Cathy Guillem
Remous
Quand l’obscurité descend sur le fleuve et s’empare des moindres recoins, quand les lumières des panneaux lumineux scintillent depuis la rive opposée, elle sait que c’est le moment. A 21 heures précises, chaque soir le rituel commence. Elle scrute en face, sur la morne façade de la prison baignée d’ombre, le faisceau fragile qui s’allumera en intermittence. Un, deux, trois…
Deux ans qu’elle vit là, en face de la prison Saint Paul avec comme seul obstacle le fleuve majestueux qui les sépare presque davantage que les barreaux de la prison qu’elle entrevoit aux fenêtres, au loin.
On est vendredi et elle sait aussi qu’à chaque veille de week-end, une voiture de police fera sa ronde en passant tout doucement en contrebas sur l’ancien chemin de halage. Souvent les mêmes flics, un homme et une femme. Lui, vieillissant, sur le départ en retraite mais l’œil vif pénétrant. Elle, jeune, jolie, zélée vingt-cinq ans tout au plus, toujours à fouiner et à poser des questions superflues.
Elle hausse les épaules. S’en fiche. Derrière elle tout ça. Voilà c’est le signal. La torche au quatrième étage s’agite, vacille, se perd dans un cercle hésitant puis reprend sa trajectoire habituelle. Tout va bien. Elle respire. Elle a eu peur comme tous les soirs. Peur de quoi ? La façade s’éclaire puis suivent deux séries de zigzags. Puis le noir.
Elle répond, allume, éteint, manie sa lampe comme une professionnelle consciencieuse. Deux éclairs lui répondent. Point final. Voilà, fini. Déjà. Elle reste là dans le froid qui paralyse ses doigts engourdis et le fin halo de sa respiration fait une fumée glacée.
Elle rentre et referme avec soin la porte coulissante sans lâcher du regard la façade noire de la prison. Elle se laisse tomber dans le canapé avachi, éteint la lampe. Là, dans l’obscurité totale, elle contemple le fleuve impassible qui continue à rouler ses eaux noires. C’est ce qu’elle a aimé en visitant la péniche, cette présence, cette vision du fleuve dans lequel se mire la prison. Cette image ne la lâche pas. Même quand elle dort elle voit l’eau et l’étage en rêve où s’allume le même espoir chaque soir. Et puis le pont presque en face comme un cordon qui la rassure.
Elle n’avait rien calculé. C’était arrivé comme ça, juste après le casse, le procès, la prison. Marco, son Marco effondré. Il en avait pris pour cinq ans dont un avec sursis. Elle avait cru en mourir. Comment cet homme qui incarnait si fort la liberté pouvait-il être en prison ?
- Hein Pepette on va pas te laisser seule, hein. Tu viens vivre à la maison hein et on va s’occuper de toi.
C’était le père de Marco qui avait parlé et ça n’attendait pas de réponse, ça allait de soi. Tout le monde lui obéissait dans la famille. Elle, elle était une chiffe molle, n’avait pas d’avis… Jusqu’à l’invitation du cousin Toni sur la péniche. La famille de Marco l’avait pressée puis sommée d’aller à cette soirée. Elle était l’ombre d’elle-même et elle n’avait même pas songé à refuser. Pas la force. Alors, elle y était allée. Un vernissage si elle avait bien compris car l’épouse de Toni était artiste plasticienne. Rien à fiche avait-elle grommelé entre ses dents. Faire la fête alors que son Marco était entre quatre murs, là à deux pas. Ou à deux brasses avait plaisanté Toni quand il était venu la chercher ce fameux soir. Ses yeux pétillaient et l’avaient enveloppée de bienveillance. Grâce à lui, elle s’était sentie mieux.
- Allez fais toi belle, je t’attends. T’essaies et si ça va pas, tu sors sur le quai et tu regardes droit devant toi et il est là ton Marco. Personne t’empêchera de regarder cette putain et tu regarde droit devant toiavaity bien compris car l'?n de halagepare pour de bon, presque dde taule toute la soirée si ça te chante. Mais au moins t’es venue.
- Mot d’ordre du chef hein ?
Il s’était renfrogné. Elle avait compris, ça ne servait à rien de discuter et puis elle n’en avait pas vraiment envie. Elle sentait en elle comme un appel irrépressible. Toni était si gentil avec elle, si prévenant… comme toute la famille de Marco d’ailleurs.
