François Maurin
Évocations
Le couloir
Dans le couloir tu reculais, Boule. La maison était grande. Le couloir était long. Il n’y avait ni début ni fin à l’histoire.
Le jour les pensionnaires se faisaient rares. Ils ne parlaient pas. Ils s’évitaient. Ils étaient entièrement occupés à s’éviter.
Tu entrevoyais leur lits, au bout d’une ombre.
Ils soufflaient, en somnolant, ou en travaillant ; ils soufflaient sur leurs plumes, derrière leurs portes, quand tu passais. Et puis ils te houspillaient, ils te traitaient, oui, tu le sais bien, ça commençait toujours ainsi :
— As-tu bien respiré ta plume, Boule ?
— T’es-tu bien abrité du soleil derrière ta plume, Boule ?…
Le mot les faisait rire et rougir.
Tu ne répondais pas. Tu étais déjà loin.
La nuit, par contre, dans le couloir, les pensionnaires se battaient à coups de polochons.
La bonne venait balayer les plumes gaiement répandues.
«Ah ! ces plumes !»… La bonne était petite et vieille. Avec son balais elle te repoussait dans le salon. «Ici personne ne te dérangera.» Elle tirait les volets. Verrouillait les crémones des fenêtres avec de minuscules clefs.
Le lendemain matin tu l’entendais revenir, du fond du couloir :
— Potage d’herbe à chats, pommes de terre en robe de chambre, ploum-ploum-tralala… Comment vas-tu, Boule ? La maison est grande, tu peux t’amuser à ton aise !
Puis, dans ton écuelle obscure, elle rajoutait des restes aux restes.
— Comment vas-tu ? demandaient le chapeau, la canne, la serviette et les gants. Les chaussures ajoutaient :
— Les pensionnaires s’occupent-ils de toi ?
Tu répondais à reculons. En marchant à reculons tu répondais :
— Oui… Enfin non ! Ils se battent !
— Quels garnements inconscients ! Je vais aller leur chauffer les oreilles… A mon retour je t’emmènerai à la ville, Boule ! Attends-moi ici, près du radiateur !
Une fois de plus le chapeau, la canne, la serviette et les gants avaient fait leur promesse idiote. Il disparaissaient dans le couloir. Toi, Boule, tu restais dans le salon. Tant qu’il y aurait des restes à finir, et la bonne n’en était pas chiche, tu resterais dans ce salon. Personne ne t’y dérangerait, du moment que tu ne dérangerais personne, personne dans le couloir.
Boule-de-Neige
— Plumette, Plumette, psssitt… Bonjour, Plumette !
Est-ce qu’il s’était bien regardé dans la glace, celui-là ? Pourtant il n’avait pas arrêté de le faire toute la journée. Maintenant il venait s’asseoir à côté de toi, sur le canapé rose. Tout en continuant à lorgner le trumeau, il grimaçait, il pouffait de rire, il t’écrasait contre l’accoudoir, il débordait sur toi, il te submergeait !
Et voici maintenant qu’il se pourléchait !
— Boule, ma petite plume… l’homme en noir m’a confié ton éducation… Mais tu sais, je ne sais vraiment pas comment m’y prendre. Je ne suis pas du tout un professionnel, moi. Je crois que c’est même toi qui devrais commencer par faire ma propre éducation … hi ! hi ! hi !
Je ne suis qu’un gros homme, tu le vois bien. Un gros ventre… C’est de la bonne volonté, ça, pour sûr… De la bonne volonté amassée. Pour ce qui est de la bonne volonté j’en ai donc à revendre, mon petit Boule. Mais ça ne me fait pas voir plus clair de l’autre côté de mon mon ventre… hi ! hi ! hi !
Car ce bide est devenu si gros que dans le monde caché en dessous, je ne pénètre plus désormais qu’à tâtons. C’est là-dessous que tu es, toi aussi, par la force des choses, et tu y es si petit que je te confondrais presque avec je ne sais quoi, ou qui, Boule… Peut-être avec mon quiqui… hi ! hi ! hi !… Or on ne fait pas l’éducation d’un quiqui. On n’apprend pas à lire à un quiqui. Ça ne s’est jamais vu ! Au fait, Boule, es-tu seulement en âge de savoir ce que c’est qu’un quiqui ?
Il se redressa comme il put.
