître la colère. Il posa sur Philomène ses yeux d’océan.
— Je l’ai croisé récemment, par hasard, dans la rue. Après tout ce temps. Vous marchiez à ses côtés.
Il fit une pause, juste assez longue. Puis, son regard déferla.
— Vous m’avez fait penser à ma mère…
L’océan était tourmenté. Et soudain, en Philomène, la tempête gronda.
— Mon Dieu, les enfants… Mes enfants… Est-ce qu’à eux aussi…
Il rejoignit la vieille femme sur le canapé, serra ses mains entre les siennes. Et là, à cet instant exactement, elle le crut.
Sur le seuil, il s’excusa puis la remercia. Sans un mot, elle l’embrassa sur le front. Elle resta longtemps adossée à la porte close. Au retour de Jean-Terrible, elle prétexta une migraine et se réfugia au fond du lit.
Elle passa plusieurs semaines à le scruter, à tenter de déceler un signe, de surprendre un regard. Elle creusait sa mémoire à la recherche d’un souvenir qui lui aurait échappé, d’un indice. Se pouvait-il qu’elle n’ait rien vu? Elle rendait visite à ses enfants, regardait le ventre rond de sa belle-fille avec anxiété, posait toutes sortes de questions en espérant ne pas en avoir l’air, n’apprenait rien, inventait tout, imaginait le pire. Elle pleurait tout le temps. Et puis un jour, elle se réveilla avec les yeux secs et le cœur froid. Sa décision était prise.
L’amour peut-il durer soixante-dix ans puis disparaître sans laisser de traces, sans même créer de vide? Sembler n’avoir jamais existé?
***
Il est près de minuit quand il arrive. Elle s’excuse et le remercie d’être venu aussi vite. Il l’enveloppe de ses yeux bleus, l’embrasse sur le front, sans un mot. Comme s’ils reprenaient là où ils s’étaient laissés. Quand il pénètre dans la salle à manger, un long frisson parcourt son dos, ses bras, ses mains. Un sourire satisfait que Philomène ne voit pas. Il se retourne. Le visage de la vieille femme est insondable.
— Puis-je vous demander un verre d’eau?
De longues gorgées bruyantes. De longues minutes d’attente. Philomène n’ose pas bouger.
Puis il l’entraîne vers le salon, l’assied dans le canapé. Ses mains d’homme ne tremblent plus quand elles s’emparent des petits poings maculés de taches brunes. Il parle, questionne, ordonne, s’assure qu’elle a bien compris, lui fait répéter, encore. Quand il se tait enfin, elle le regarde, éberluée :
— On dirait que vous avez fait ça toute votre vie…
— Ne vous préoccupez pas de ça. Une dernière chose : évidemment, nous ne nous sommes jamais rencontrés. Maintenant, allez vous coucher.
Et comment pourrais-je dormir après une telle journée? Et pourtant elle dort. Du sommeil des justes.
Le soleil baigne la chambre et réveille Philomène, surprise qu’il ne pleuve pas. Ses rhumatismes ont menti, c’est bien la première fois. Elle tâte l’oreiller de Jean-Terrible. Il est parti à la pêche, à l’aube, comme toujours, sans me réveiller.
Dans la salle à manger, tout est en ordre. Un bouquet de mimosa mêle son parfum à celui, légèrement citronné, du produit d’entretien. Sur le buffet, parmi les coupes et les médailles, le cycliste en danseuse pavoise. Imperturbable. Imperturbé.
À 13 h, Philomène appelle l’habituel compagnon de pêche de Jean-Terrible :
— Vous n’êtes donc pas ensemble… Sais-tu où il peut bien être? Il n’est pas rentré manger…
À 14 h 56, l’ami rappelle : la voiture se trouve près d’un étang qu’ils fréquentent souvent, mais nulle trace de Jean-Terrible. Les cannes étaient à l’eau, le siège déplié, la besace en osier renversée. L’ami est inquiet.
À 15 h, Philomène téléphone à son fils aîné :
— Je ne sais pas quoi faire…
À 15 h 15, sur les conseils du benjamin, elle compose le 911.
À 16 h, elle récite l’histoire aux policiers.
À 16 h 30, alors qu’elle joue nerveusement avec son alliance qu’il est trop tôt pour enlever, on lui apporte une tisane en annonçant l’arrivée imminente de l’inspecteur.
