Daniel Viollet
Costard
« Jérôme. Tu n’as jamais voulu mettre de costume, mais demain je ne veux pas que tu me fasses honte. Surtout à ton pauvre père. S’il te voit de là-haut, prêter serment, en jeans ! »
Edith Lecat avait sorti de sa housse un costume noir à fines rayures blanches.
« - Mais maman, j’aurai la robe d’avocat !
- Justement, tu peux bien mettre en dessous le costume.
- De votre mariage !
- Oui. Ton père ne l’a mis qu’une fois. Il est neuf.
- Maintenant, ça ne se fait plus ! Je n’ai jamais porté de costume pendant toutes mes années de droit, je ne vais pas commencer à…
- Si tu restes en hippie, je ne viens pas. »
Jérôme soupira. Il avait beau avoir réussi brillamment ses études d’avocat, il restait toujours sans argument contre les propos de sa mère. A quoi bon. De toute façon, elle aurait le dernier mot. Avant de mettre la veste, il examina plus particulièrement la doublure. Elle était surprenante. La copie d’une tapisserie d’Aubusson. Une scène de chasse d’un animal, inconnu, étêté par une couture qui lui passait juste au milieu du cou. Sur la poche intérieure, Jérôme remarqua l’inscription en diagonale :
« Votre costume est notre histoire. Pierre Camand »
« - Pierre Camand. Ça c’était un grand couturier ! C’est un des derniers costumes qu’il ait fait. Après, c’était plus que du prêt-à-porter.»
Jérôme se regarda dans la glace, se redressa. Avec satisfaction. Il ne connaissait rien dans la mode, mais porter un costume semblait soudain lui donner, toute l’autorité pour sa future fonction.
Lui, Jérôme, Jérôme Lecat, serait au service du droit et de la justice.
« Regarde les manches, maman. Il n’est pas un peu trop grand ?
- Il ne me faut pas une heure pour le reprendre. Enfile le pantalon et ne bouge pas je vais chercher les épingles. »
Jérôme Lecat prêta serment comme avocat à la cour de Paris, vêtu du costume de mariage de Marcel Lecat, menuisier ébéniste, décédé depuis deux ans.
Le doyen répandit son discours. La mère versa sa larme. Une cérémonie des plus ordinaires si, lors du lunch, il n’y avait eu la réflexion de Sylvie, promue le même jour :
« Jérôme, en costard ? Faut le voir pour le croire. Montre la doublure? Ça a au moins cent ans ! Tu l’as trouvé où ? Aux puces de Saint Ouen ? »
Le lendemain matin, Jérôme remis le costume dans la housse dont il n’aurait jamais dû sortir. Il décida de se débarrasser une bonne fois pour toute, des attributs du père. Avant de le jeter dans la poubelle collective, Jérôme regarda les autres détritus qui allaient l’accompagner dans son dernier voyage ; une carcasse de poulet, un trognon de salade, une peau de banane, une sauce rose suspecte. Non ! Le costume paternel ne méritait pas une telle sentence ! Il préféra le déposer sur le couvercle, lui laissant une dernière chance.
En vidant les poubelles, Ali Sissoko remarqua la housse. Il l’ouvrit, passa la veste, plaqua le pantalon contre lui.
« Génial » se dit-il. « J’ai la taille mannequin. Dans deux mois je vais au village. Ils vont voir comment on s’habille en France. »
La température à Bamako avoisinait les 35°, le voyage en car durait encore trois heures, Ali s’épongeait le front. Malgré les regards curieux des autres passagers en sandales, il voulait faire l’effort de garder sa veste jusqu’à l’arrivée au village.
Le car stoppa enfin. Ali reconnu la quincaillerie de Koumantou. A l’arrêt, Il vit toute sa famille qui l’attendait.
Ali boutonna sa chemise rose jusqu’au ras du cou, resserra le nœud de sa cravate, réajusta les pans de son costume. Il mit ses lunettes de soleil dans la petite poche de sa veste, laissant entrevoir le crocodile incrusté sur la monture dorée. Il descendit du bus. Devant lui, son père portait un pantalon flanelle, les sandales aux couleurs nationales, son inusable chapeau de paille. Ils se serrèrent l’un contre l’autre, se tapotant le dos.
« - Mon fils, tu en as un bel habit. Si tu n’avais pas gardé ta peau noire, je t’aurais pris pour un Français de France. Tu fais quel métier là-bas? Chauffeur d’un ministre?