— Boule, je suis une poche pleine de faux pas, un gribouillis, une nouille qui gonfle sur la plage… hi ! hi ! hi !… Sur la plage… Ma plume me pèse, à moi aussi, tu sais, elle prend le dessus sur ma langue. Elle m’en ferait manger mon chapeau. Retiens en toi le superflu, qu’elle me dit ! Comme si tu devais te fendre avec moi en meurtrière, d’où s’échappe, enfin, l’or poétique… l’or mort… l’or sans sang, qu’elle me dit …hi ! hi ! hi !… Et en plus elle me gronde : «Eh ! là… doucement, ne va pas trop vite, quand même, charrue ton souffle en profondeur, serre, cale, comme l’oiseau, l’air sous ton aile.»
Boule, tu ne m’écoutes pas ! L’homme en noir m’a dit : tu seras attaché à Boule, à l’éducation de Boule… Est-ce que tu comprends ce que ça veut dire ? Dis-moi, Boule, on ne t’a jamais trouvé un autre nom ? Es-tu seulement en âge de savoir ce que c’est qu’un nom, Boule ?
Il remplissait la glace de tous les plis et replis de sa peau de poulet. Il respirait avec difficulté.
— Tu as l’âge d’une boule, n’est-ce pas, Boule ? D’une poule ou d’une boule ? Ou alors, tiens, l’âge d’une boule de neige. A moins que ce soit l’âge de la neige… Bon, alors, disons l’âge de ta plume, quoi ! A moins que ce soit l’âge du couloir… Tu le connais l’âge du couloir, toi, Boule ?
Et il s’esquiva avec des hi ! hi ! hi ! après avoir dansé lourdement devant le miroir.
Madame Reine
Le vide flambait dans le couloir. Derrière le vide, quelque part au fond du couloir, de la neige tombait. Toi, Boule, tu te traînais sur le tapis du salon. La porte était ouverte sur le couloir. Comme toujours, les rideaux étaient tirés.
La nuit s’était abattue sur le monde.
— «La suite ?…» demandait madame Reine. Dans le couloir, la bonne de la maison, madame Reine, était au téléphone. «… Il n’y a pas de suite, monsieur… l’auteur est mort… Quelle guerre ?… mais non, monsieur… l’auteur est mort, il était fatigué… oui, c’est cela… une grande fatigue…» Et elle avait raccroché.
Ensuite elle t’avait pris sur ses genoux.
— Depuis deux ans ce terrible lecteur téléphone pour me demander la suite de son feuilleton ! Chaque fois il me dit : «Nous sommes si seuls dans nos montagnes, madame !» Chaque fois je lui dis que je comprends sa déception, que nous faisons tout notre possible mais que nous sommes devant un cas de force majeure. Jusqu’à aujourd’hui je ne lui disais pas lequel. Aujourd’hui, comme tu l’as entendu, j’ai lâché le morceau, je lui ai appris la mort de Boule-de-Neige.
— Mais enfin, madame Reine, Boule-de-Neige n’est pas mort, il est venu me voir tantôt !
— Boule, si tu m’écoutes mieux tu comprendras mieux les autres, les portes du couloir se feront moins sourdes pour toi. N’entends-tu pas comment ils évoquent derrière, tes frères pensionnaires, la mort à tort et à travers ? Comment ils en abusent comme d’autres abusent d’alcool ! Et ils appellent ça passer à la Postérité ! Alors qu’ils ne peuvent voir un passereau ou une musaraigne crevés sans aussitôt pousser des cris d’horreur !
Alors écoute-moi et tu apprendras à mieux les comprendre parler de la mort. Un sujet qui en vaut la peine, tu sais, même pour quelqu’un d’aussi petit que toi.
C’est une histoire qui remonte à deux ans. Monsieur était rentré dans la chambre de Boule-de-Neige. Il l’avait trouvé à quatre pattes sous son bureau. Il lui avait botté les fesses mais voilà, une grande tache noire marquait le parquet. Monsieur avait extrait le pauvre Boule-de-Neige de sa niche. Et qu’avait-il constaté ? Que sous son bureau Boule-de-Neige cachait des roses, qu’il allait en secret renifler à quatre pattes, et arroser avec une bouteille d’encre, d’où la tache.
— Boule-de-Neige, ne sais-tu pas que les roses sont la nuit de l’âme ? Que dans chaque rose c’est une âme qui meurt ! A partir d’aujourd’hui tu n’es plus pour moi qu’une âme damnée. D’ailleurs c’est autant de mieux pour tout le monde. A commencer par tes lecteurs. Un bonne occasion pour changer d’air !