Quand, à 17 h un homme pénètre dans le salon en triturant un chapeau mou, les doigts de Philomène se figent sur l’anneau d’or. La voix est sombre et douce, les yeux bleu marine, apaisés.
— Bonjour, Madame Tremblay, je suis l’inspecteur Bélanger. Mais, puis-je me permettre de vous appeler Philomène?
L’eau est redevenue limpide depuis longtemps quand Philomène ferme le robinet. Elle dépose le trophée dans l’égouttoir, puis se ravise, remplit le bac d’eau très chaude, ajoute un long trait de détergent, astique vigoureusement. Comme un plat à gratin au fond duquel le fromage aurait collé. Satisfaite, elle remet le trophée à sécher. Le cycliste en danseuse à côté des assiettes du souper. Sur le socle en faux marbre on peut lire : La grimpe 1945 - 1er prix. De toutes les coupes, avoir choisi celle-ci… Belle ironie!
***
Il était jeune et musclé, il sentait la sueur et l’effort. Sur la première marche du podium, il brandissait le cycliste en danseuse cuivré que Philomène, le rouge aux joues, venait de lui remettre. Tout à sa gloire, il l’avait embrassée distraitement. Aussi avait-elle été surprise quand, une fois la foule dispersée, il s’était approché :
— Puis-je vous offrir une crème glacée, Mademoiselle?
Ils avaient fait le tour du parc en flânant, un grand mariage, trois beaux enfants.
Il s’appelait Jean-Terrible Tremblay. Avec un nom pareil, elle aurait dû se méfier.
***
Dans la salle à manger, le corps inerte encombre le plancher. Quel désordre! Quelle fichue pagaille! La comtoise s’anime, Philomène sursaute. 21 heures. C’est l’heure de son émission préférée. Machinalement, elle tend le bras vers la télécommande, hésite, rougit d’avoir des pensées aussi futiles en de telles circonstances. Quand même, ce serait déplacé, répréhensible, immoral… Une vengeance si douce, aussi. Totalement déraisonnable, surtout : oublie-t-elle que Jean-Terrible n’est pas mort de sa belle mort, qu’il faudra bien expliquer tout ce sang? Pourquoi n’avoir pas pensé à l’empoisonner, vieille écervelée? Quelques cachets bien dosés, un sommeil d’éternité. La disparition banale d’un homme très âgé. Évidemment, le cycliste en danseuse, la flaque écarlate, la boîte crânienne défoncée… autant pour la banalité. Philomène se tord les mains dans son tablier. Jésus-Marie, que faire?
— D’abord, faire disparaître le cadavre.
Et l’assurance calme de sa voix la rassérène.
Une série d’images se succèdent dans son esprit. La cheminée de pierre, un bûcher ardent, le crépitement des cheveux, le craquement de la peau quand elle se fend. Mais combien de temps ce grand corps mettrait-il à se consumer? Sans parler de l’odeur, sûrement pestilentielle…
Une baignoire remplie d’acide, un peu de fumée, un léger bouillon, une main qui se dissout. Encore faudrait-il pouvoir le traîner jusqu’à la salle de bains, le hisser dans la baignoire. Avoir de l’acide…
Une bauge, un troupeau de sangliers, des crocs qui déchirent, des mâchoires qui broient. Un élevage porcin ferait-il l’affaire? Cochons ou sangliers, chimères, chimères…
Philomène soupire. À défaut de faire disparaître le cadavre, il faudrait au moins le cacher. Le congeler, quelle riche idée! Le grand congélateur au sous-sol, celui qui accueillait demi-veaux et agneaux quand les enfants vivaient à la maison, doit encore fonctionner. Mais comment découper un fémur ou disloquer une épaule quand elle manque de force pour casser une noix?
Doux Jésus, mais d’où me viennent ces horribles idées? Et cette froideur! Perplexes, ses yeux glissent sur le visage de son mari et quand ils rencontrent le regard vide et mort de Jean-Terrible, Philomène ne ressent ni pitié ni effroi. Elle ne ressent rien, sauf un léger agacement face à sa totale impuissance. Elle a besoin d’aide. Mais qui? Et puis elle pense à lui. Mais oui, évidemment, nigaude!
Au bout du fil, la voix est sombre et douce; comme la première fois.
