Matthias Pallot
Wolfgang
Je me souviens de Wolfgang, le mammouth autrichien qui m’avait accueilli dans son refuge de montagne, à quelques pas du lac TwengerAlmSee, cinquante kilomètres au sud de Salzbourg. Wolfgang avait sa montagnarde pour lui gueuler dessus toutes les trente minutes, et puisqu’elle s’était logée quelque part à l’intérieur de son triceps énorme, elle lui tirait les trapèzes comme une trapéziste obèse ; sciant rires et nerfs d’une vie de diplomate retraité, défait paraît-il par le combat de puissants intérêts politiques.
Je me souviens ses coudes ermites, ses paumes calleuses et la sagesse rugueuse du personnage :
« La tomate est comme une vierge le jour des noces de sa cadette. Elle se donne à vous de tout son être : peau, jus, chair et germes! »
Wolfgang avait les mots plus justes que son corps de bûcheron, frustre et mal vieilli. Wolfgang était ce qu’on appelle « un personnage à rencontrer », lequel avait adopté tous les us et coutumes d’un parfait tyrolien, la grosse femme en prime, les chopes de bière avec, la morosité des hivers en gage, et la paix pour consolation ; n’étaient les intentions de guerre que sa baleine des neiges lui déclarait trop souvent.
Franchement usé, je marchais depuis des heures sur des sentiers glissant lorsque je trouvai son chalet niché sous les robes de conifères gigantesques. Devant, un 4x4 déglingué de marque japonaise était garé sous un pauvre abri de bois. La neige était partout, la vie nulle part. Dieu ici ne raturait pas : chaque hiver, tout était gommé pour le décor d’un nouveau rien monumental.
Wolfgang, complètement débraillé, m’accueillit à membres déployés et m’invita à rentrer pour tailler le bout de gras autour de quelques verres. L’incontinence de sa joie devait s’expliquer par la rareté des visites. Tout en se dégageant de l’entrée pour me laisser pénétrer sa baraque, il hurlait des choses en allemand, de gaieté sans doute.
L’intérieur du chalet ressemblait à tous les intérieurs de chalets de montagne que j’avais pu visiter, d’une authenticité peu couteuse et programmatique. Décoration et pièces de mobilier comprises : vaisselier en pin, services de porcelaine tendre, peaux de chamois, cheminé mal ramonée, poutres apparentes, couvertures de laine, une icône de la vierge, rusti-nudité, peintures à l’huile représentant chalet, torrent, ponton et montagne ; vue du pic de la dent du chat depuis la rivière des pentes, de la corne de bélier ou de l’âne mort, le mont de l’aiguille rouge, noire ou blanche, du col de Saint-Friedrich, Saint-Maximilien ou Saint-Bernard, rivière de l’ours, chemin des marmottes ou du bouquetin bleu bref. Je me demandais pourquoi tous les chalets de montagne regorgeaient de représentations de chalets de montagne, et si c’était l’amour sincère des lieux ou de leur désolation capiteuse qui obligeaient les hommes à de si tristes mises en abîme.
« Tu sais les occupations manquent salement ici mais Martina s’en est toujours moquée » désignant l’hideuse compagne, sa chère et dure qui roulait des yeux chaque fois qu’il ouvrait la bouche, et sans comprendre le français qu’il prononçait parfaitement. « Celle-là n’a jamais rien fait qu’exister, débiter du bois, préserver le feu. Pour moi c’est différent, j’avais la vie active et je n’ai jamais tenu en place. Au début je me suis ennuyé comme un curé ici, alors j’ai du me trouver une passion : la tomate. J’ai observé, j’ai lu et beaucoup planché, et j’ai l’audace de croire que j’en suis devenu l’un des plus grands spécialistes au monde ! » Dit-il en insistant sur le dernier mot, levant l’index et les yeux tourbillonnant, l’air d’invoquer la tomatodicée. Sa grosse femme avait elle aussi son obsession, celle du verre plein : elle faisait preuve pour la satisfaire d’un zèle qui rapidement me tapa sur le crâne. Wolfgang quant à lui, tel un puits sans fond, absorbait devant mes yeux abêtis des litres et des litres d’une bavaroise amère. Alors que j’allais pisser toutes les cinq minutes, la vessie de l’ogre ne le chatouillait même pas ; comme si sa conférence sur les vertus de la tomate devait occuper jusqu’à son système urinaire, soutenant lui aussi le conte de ses fantasmes fruiteux. Quand je lui demandai s’il comptait faire part de ses acquis d’une façon ou d’une autre, en rédigeant une thèse, en ouvrant un cabinet ou un restaurant, il faillit prendre la mouche avant que l’ogresse ne le recadre balai en main.