Une fois arrivée à quai, une étrange sensation lui serre la gorge. Lorsqu’elle pénètre dans la pièce principale, c’est le choc. L’image du fleuve l’emporte, la percute, l’anéantit, la ravit. Elle s’assoit comme ce soir sur le canapé, le regard rivé aux eaux sombres bouillonnantes qui roulent son chagrin et emmène pêle-mêle tous les déchets qu’il trouve sur sa route. Et là au loin, sévère, imposante, surplombant le tumulte sombre, ce bâtiment épais, sale et noir où Marco tourne en rond. Le reste de la soirée ? Elle ne s’en souvient pas. La musique, les rires, le champagne qui coule? Sûrement. Toni qui dépose délicatement un gilet sur ses épaules. Elle est là comme absente. Une enveloppe vidée de sa substance. Voilà ce qu’elle est depuis que Marco est en « taule » comme ils disent ici. Même les regards apitoyés qui se détournent à son passage, elle ne les voit pas. La seule chose qui compte c’est Marco. Si proche. Elle le sent, le voit, l’imagine quand ses yeux se noient au-delà de la brume qui nimbe les eaux du Rhône.
Ensuite, tout est allé très vite. L’arrangement avec la famille de Marco, l’aide de Toni, son installation sur la péniche et les jours qui passent, fluides, identiques au précédent. Vivre pour survivre. Vivre pour ce signal à heure fixe qui la maintient en vie. La nourrit, la dope, lui donne envie de vivre la nuit qui vient et puis le jour d’après. Une attente si douce et si cruelle à la fois.
Les jours de parloir, tout est différent. L’air est léger, la lumière intense. Elle respire. Il fait beau forcément. Elle se fait belle. Elle commence la veille, c’est son rituel. D’abord grasse matinée. Le sommeil est la meilleure cure de jouvence. Sa grand-mère disait cela en souriant. Et surtout il y a le rêve qui revient fidèle, régulier chaque veille de retrouvailles : elle danse dans une éblouissante robe rouge, tourbillonne au bras de Marco au son d’une musique digne de l’au-delà et ses yeux fichés dans les siens lui infusent une dose d’adrénaline qui dure…Au petit matin, elle enchaîne les gestes comme une automate, prend un bain, s’épile, se fait la peau douce même si les doigts de Marco n’accéderont qu’à la zone fragile de ses doigts. Elle se parfume, arrange sa mèche sur le côté afin de dégager son regard gris pâle qu’elle surligne d’un trait de mascara et pense quand son Marco plongera ses yeux dans les siens comme une immersion au fond de ses entrailles. Jusqu’à la fin de l’entrevue durant laquelle il lui serrera les mains jusqu’à lui faire mal. Ces derniers jours les traces ont mis plusieurs jours à s’effacer… Et leurs pensées étouffées, étranglées, dans leur gorge avant même de fleurir sur leurs lèvres… L’air alourdi de ces mots avortés, tus à jamais…
Chaque retour de parloir est plus douloureux que le précédent.
Heureusement, il y a Toni. Souvent, il est déjà là. Attend … Il a les clés. Ne demande rien. Juste parfois :
-Tu as mangé ?
Et un silence léger et doux les unit, accroche des instants fragiles, suspendus... Quelquefois, perdue dans ses songes, elle ne l’entend pas sortir.
Combien de temps? Combien de jours encore de signaux noyés dans les eaux perdues du fleuve? Elle ne sait plus exactement quand cela a commencé. Chaque semaine, le sourire de Marco est plus crispé, son signe d’adieu plus évasif, son regard plus fuyant… Quand est-ce arrivé ? Les souvenirs s’emmêlent et s’enlisent dans les eaux grises du Rhône. Ce soir, l’air est doux malgré les nuages qui s’amoncellent au dessus de l’eau. Elle reste là figée sur la terrasse de la péniche, les yeux rivés au mouvement de l’onde ridée par la brise du soir qui vient de se lever. Au loin, la sévère masse de la prison se noie dans l’obscurité. Elle se détourne, l’ignorant délibérément. Aura-t-elle la force de continuer ?
Soudain, elle entend des pas, légers, aériens. Elle ne se retourne pas. Elle reconnaîtrait ce pas entre mille. Marco marche ainsi et elle ne connaît qu’un seul homme qui se déplace comme lui…Un funambule sur son fil dont le moindre faux pas sera fatal. Une présence dans son dos. Des mains douces s’égarent dans son cou puis s’immobilisent. Elle retient sa respiration, ses émotions, ses craintes…en une seconde. Son corps tremblant la frôle. Par où est-il entré ? Elle se souvient vaguement avoir laissé la porte d’entrée entrouverte. Toni passe toujours en début de soirée après les parloirs pour s’assurer qu’elle encaisse…
Ses lèvres effleurent le lobe de ses oreilles et des mots ineffables s’égarent dans le murmure du vent, quelques mèches de ses cheveux châtain s’envolent. Elle cesse de respirer.
D’un seul coup, l’eau se referme sur l’image déformée de leurs corps enlacés puis engloutit les regrets et l’absence.