Et il l’avait traîné par les cheveux tout le long du couloir
Tu te souviens, Boule, quand tes parents t’ont placé ici, qu’ils ont choisi ce couloir, et qu’ils t’ont dit : tiens, ma bonne Boule, va jusqu’au fond. Au fond il n’y avait qu’une fenêtre condamnée. Mais cette rose noire refermée respirait pour toi, pour toi seul. Tu l’avais senti tout de suite, tu me l’as dit. Eh bien c’est au pied de cette même rose noire, pour lui montrer de quel monde désormais il faisait partie, que Monsieur abandonna Boule-de-Neige après l’avoir traîné par les cheveux, tout le long du couloir…
Et de quel monde s’il te plaît faisait donc maintenant partie Boule-de-Neige, d’après Monsieur ? Oh ce n’est pas cet air faussement décontracté, facilement causant qu’il partagea soudain avec d’autres pensionnaires frappés du même arrêt qui te l’aurait appris. Tous, en effet, après un tel verdict, paraissaient se porter à merveille — même que leurs chahuts — Monsieur s’en ulcérait —, pouvaient prendre des allures de fronde, mais cela n’avait qu’un temps. La vérité c’est que ce monde, que Boule-de-Neige, et les autres qui comme lui divaguaient dans les couloirs du Pensionnat, s’en allaient tout doucement rejoindre, c’était ce monde des morts qu’ils avaient passé leur jeunesse à évoquer plumitivement, littérairement, poétiquement, philosophiquement au service de Monsieur.
Ce n’est donc qu’un peu plus tard qu’il tomba réellement dans cette maladie que nous appelons chez nous la maladie de l’encre. Il commença par jaunir. On ne le vit plus sortir pour les batailles de polochons qui mettaient le couloir sens dessus dessous. «Sa plume se ratatine !» ricanait Monsieur.
Tu imagines, moi qui suis votre mère à tous, si j’avais le cœur à le regarder dépérir en me croisant les bras. Alors je lui donnais en cachette des fortifiants. Mais surtout je priais, mon petit Boule, je priais en lorgnant les plis de sa robe sur son corps efflanqué. J’eus même la joie que l’étoffe se soulève, oh bien timidement, sous un bourgeonnement d’embonpoint ! Mais l’amélioration ne fut que passagère. Boule-de-Neige, qui n’en continuait pas moins de travailler sans relâche, jaunissait et maigrissait de plus belle.
— Regardez comment sa plume se ratatine et se tasse !
En effet, Monsieur regardait Boule-de-Neige s’arc-bouter, se voûter sur son bureau. Et Monsieur ne montrait pas beaucoup de pitié.
Comme il fallait bien qu’il y eût une fin, Boule-de-Neige mourut et Monsieur s’en vint pour faire son constat. Il jeta d’abord un coup d’œil sur la lettre qui traînait sur le bureau, pesta qu’il en était sûr, que c’était comme d’habitude, que c’était peine perdue d’essayer de déchiffrer un pareil torchon. Puis il pencha son sourire à couper le papier sur le cadavre et se mit à le palper en tous sens.
— Ah, madame Reine, qu’il est réconfortant, dans mon malheur, d’éprouver de mes mains ce qui reste de qualité à ces chairs, de solidité à ces coutures, et je dirais de ressenti gratifiant dans la reliure ! On n’a pas été très loin de la belle ouvrage, savez-vous, malgré le mal, là, entre mes mains, cette déchirure noire, là, entre mes mains. Donnez-lui l’encre, il est temps encore.
L’encre, c’était le biberon. Un biberon rempli d’encre, tout simplement, dont on se servait en pareil cas. Et en effet aussitôt la tétine introduite entre ses lèvres exsangues Boule-de-Neige se mit à pomper son encre avec autant d’avidité qu’un nourrisson le lait de sa nourrice. Quand il eut fini il se réveilla tout content, à peine contrarié, quand il se vit dans la glace, que ses lèvres et ses dents fussent toutes noires.
Le cercle
Les jours suivants, il alla frapper à la porte des chambres. Il se présentait, la bouche béante comme un four noir de la porte jusqu’au cul. Aucune explication n’était nécessaire. Chacun des frères, en parfaite connaissance de cause, lui faisait les honneurs de son bureau, l’installait à côté de lui sur le canapé, ce qui n’était pas très contraignant vu son extrême maigreur, et se mettait en devoir de lui lire quelques pages de ses œuvres. Pendant la lecture, on évitait quand même de trop desserrer les dents, on le faisait jusque ce qu’il fallait. Après le quart d’heure d’usage on mettait gentiment le visiteur à la porte, en invoquant les nécessités du travail, mais il fallait d’abord se prêter au cérémonial du baiser. Et pas n’importe quel baiser. D’abord ça n’aurait pas été bien, un baiser comme ça, pour le plaisir, dans cette maison où chaque jour qui passe semble dire au suivant : «Tout ira tellement mieux quand nous ne serons plus dans ce monde mais dans l’autre, dans le monde de l’encre, et de la postérité sur papier bible !» Non c’était un baiser spécial, le fameux baiser qui tue, mais quand même pas à tous les coups, tu vas comprendre comment. En attendant si tu avais vu comme les frères tremblaient en attendant le baiser de Boule-de-Neige ! Tu en aurais été sidéré !