« Vois-tu, ce n’est pas de gastronomie dont il s’agit. C’est…mm.. » Il mâchait ses mots, soupirant, ruminant, il en avait un coincé entre deux molaires, qu’il frottait avec sa langue de bovin : « c’est d’astrophysique ! D’astrophysique de la tomate… de métaphysique de la tomate, de tomatogénèse du soi transcendantal, c’est de tout ça foutre de Dieu dont il s’agit ! » Euphorique, il se balançait maintenant sur sa chaise, laquelle devait concentrer toutes les forces de sa matière pour ne pas rompre. A chaque poussée d’une inspiration folle, il frappait la table bancale de son poing droit, enfonçant coup par coup son plateau et gueulant crescendo : « La tomate est une putain de religion ! » Comme je n’y connaissais rien en fruits et légumes, en botanique ou en périodicité, je n’étais pas surpris que des tomates puissent pousser à une telle altitude et par des saisons aussi rudes. C’est quand je lui demandai de me faire goûter à l’une de ses productions que je me heurtai violemment à lui, dans le mur infranchissable de son physique hors du commun, saisi d’une fureur pathétique de vieux lion sans terre. La table perdît pied, les assiettes à soupe avec elle, qui glissèrent lentement, chutèrent et finirent par se briser sur le dallé. Là-dessus, sa grosse autrichienne hurla des insultes en allemand, tout-droit sorties des enfers cancéreux de son estomac choucroutéen. Wolfgang commença par râler gentiment, puis s’abaissa en excuses que je ne compris pas et, tandis que la tyrolienne balayait les bouts de porcelaine tout en marmonnant blasphèmes et jurons, finit par se lamenter d’une existence triste au possible, dure et désertique.
Plus tard, étourdi des quatre pintes de bière et gavé de morceaux épais d’une charcuterie mal séchée, je discutais avec un Wolfgang rasséréné du principe d’inertie dont il niait tout bonnement l’existence, argumentaire à l’appui. Wolfgang avait sa grosse tête sur les épaules, universelle, empiriste et têtue. En plus de la géopolitique, il s’était jadis intéressé aux sciences dures et je trouvais comique de pouvoir échanger sur de tels sujets en pareil endroit. La pièce était chaude, mon fauteuil confortable m’y tenait prisonnier, l’odeur sec du bois résineux ramolissait ma volonté, mon esprit par l’alcool apaisé, le flot de ses paroles me transportait dans des contrées passées et des temps d’ailleurs.
Parce que Wolfgang était aussi une mémoire, et courant les murs d’une cave sous-terraine, un esprit s’explorait lui-même, drôle et nostalgique. Il me raconta qu’un dimanche d’hiver à Salzbourg, sur le parvis de la cathédrale Saint-Rupert, alors qu’il était venu de Vienne d’où il étudiait les sciences sociales, il avait fait la connaissance de deux jeunes biologistes texanes qui, le soir même dans une auberge au sommet de la colline du Moine, lui en firent voir de toutes les couleurs. « Emily me dit-il, me lista les vertus de la sève des tilleuls tout en tétant frénétiquement la mienne ; l’autre, dont j’ai oublié le prénom, traitant mes parties intimes comme elle touillait ses composés chimiques, avec tout l’amour qu’elle pouvait donner et avec cette sorte de douceur périlleuse à laquelle se livrent sans retenue certaines américaines dès qu’elles rencontrent un continental bien formé. » Wolfgang se perdait souvent, quelque part au fond de son ventre depuis lequel il tirait ses souvenirs. « Elles étaient rondes et légères, vengées d’anciennes humiliations et de l’hésitation des hommes. » Wolfgang souriait lorsqu’il narrait ses histoires, mais chaque fois que le débit de mots se tarissait, ses yeux fatigués dégringolaient pour finir par se noyer dans ses joues violettes et ballonnées. Comme si la tension extrême dans laquelle ses meilleurs souvenirs le plongeaient l’épuisait une fois racontés, une fois la joie du rappel cramée comme les bûches que la grosse autrichienne balançait dans la cheminée avec l’énergie et la cadence d’un jeune homme. J’avais l’impression qu’alors montrée la masse totale de ses plus belles images, ses yeux fiévreux ne se lèveraient plus et sa vie se terminerait. Je m’attendais à voir sa tête s’écrouler définitivement dans l’antre abyssal de son thorax, entre ses épaules de charpentier, et la grosse femme venant le tirer par les cheveux, gueulant à la mort et maudissant son Dieu.