- Non. C’est moi qui me laisse conduire. Des costumes, j’en ai au moins dix à Paris. Celui-là, je vais te le donner. »
Ses congés terminés, Ali repartit en France laissant le costume. Son père ne le porta que quelques jours. Sa petite taille l’obligeait à remonter sans cesse les jambes du pantalon qui trainaient dans la terre ocre. La veste trop longue lui donnait l’allure de Simplet. Lorsqu’il se promenait dans la rue, les enfants chantaient derrière lui :
« Monsieur, notre Président de Koumantou, a mis un pantalon de girafe pour ses jambes de crocodile ».
Le père d’Ali reprit rapidement son pantalon de toile, sa chemise aux manches courtes et son chapeau de paille.
Quelques mois plus tard Moussa Traore vint le voir. Il lui parla de son fils qui voulait partir en France. Il faisait la tournée du village, essayant de récolter l’argent pour payer les passeurs. Le père d’Ali, n’avait pas grand-chose à offrir. Il réfléchit, retrouva dans une malle, le costume.
« Je n’ai pas d’argent à te proposer mais j’ai quelque-chose pour ton fils Boubacar. »
Il montra à Moussa, la housse de plastique avec le costume à l’intérieur.
« Attention ! Il ne part pas avec. Il le laisse dans sa housse pendant tout le voyage. Il ne le montre surtout pas aux passeurs. Ils vont lui voler. Une fois arrivé, et seulement là, il pourra sortir le costume.
Regarde la doublure comme elle est belle ! Quand les habitants de France le verront dans ses beaux habits à Paris, ils sauront tout de suite que ton fils, c’est quelqu’un d’important, en Afrique.
Il ne va pas travailler la terre, non ! Ni faire le manœuvre, chez monsieur Peugeot, chez monsieur Renault. Il sera tout de suite envoyé dans les bureaux. Là-bas en France, le costume, c’est l’uniforme des chefs. Ali, mon fils, il en a plus de trente. Tiens ! Prends celui-ci et donne-le à Boubacar ! »
Boubacar Traore remit du bois dans le feu. La construction d’immeubles dans une banlieue au nord de Paris, s’était arrêtée brusquement, en plein mois de novembre. La société immobilière avait fait faillite, les directeurs étaient en fuite. Les ouvriers avec un contrat de travail avaient pu travailler sur d’autres chantiers. Les autres, sans papier, comme Boubacar, s’étaient dispersés, essayant d’éviter la police. Les perquisitions terminées, Boubacar était revenu sur le terrain. La zone avait été désertée, il ne craignait plus rien dans l’algeco abandonné. Des palettes, il en avait suffisamment pour alimenter le petit poêle.
En guise de casserole, Boubacar avait posé sur le poêle, une boite de conserve remplie d’eau, avec quelques feuilles de thé.
Il entendit une voiture s’arrêter, laissant le moteur tourner.
Il ouvrit la porte et ne vit que l’ombre de l’automobile qui filait.
A quelques mètres de l’algeco, il distinguait une masse qui bougeait. Il s’avança, vit un individu allongé, à moitié nu.
Boubacar savait qu’il serait renvoyé au Mali si on le découvrait. Il ne pouvait pas laisser la victime dans cet état. Il l’agrippa par les épaules, la porta jusqu’à son abri. L’homme grelottait. Il l’enveloppa dans sa grosse couverture rouge, lui tendit son unique bol, rempli de thé chaud.
La couverture sur les épaules, l’homme buvait lentement en reprenant ses esprits. Il regardait autour de lui, les murs gris, tagués, de l’algeco. Un carton obstruait la fenêtre cassée. Avec le faible éclairage de la lampe à huile, il ne voyait son sauveur, qu’en ombre chinoise.
« Je m’appelle Jérôme Lecat. Je suis avocat. Je me suis fait prendre en otage, hier soir au palais de justice. Ils m’ont lâché ici, se sont enfuis avec mes vêtements. Vous avez le téléphone pour appeler la police.
- Non pas de téléphone ici, il va falloir que vous alliez en ville.
- Je ne peux pas y aller comme ça ! Vous n’auriez pas des vêtements à me prêter. Je vous les rendrai, je vous assure. » Boubacar sorti d’une valise, une housse de plastique avec un costume à l’intérieur.