***
La lettre était arrivée un mardi. Jean-Terrible était sorti faire des courses, mû par une furieuse envie de ragoût de boulettes que le traiteur du coin préparait à merveille. Sans cette irrépressible envie, il aurait reçu le courrier des mains du facteur, l’aurait remis à Philomène en l’interrogeant du regard, aurait glissé dans son dos alors qu’elle décachetait l’enveloppe, aurait lu les mots par-dessus son épaule. Il avait cette détestable, cette horripilante manie. Philomène n’en disait rien, mais en son for intérieur, elle considérait ce travers comme le pire de son mari. Elle était bien loin de se douter…
Mais ce jour-là, il était parti chez le traiteur et elle avait lu la lettre, seule. Deux fois. Avant d’en balayer le contenu d’un revers de conscience. Mensonges! Foutaises! Calomnies! Les gens n’avaient-ils donc rien de mieux à faire que de salir d’honnêtes réputations! Cet homme qui avait signé tout en bas, ce Philippe Bélanger, quel toupet! Espérait-il vraiment qu’elle lui téléphone? Quel culot, vraiment! Pourtant, elle n’avait pas jeté la lettre et n’en avait rien dit à Jean-Terrible.
Quelques jours plus tard, alors qu’elle était seule, une enveloppe avait été glissée sous la porte. Une photo noir et blanc, des gamins en short sur leur vélo, Jean-Terrible en arrière-plan, tout sourire, ses bras serrant de jeunes épaules. Un visage encerclé au feutre rouge et l’inscription P. Bélanger. Et ce visage, ce regard, cet enfant, Philomène les avait reconnus. Philippe Bélanger n’était donc pas un étranger.
Alors le doute s’était insinué, l’avait tourmentée, rongée, jusqu’à la pousser à décrocher le téléphone, un matin où son mari était parti à la pêche.
La sonnette explosa dans le cœur de Philomène. Sa main tremblait quand elle ouvrit la porte.
— J’aurais pu vous reconnaître à vos yeux.
Il les avait bleus et profonds, intenses comme l’océan. Triturant son chapeau mou, il la suivit jusqu’au salon, s’assit au bord d’un fauteuil, refusa le café qu’elle alla tout de même préparer dans la cuisine, tant était lourd le malaise que ressentait chacun d’être en présence de l’autre.
Assis face à face, séparés par une cafetière pleine et deux tasses qui resteraient vides, ils s’observaient en silence, ne sachant comment débuter cette relation qui n’aurait jamais dû exister, cette pénible mais inévitable conversation. Finalement, elle entreprit de commenter la météo, le ciel pur que lavait le nordet, le soleil trompeur qui chauffait les carreaux sans parvenir à dégeler le fond de l’air, les saisons qui, décidément…
— Excusez-moi de vous interrompre, Madame…
— Appelez-moi Philomène, voulez-vous jeune homme. J’ai toujours détesté que l’on me donne du « Madame ».
Il ne put s’empêcher de sourire de la coquetterie qu’il devinait derrière ces mots, les rides poudrées et le parfum de violette. Il ne put s’empêcher de sourire, malgré les horreurs qu’il s’apprêtait à proférer.
Pendant une heure interminable, il raconta le club de cyclisme, les entraînements, les vestiaires, les enfants. Il parla de Jean-Terrible. D’un homme que Philomène ne connaissait pas. D’un ogre.
— Pourquoi devrais-je vous croire?
— Parce que c’est la vérité. Pourquoi vous raconterais-je cette sordide histoire si elle n’était pas vraie?
— Pourquoi me la raconter, justement? À moi? Et maintenant?
Il demeura silencieux, regarda Philomène, longuement. Sembla hésiter. Avait-il le droit? Était-il prêt à aller jusque-là? Avec les années de métier, il avait appris à connaître l’âme humaine, ses failles, ses bassesses, ses recoins les plus sombres, ses ressources insoupçonnées. Il avait appris l’effroyable violence dont sont capables les êtres les plus ordinaires, les plus vulnérables quand ils sont blessés; les femmes comme cette femme. Il avait appris et il savait les mots qui font naître la colère. Il posa sur Philomène ses yeux d’océan.
— Je l’ai croisé récemment, par hasard, dans la rue. Après tout ce temps. Vous marchiez à ses côtés.
Il fit une pause, juste assez longue. Puis, son regard déferla.
— Vous m’avez fait penser à ma mère…
L’océan était tourmenté. Et soudain, en Philomène, la tempête gronda.