Wolfgang s’intéressa un peu à mon histoire, à mes études de philosophie pour lesquelles il montra une curiosité sincère, puis revînt vers ses sujets de prédilection : le goût des tomates qu’il n’avait pas connu depuis des lustres, le goût du fruit défendu, et enfin celui des femmes mûres : femmes d’ambassadeurs, putains vietnamiennes et une vieille conférencière californienne dont il me décrivit le cul comme Homère le mont Olympe.
Martina dans l’après-midi disparût, alors que la lumière commençait à diminuer. Wolfgang me voulait à sa table le soir encore, et puis le lendemain midi, et puis le lendemain soir aussi. Son rire de titan résonnait comme un appel insistant à rester, l’odeur de malt qui remontait de sa grosse barbe me réconfortait, ses mains de géant me rassuraient ; et je devenais comme accroc à sa voix, à ses contes en tout genre, et aux femmes qu’il avait rencontrée par centaines. Du coup je lui demandai comment était-il tombé sur Martina et si les femmes qu’il me décrivait tendrement possédaient toutes un physique aussi attrayant. Il en rît, toussa très fort et faillit s’étouffer. Il me raconta la mine résignée qu’il la connaissait depuis l’enfance et que déjà à cette époque-ci il aimait envelopper son visage dans ses seins brûlants. Je trouvais que son récit avait un gout de nostalgie amère et de fatalité, comme la nuit qui tombait lourdement, justement, comme aussi la poitrine de Martina sur sa panse apaisante, enveloppant parfois l’esprit broussailleux de Wolfgang, bercé comme un bébé par une mère nourricière.
« Tout le monde la prend pour un légume. On la sert en plat ou en entrée. On la prend pour ce qu’elle n’est pas, on veut en faire un truc durable et on l’intellectualise. Mais la tomate est un fruit délicieux, charnel, qui se bouffe comme tu sais quoi, et qui se déguste avec son cœur, ses ligaments et son sucre. » Wolfgang, j’en étais sûr, allait en venir à quelque chose de brutal, d’éternel et de dérisoire. Il conclurait quelque part, avec le bruit sec et plat d’une chopine vidangée frappant la table. Et pour une fois seulement, sa grasse mégère ne dirait rien, acceptant le drame sans l’étouffer. J’avais du mal à saisir le sens de cette hystérie tomatophile, mais je comprenais que cet endroit s’était dégagé des contraintes de la logique, imprégné me disais-je d’une vérité dont il fallait surmonter l’enceinte, solide et monumentale. Wolfgang était le génie des lampes, il me voulait faire un vœu, raisonnable, minime et concret, celui d’aimer une tomate pour ce qu’elle est, exquise et inconnue.
Wolfgang m’expliqua son métier d’autrefois qui consistait, de que ce j’en comprenais, à compiler des papiers diplomatiques. Je n’arrivais pas bien à en mesurer l’importance ni le degré de compétences ou de confidentialité que ça exigeait. « Une fois les lieux ratissés, tous les éléments rassemblés, j’appelais mon boss qui me disait de prendre du bon temps pour le reste de la semaine, et je baisais toute l’ambassade, de la femme de ménage à l’ambassadrice elle-même, en passant par toutes les secrétaires : secrétaires d’ambassade, secrétaires de cabinet, secrétaires particulières, parfois la nourrice quand il y avait des gosses, et parfois même la femme qui, au guichet, se chargeait de tamponner les visas. »
Wolfgang abusait des crudités, peut-être pour napper ce fond d’amertume dans lequel trempaient ses récits. Wolfgang voulait se gaver du passé, mais sans les maux du souvenir, sans les petits suppléments d’âme qui l’écoeuraient du présent.