« Tenez, ça devrait vous aller. Mieux qu’à moi. »
En déballant le costume Jérôme reconnut la doublure tapisserie d’Aubusson, puis la phrase notée sur la poche intérieure qu’il cita de mémoire :
« Votre costume est notre histoire… »
- Justement, tu peux bien mettre en dessous le costume.
- De votre mariage !
- Oui. Ton père ne l’a mis qu’une fois. Il est neuf.
- Maintenant, ça ne se fait plus ! Je n’ai jamais porté de costume pendant toutes mes années de droit, je ne vais pas commencer à…
- Si tu restes en hippie, je ne viens pas. »
Jérôme soupira. Il avait beau avoir réussi brillamment ses études d’avocat, il restait toujours sans argument contre les propos de sa mère. A quoi bon. De toute façon, elle aurait le dernier mot. Avant de mettre la veste, il examina plus particulièrement la doublure. Elle était surprenante. La copie d’une tapisserie d’Aubusson. Une scène de chasse d’un animal, inconnu, étêté par une couture qui lui passait juste au milieu du cou. Sur la poche intérieure, Jérôme remarqua l’inscription en diagonale :
« Votre costume est notre histoire. Pierre Camand »
« - Pierre Camand. Ça c’était un grand couturier ! C’est un des derniers costumes qu’il ait fait. Après, c’était plus que du prêt-à-porter.»
Jérôme se regarda dans la glace, se redressa. Avec satisfaction. Il ne connaissait rien dans la mode, mais porter un costume semblait soudain lui donner, toute l’autorité pour sa future fonction.
Lui, Jérôme, Jérôme Lecat, serait au service du droit et de la justice.
« Regarde les manches, maman. Il n’est pas un peu trop grand ?
- Il ne me faut pas une heure pour le reprendre. Enfile le pantalon et ne bouge pas je vais chercher les épingles. »
Jérôme Lecat prêta serment comme avocat à la cour de Paris, vêtu du costume de mariage de Marcel Lecat, menuisier ébéniste, décédé depuis deux ans.
Le doyen répandit son discours. La mère versa sa larme. Une cérémonie des plus ordinaires si, lors du lunch, il n’y avait eu la réflexion de Sylvie, promue le même jour :
« Jérôme, en costard ? Faut le voir pour le croire. Montre la doublure? Ça a au moins cent ans ! Tu l’as trouvé où ? Aux puces de Saint Ouen ? »
Le lendemain matin, Jérôme remis le costume dans la housse dont il n’aurait jamais dû sortir. Il décida de se débarrasser une bonne fois pour toute, des attributs du père. Avant de le jeter dans la poubelle collective, Jérôme regarda les autres détritus qui allaient l’accompagner dans son dernier voyage ; une carcasse de poulet, un trognon de salade, une peau de banane, une sauce rose suspecte. Non ! Le costume paternel ne méritait pas une telle sentence ! Il préféra le déposer sur le couvercle, lui laissant une dernière chance.
En vidant les poubelles, Ali Sissoko remarqua la housse. Il l’ouvrit, passa la veste, plaqua le pantalon contre lui.
« Génial » se dit-il. « J’ai la taille mannequin. Dans deux mois je vais au village. Ils vont voir comment on s’habille en France. »
La température à Bamako avoisinait les 35°, le voyage en car durait encore trois heures, Ali s’épongeait le front. Malgré les regards curieux des autres passagers en sandales, il voulait faire l’effort de garder sa veste jusqu’à l’arrivée au village.
Le car stoppa enfin. Ali reconnu la quincaillerie de Koumantou. A l’arrêt, Il vit toute sa famille qui l’attendait.
Ali boutonna sa chemise rose jusqu’au ras du cou, resserra le nœud de sa cravate, réajusta les pans de son costume. Il mit ses lunettes de soleil dans la petite poche de sa veste, laissant entrevoir le crocodile incrusté sur la monture dorée. Il descendit du bus. Devant lui, son père portait un pantalon flanelle, les sandales aux couleurs nationales, son inusable chapeau de paille. Ils se serrèrent l’un contre l’autre, se tapotant le dos.
« - Mon fils, tu en as un bel habit. Si tu n’avais pas gardé ta peau noire, je t’aurais pris pour un Français de France. Tu fais quel métier là-bas? Chauffeur d’un ministre?