— Mon Dieu, les enfants… Mes enfants… Est-ce qu’à eux aussi…
Il rejoignit la vieille femme sur le canapé, serra ses mains entre les siennes. Et là, à cet instant exactement, elle le crut.
Sur le seuil, il s’excusa puis la remercia. Sans un mot, elle l’embrassa sur le front. Elle resta longtemps adossée à la porte close. Au retour de Jean-Terrible, elle prétexta une migraine et se réfugia au fond du lit.
Elle passa plusieurs semaines à le scruter, à tenter de déceler un signe, de surprendre un regard. Elle creusait sa mémoire à la recherche d’un souvenir qui lui aurait échappé, d’un indice. Se pouvait-il qu’elle n’ait rien vu? Elle rendait visite à ses enfants, regardait le ventre rond de sa belle-fille avec anxiété, posait toutes sortes de questions en espérant ne pas en avoir l’air, n’apprenait rien, inventait tout, imaginait le pire. Elle pleurait tout le temps. Et puis un jour, elle se réveilla avec les yeux secs et le cœur froid. Sa décision était prise.
L’amour peut-il durer soixante-dix ans puis disparaître sans laisser de traces, sans même créer de vide? Sembler n’avoir jamais existé?
***
Il est près de minuit quand il arrive. Elle s’excuse et le remercie d’être venu aussi vite. Il l’enveloppe de ses yeux bleus, l’embrasse sur le front, sans un mot. Comme s’ils reprenaient là où ils s’étaient laissés. Quand il pénètre dans la salle à manger, un long frisson parcourt son dos, ses bras, ses mains. Un sourire satisfait que Philomène ne voit pas. Il se retourne. Le visage de la vieille femme est insondable.
— Puis-je vous demander un verre d’eau?
De longues gorgées bruyantes. De longues minutes d’attente. Philomène n’ose pas bouger.
Puis il l’entraîne vers le salon, l’assied dans le canapé. Ses mains d’homme ne tremblent plus quand elles s’emparent des petits poings maculés de taches brunes. Il parle, questionne, ordonne, s’assure qu’elle a bien compris, lui fait répéter, encore. Quand il se tait enfin, elle le regarde, éberluée :
— On dirait que vous avez fait ça toute votre vie…
— Ne vous préoccupez pas de ça. Une dernière chose : évidemment, nous ne nous sommes jamais rencontrés. Maintenant, allez vous coucher.
Et comment pourrais-je dormir après une telle journée? Et pourtant elle dort. Du sommeil des justes.
Le soleil baigne la chambre et réveille Philomène, surprise qu’il ne pleuve pas. Ses rhumatismes ont menti, c’est bien la première fois. Elle tâte l’oreiller de Jean-Terrible. Il est parti à la pêche, à l’aube, comme toujours, sans me réveiller.
Dans la salle à manger, tout est en ordre. Un bouquet de mimosa mêle son parfum à celui, légèrement citronné, du produit d’entretien. Sur le buffet, parmi les coupes et les médailles, le cycliste en danseuse pavoise. Imperturbable. Imperturbé.
À 13 h, Philomène appelle l’habituel compagnon de pêche de Jean-Terrible :
— Vous n’êtes donc pas ensemble… Sais-tu où il peut bien être? Il n’est pas rentré manger…
À 14 h 56, l’ami rappelle : la voiture se trouve près d’un étang qu’ils fréquentent souvent, mais nulle trace de Jean-Terrible. Les cannes étaient à l’eau, le siège déplié, la besace en osier renversée. L’ami est inquiet.
À 15 h, Philomène téléphone à son fils aîné :
— Je ne sais pas quoi faire…
À 15 h 15, sur les conseils du benjamin, elle compose le 911.
À 16 h, elle récite l’histoire aux policiers.
À 16 h 30, alors qu’elle joue nerveusement avec son alliance qu’il est trop tôt pour enlever, on lui apporte une tisane en annonçant l’arrivée imminente de l’inspecteur.
Quand, à 17 h un homme pénètre dans le salon en triturant un chapeau mou, les doigts de Philomène se figent sur l’anneau d’or. La voix est sombre et douce, les yeux bleu marine, apaisés.
— Bonjour, Madame Tremblay, je suis l’inspecteur Bélanger. Mais, puis-je me permettre de vous appeler Philomène?