« La solanum lycopersicum, est un fruit charnu, elle est belle mais sensible au froid. Plante hermaphrodite, elle est autofertile, s’implante, germe, se reproduit seule et persévère dans ses motifs de base. » Il marqua une pause, posa ses coudes sur la table, croisa les doigts et pris ce ton dramatique que j’eusse moqué volontiers s’il n’était pas sien : « La tomate camarade, est indépendante et téméraire… » Là-dessus, subitement, la femelle entra dans la pièce comme le diable libéré de sa cage, en braillant « Tomate ! » avec son fort accent allemand, répéta plusieurs fois le mot « tomaaate, tOmateuh » à s’arracher le palais sur les consonnes, et les poumons sur les voyelles, elle hurlait comme une truie qu’on égorge, frappant du pied à s’en briser les chevilles. Wolfgang se leva, l’attrapa par le collet et la balança dans la cuisine. Je m’étais levé, de frayeur plus que de courage, girouettant de Wolfgang à sa grosse femme, et, geste inexplicable, me saisit du soufflet. Pendant que sa nourrice gémissait à terre, Wolfgang l’enferma dans la cuisine et sous sa puissance herculéenne, arracha la poignée de la porte en la claquant. Elle lui restait dans les mains comme la clé d’un coffre à merde. Ne sachant pas trop quoi en faire, l’idée lui vînt d’aller l’enfouir dans la neige, à des centaines de mètres plus loin, histoire que la bête se dessécha, s’évanoui et ne se réveilla jamais, ce gros légume complexe, plein d’acides gras, de vers et de boursouflures.
Mais Wolfgang avait succombé aux abstractions et aux contraintes du temps, sans doute parce que la faim sur la fin se dénature toujours. Je m’étais figé, manquant de courage devant ces délires que je comprenais mal. J’étais bouche bée devant l’énergie du désespoir, la tragédie qu’il conduisait, la crasse nerveuse de Wolfgang et de la mélancolie de ses membres qui, dans les remords, le désarroi et la colère, signifiait ce que lui-même avait toujours désapprouvé : l’énergie de la vie s’amoindrissant. Il défonça la porte de la cuisine et par la force d’un âge qu’il regrettait, releva son âme sanglotant, le corps de la grosse convulsant de chagrin, son dernier amour, le seul qui n’en fût pas un.
« La tomate est comme une vierge le jour des noces de sa cadette. Elle se donne à vous de tout son être : peau, jus, chair et germes! »
Wolfgang avait les mots plus justes que son corps de bûcheron, frustre et mal vieilli. Wolfgang était ce qu’on appelle « un personnage à rencontrer », lequel avait adopté tous les us et coutumes d’un parfait tyrolien, la grosse femme en prime, les chopes de bière avec, la morosité des hivers en gage, et la paix pour consolation ; n’étaient les intentions de guerre que sa baleine des neiges lui déclarait trop souvent.
Franchement usé, je marchais depuis des heures sur des sentiers glissant lorsque je trouvai son chalet niché sous les robes de conifères gigantesques. Devant, un 4x4 déglingué de marque japonaise était garé sous un pauvre abri de bois. La neige était partout, la vie nulle part. Dieu ici ne raturait pas : chaque hiver, tout était gommé pour le décor d’un nouveau rien monumental.
Wolfgang, complètement débraillé, m’accueillit à membres déployés et m’invita à rentrer pour tailler le bout de gras autour de quelques verres. L’incontinence de sa joie devait s’expliquer par la rareté des visites. Tout en se dégageant de l’entrée pour me laisser pénétrer sa baraque, il hurlait des choses en allemand, de gaieté sans doute.