- Non. C’est moi qui me laisse conduire. Des costumes, j’en ai au moins dix à Paris. Celui-là, je vais te le donner. »
Ses congés terminés, Ali repartit en France laissant le costume. Son père ne le porta que quelques jours. Sa petite taille l’obligeait à remonter sans cesse les jambes du pantalon qui trainaient dans la terre ocre. La veste trop longue lui donnait l’allure de Simplet. Lorsqu’il se promenait dans la rue, les enfants chantaient derrière lui :
« Monsieur, notre Président de Koumantou, a mis un pantalon de girafe pour ses jambes de crocodile ».
Le père d’Ali reprit rapidement son pantalon de toile, sa chemise aux manches courtes et son chapeau de paille.
Quelques mois plus tard Moussa Traore vint le voir. Il lui parla de son fils qui voulait partir en France. Il faisait la tournée du village, essayant de récolter l’argent pour payer les passeurs. Le père d’Ali, n’avait pas grand-chose à offrir. Il réfléchit, retrouva dans une malle, le costume.
« Je n’ai pas d’argent à te proposer mais j’ai quelque-chose pour ton fils Boubacar. »
Il montra à Moussa, la housse de plastique avec le costume à l’intérieur.
« Attention ! Il ne part pas avec. Il le laisse dans sa housse pendant tout le voyage. Il ne le montre surtout pas aux passeurs. Ils vont lui voler. Une fois arrivé, et seulement là, il pourra sortir le costume.
Regarde la doublure comme elle est belle ! Quand les habitants de France le verront dans ses beaux habits à Paris, ils sauront tout de suite que ton fils, c’est quelqu’un d’important, en Afrique.
Il ne va pas travailler la terre, non ! Ni faire le manœuvre, chez monsieur Peugeot, chez monsieur Renault. Il sera tout de suite envoyé dans les bureaux. Là-bas en France, le costume, c’est l’uniforme des chefs. Ali, mon fils, il en a plus de trente. Tiens ! Prends celui-ci et donne-le à Boubacar ! »
Boubacar Traore remit du bois dans le feu. La construction d’immeubles dans une banlieue au nord de Paris, s’était arrêtée brusquement, en plein mois de novembre. La société immobilière avait fait faillite, les directeurs étaient en fuite. Les ouvriers avec un contrat de travail avaient pu travailler sur d’autres chantiers. Les autres, sans papier, comme Boubacar, s’étaient dispersés, essayant d’éviter la police. Les perquisitions terminées, Boubacar était revenu sur le terrain. La zone avait été désertée, il ne craignait plus rien dans l’algeco abandonné. Des palettes, il en avait suffisamment pour alimenter le petit poêle.
En guise de casserole, Boubacar avait posé sur le poêle, une boite de conserve remplie d’eau, avec quelques feuilles de thé.
Il entendit une voiture s’arrêter, laissant le moteur tourner.
Il ouvrit la porte et ne vit que l’ombre de l’automobile qui filait.
A quelques mètres de l’algeco, il distinguait une masse qui bougeait. Il s’avança, vit un individu allongé, à moitié nu.
Boubacar savait qu’il serait renvoyé au Mali si on le découvrait. Il ne pouvait pas laisser la victime dans cet état. Il l’agrippa par les épaules, la porta jusqu’à son abri. L’homme grelottait. Il l’enveloppa dans sa grosse couverture rouge, lui tendit son unique bol, rempli de thé chaud.
La couverture sur les épaules, l’homme buvait lentement en reprenant ses esprits. Il regardait autour de lui, les murs gris, tagués, de l’algeco. Un carton obstruait la fenêtre cassée. Avec le faible éclairage de la lampe à huile, il ne voyait son sauveur, qu’en ombre chinoise.
« Je m’appelle Jérôme Lecat. Je suis avocat. Je me suis fait prendre en otage, hier soir au palais de justice. Ils m’ont lâché ici, se sont enfuis avec mes vêtements. Vous avez le téléphone pour appeler la police.
- Non pas de téléphone ici, il va falloir que vous alliez en ville.
- Je ne peux pas y aller comme ça ! Vous n’auriez pas des vêtements à me prêter. Je vous les rendrai, je vous assure. » Boubacar sorti d’une valise, une housse de plastique avec un costume à l’intérieur.
« Tenez, ça devrait vous aller. Mieux qu’à moi. »
En déballant le costume Jérôme reconnut la doublure tapisserie d’Aubusson, puis la phrase notée sur la poche intérieure qu’il cita de mémoire :
« Votre costume est notre histoire… »