L’intérieur du chalet ressemblait à tous les intérieurs de chalets de montagne que j’avais pu visiter, d’une authenticité peu couteuse et programmatique. Décoration et pièces de mobilier comprises : vaisselier en pin, services de porcelaine tendre, peaux de chamois, cheminé mal ramonée, poutres apparentes, couvertures de laine, une icône de la vierge, rusti-nudité, peintures à l’huile représentant chalet, torrent, ponton et montagne ; vue du pic de la dent du chat depuis la rivière des pentes, de la corne de bélier ou de l’âne mort, le mont de l’aiguille rouge, noire ou blanche, du col de Saint-Friedrich, Saint-Maximilien ou Saint-Bernard, rivière de l’ours, chemin des marmottes ou du bouquetin bleu bref. Je me demandais pourquoi tous les chalets de montagne regorgeaient de représentations de chalets de montagne, et si c’était l’amour sincère des lieux ou de leur désolation capiteuse qui obligeaient les hommes à de si tristes mises en abîme.
« Tu sais les occupations manquent salement ici mais Martina s’en est toujours moquée » désignant l’hideuse compagne, sa chère et dure qui roulait des yeux chaque fois qu’il ouvrait la bouche, et sans comprendre le français qu’il prononçait parfaitement. « Celle-là n’a jamais rien fait qu’exister, débiter du bois, préserver le feu. Pour moi c’est différent, j’avais la vie active et je n’ai jamais tenu en place. Au début je me suis ennuyé comme un curé ici, alors j’ai du me trouver une passion : la tomate. J’ai observé, j’ai lu et beaucoup planché, et j’ai l’audace de croire que j’en suis devenu l’un des plus grands spécialistes au monde ! » Dit-il en insistant sur le dernier mot, levant l’index et les yeux tourbillonnant, l’air d’invoquer la tomatodicée. Sa grosse femme avait elle aussi son obsession, celle du verre plein : elle faisait preuve pour la satisfaire d’un zèle qui rapidement me tapa sur le crâne. Wolfgang quant à lui, tel un puits sans fond, absorbait devant mes yeux abêtis des litres et des litres d’une bavaroise amère. Alors que j’allais pisser toutes les cinq minutes, la vessie de l’ogre ne le chatouillait même pas ; comme si sa conférence sur les vertus de la tomate devait occuper jusqu’à son système urinaire, soutenant lui aussi le conte de ses fantasmes fruiteux. Quand je lui demandai s’il comptait faire part de ses acquis d’une façon ou d’une autre, en rédigeant une thèse, en ouvrant un cabinet ou un restaurant, il faillit prendre la mouche avant que l’ogresse ne le recadre balai en main.
« Vois-tu, ce n’est pas de gastronomie dont il s’agit. C’est…mm.. » Il mâchait ses mots, soupirant, ruminant, il en avait un coincé entre deux molaires, qu’il frottait avec sa langue de bovin : « c’est d’astrophysique ! D’astrophysique de la tomate… de métaphysique de la tomate, de tomatogénèse du soi transcendantal, c’est de tout ça foutre de Dieu dont il s’agit ! » Euphorique, il se balançait maintenant sur sa chaise, laquelle devait concentrer toutes les forces de sa matière pour ne pas rompre. A chaque poussée d’une inspiration folle, il frappait la table bancale de son poing droit, enfonçant coup par coup son plateau et gueulant crescendo : « La tomate est une putain de religion ! » Comme je n’y connaissais rien en fruits et légumes, en botanique ou en périodicité, je n’étais pas surpris que des tomates puissent pousser à une telle altitude et par des saisons aussi rudes. C’est quand je lui demandai de me faire goûter à l’une de ses productions que je me heurtai violemment à lui, dans le mur infranchissable de son physique hors du commun, saisi d’une fureur pathétique de vieux lion sans terre. La table perdît pied, les assiettes à soupe avec elle, qui glissèrent lentement, chutèrent et finirent par se briser sur le dallé. Là-dessus, sa grosse autrichienne hurla des insultes en allemand, tout-droit sorties des enfers cancéreux de son estomac choucroutéen. Wolfgang commença par râler gentiment, puis s’abaissa en excuses que je ne compris pas et, tandis que la tyrolienne balayait les bouts de porcelaine tout en marmonnant blasphèmes et jurons, finit par se lamenter d’une existence triste au possible, dure et désertique.
Plus tard, étourdi des quatre pintes de bière et gavé de morceaux épais d’une charcuterie mal séchée, je discutais avec un Wolfgang rasséréné du principe d’inertie dont il niait tout bonnement l’existence, argumentaire à l’appui. Wolfgang avait sa grosse tête sur les épaules, universelle, empiriste et têtue. En plus de la géopolitique, il s’était jadis intéressé aux sciences dures et je trouvais comique de pouvoir échanger sur de tels sujets en pareil endroit. La pièce était chaude, mon fauteuil confortable m’y tenait prisonnier, l’odeur sec du bois résineux ramolissait ma volonté, mon esprit par l’alcool apaisé, le flot de ses paroles me transportait dans des contrées passées et des temps d’ailleurs.
Parce que Wolfgang était aussi une mémoire, et courant les murs d’une cave sous-terraine, un esprit s’explorait lui-même, drôle et nostalgique. Il me raconta qu’un dimanche d’hiver à Salzbourg, sur le parvis de la cathédrale Saint-Rupert, alors qu’il était venu de Vienne d’où il étudiait les sciences sociales, il avait fait la connaissance de deux jeunes biologistes texanes qui, le soir même dans une auberge au sommet de la colline du Moine, lui en firent voir de toutes les couleurs. « Emily me dit-il, me lista les vertus de la sève des tilleuls tout en tétant frénétiquement la mienne ; l’autre, dont j’ai oublié le prénom, traitant mes parties intimes comme elle touillait ses composés chimiques, avec tout l’amour qu’elle pouvait donner et avec cette sorte de douceur périlleuse à laquelle se livrent sans retenue certaines américaines dès qu’elles rencontrent un continental bien formé. » Wolfgang se perdait souvent, quelque part au fond de son ventre depuis lequel il tirait ses souvenirs. « Elles étaient rondes et légères, vengées d’anciennes humiliations et de l’hésitation des hommes. » Wolfgang souriait lorsqu’il narrait ses histoires, mais chaque fois que le débit de mots se tarissait, ses yeux fatigués dégringolaient pour finir par se noyer dans ses joues violettes et ballonnées. Comme si la tension extrême dans laquelle ses meilleurs souvenirs le plongeaient l’épuisait une fois racontés, une fois la joie du rappel cramée comme les bûches que la grosse autrichienne balançait dans la cheminée avec l’énergie et la cadence d’un jeune homme. J’avais l’impression qu’alors montrée la masse totale de ses plus belles images, ses yeux fiévreux ne se lèveraient plus et sa vie se terminerait. Je m’attendais à voir sa tête s’écrouler définitivement dans l’antre abyssal de son thorax, entre ses épaules de charpentier, et la grosse femme venant le tirer par les cheveux, gueulant à la mort et maudissant son Dieu.
Wolfgang s’intéressa un peu à mon histoire, à mes études de philosophie pour lesquelles il montra une curiosité sincère, puis revînt vers ses sujets de prédilection : le goût des tomates qu’il n’avait pas connu depuis des lustres, le goût du fruit défendu, et enfin celui des femmes mûres : femmes d’ambassadeurs, putains vietnamiennes et une vieille conférencière californienne dont il me décrivit le cul comme Homère le mont Olympe.
Martina dans l’après-midi disparût, alors que la lumière commençait à diminuer. Wolfgang me voulait à sa table le soir encore, et puis le lendemain midi, et puis le lendemain soir aussi. Son rire de titan résonnait comme un appel insistant à rester, l’odeur de malt qui remontait de sa grosse barbe me réconfortait, ses mains de géant me rassuraient ; et je devenais comme accroc à sa voix, à ses contes en tout genre, et aux femmes qu’il avait rencontrée par centaines. Du coup je lui demandai comment était-il tombé sur Martina et si les femmes qu’il me décrivait tendrement possédaient toutes un physique aussi attrayant. Il en rît, toussa très fort et faillit s’étouffer. Il me raconta la mine résignée qu’il la connaissait depuis l’enfance et que déjà à cette époque-ci il aimait envelopper son visage dans ses seins brûlants. Je trouvais que son récit avait un gout de nostalgie amère et de fatalité, comme la nuit qui tombait lourdement, justement, comme aussi la poitrine de Martina sur sa panse apaisante, enveloppant parfois l’esprit broussailleux de Wolfgang, bercé comme un bébé par une mère nourricière.
« Tout le monde la prend pour un légume. On la sert en plat ou en entrée. On la prend pour ce qu’elle n’est pas, on veut en faire un truc durable et on l’intellectualise. Mais la tomate est un fruit délicieux, charnel, qui se bouffe comme tu sais quoi, et qui se déguste avec son cœur, ses ligaments et son sucre. » Wolfgang, j’en étais sûr, allait en venir à quelque chose de brutal, d’éternel et de dérisoire. Il conclurait quelque part, avec le bruit sec et plat d’une chopine vidangée frappant la table. Et pour une fois seulement, sa grasse mégère ne dirait rien, acceptant le drame sans l’étouffer. J’avais du mal à saisir le sens de cette hystérie tomatophile, mais je comprenais que cet endroit s’était dégagé des contraintes de la logique, imprégné me disais-je d’une vérité dont il fallait surmonter l’enceinte, solide et monumentale. Wolfgang était le génie des lampes, il me voulait faire un vœu, raisonnable, minime et concret, celui d’aimer une tomate pour ce qu’elle est, exquise et inconnue.
Wolfgang m’expliqua son métier d’autrefois qui consistait, de que ce j’en comprenais, à compiler des papiers diplomatiques. Je n’arrivais pas bien à en mesurer l’importance ni le degré de compétences ou de confidentialité que ça exigeait. « Une fois les lieux ratissés, tous les éléments rassemblés, j’appelais mon boss qui me disait de prendre du bon temps pour le reste de la semaine, et je baisais toute l’ambassade, de la femme de ménage à l’ambassadrice elle-même, en passant par toutes les secrétaires : secrétaires d’ambassade, secrétaires de cabinet, secrétaires particulières, parfois la nourrice quand il y avait des gosses, et parfois même la femme qui, au guichet, se chargeait de tamponner les visas. »
Wolfgang abusait des crudités, peut-être pour napper ce fond d’amertume dans lequel trempaient ses récits. Wolfgang voulait se gaver du passé, mais sans les maux du souvenir, sans les petits suppléments d’âme qui l’écoeuraient du présent.
« La solanum lycopersicum, est un fruit charnu, elle est belle mais sensible au froid. Plante hermaphrodite, elle est autofertile, s’implante, germe, se reproduit seule et persévère dans ses motifs de base. » Il marqua une pause, posa ses coudes sur la table, croisa les doigts et pris ce ton dramatique que j’eusse moqué volontiers s’il n’était pas sien : « La tomate camarade, est indépendante et téméraire… » Là-dessus, subitement, la femelle entra dans la pièce comme le diable libéré de sa cage, en braillant « Tomate ! » avec son fort accent allemand, répéta plusieurs fois le mot « tomaaate, tOmateuh » à s’arracher le palais sur les consonnes, et les poumons sur les voyelles, elle hurlait comme une truie qu’on égorge, frappant du pied à s’en briser les chevilles. Wolfgang se leva, l’attrapa par le collet et la balança dans la cuisine. Je m’étais levé, de frayeur plus que de courage, girouettant de Wolfgang à sa grosse femme, et, geste inexplicable, me saisit du soufflet. Pendant que sa nourrice gémissait à terre, Wolfgang l’enferma dans la cuisine et sous sa puissance herculéenne, arracha la poignée de la porte en la claquant. Elle lui restait dans les mains comme la clé d’un coffre à merde. Ne sachant pas trop quoi en faire, l’idée lui vînt d’aller l’enfouir dans la neige, à des centaines de mètres plus loin, histoire que la bête se dessécha, s’évanoui et ne se réveilla jamais, ce gros légume complexe, plein d’acides gras, de vers et de boursouflures.
Mais Wolfgang avait succombé aux abstractions et aux contraintes du temps, sans doute parce que la faim sur la fin se dénature toujours. Je m’étais figé, manquant de courage devant ces délires que je comprenais mal. J’étais bouche bée devant l’énergie du désespoir, la tragédie qu’il conduisait, la crasse nerveuse de Wolfgang et de la mélancolie de ses membres qui, dans les remords, le désarroi et la colère, signifiait ce que lui-même avait toujours désapprouvé : l’énergie de la vie s’amoindrissant. Il défonça la porte de la cuisine et par la force d’un âge qu’il regrettait, releva son âme sanglotant, le corps de la grosse convulsant de chagrin, son dernier amour, le seul qui n’en fût pas un.