Une fois les visites achevées, et tous les pensionnaires dûment embrassés par notre petit mort arrosé d’encre de Chine, on se réunit, tout de blanc vêtus, chez Monsieur. Monsieur tarda à nous rejoindre mais enfin, après avoir traîné Boule-de-Neige au milieu du troupeau d’oies blanches, Monsieur monta sur sa chaise et on le vit. Que peut-on faire, quand on est debout sur une chaise, à part être vu ? Parler. Alors Monsieur parla.
Et tandis que de ce point de vue qui était le sien, il faisait mine, si j’ose dire, en paroles, de remettre les choses à leur place, en même temps, du coin de l’œil, il menait son enquête. Quand il eut trouvé ce qu’il cherchait, il planta là son discours tout en vrac, sauta de sa chaise et commanda à un des pensionnaires de s’avancer vers lui. Il prit tout son temps pour le dévisager soigneusement, puis, sans avoir jusque-là laissé rien transpirer de ses intentions, si ce n’est qu’on savait bien que ce serait la suite obligée, il gifla le pauvre enfant, le flanqua par terre et s’appliqua à lui briser les côtes à coups de pied. Une fois de plus Monsieur ne s’émouvait guère. Les cris déchirants de sa victime, ça paraissait plutôt lui enlever un gros poids de sur l’estomac.
Les pensionnaires faisaient cercle, les yeux baissés. Aussi soudainement qu’il s’était décidé à flanquer sa raclée à son gosse, Monsieur s’en détourna, haussa les épaules et s’en alla se poster devant le premier rideau venu. Le puni, qui poussait des cris à fendre l’âme, réussit à s’agenouiller. Il leva les mains au ciel, puis les noua autour de sa gorge. Toujours à genoux et sautillant comme il le pouvait, sans cesser de s’étrangler de ses propres mains, ce qui lui donnait une expression effroyable, il se mit à tournoyer, tantôt en allant vers Monsieur toujours occupé à négocier avec son rideau, tantôt vers le troupeau d’oies blanches des pensionnaires. Et tandis qu’il sautillait ainsi, les muscles de ses cuisses au-dessous de sa robe relevée se faisaient forts et allongés comme ceux d’une grenouille. Voyant cela Monsieur remercia son rideau pour venir mettre son regard dans celui de son pensionnaire, qui esquissa un sourire avant de s’affaler sur le carreau.
Alors de sa bouche sortit une petite grenouille noire, d’un noir d’encre. Clopin-clopant, en l’attente sans doute de jours meilleurs, elle se dirigea vers la plinthe, à l’aplomb du rideau, derrière laquelle elle disparut. Monsieur après avoir fait mine d’essuyer des larmes sur le visage du pauvre frère, congédia tout le monde et s’éloigna à son tour dans le couloir qui semblait n’être là que pour prolonger les soupirs et les grognements que lui arrachait l’amertume de la Destinée.
La Postérité
— Et la grenouille, madame Reine ?
— La grenouille ? Elle attend. Elle attend toujours quelque part. Elle attend le jour où elle se remettra à chanter, de préférence au fond d’un encrier… Et alors comme il sera difficile, dans sa solitude, pour le pensionnaire qui l’entendra chanter au fond de son encrier, de lui résister ! Il n’écoutera plus qu’elle. Plus que sa chanson. Et plus celle-ci s’imposera à lui, du fond de l’encrier, plus son travail broyé sous cette meule, se réduira en fine farine !
Abandonné du matin jusqu’au soir à ces scies inlassables, le pensionnaire hanté par la honte de son inutilité, se fatigue, s’épuise, maigrit, jaunit et se couche, s’affale sur son bureau, n’osant donner rendez-vous à sa maîtresse qu’au moment où il se sent perdu. Et crois-moi elle ne se fait pas prier longtemps pour sauter de son flacon et venir savourer son premier face-à-face avec son amoureux. Lequel ouvre la bouche, l’avale délicatement et s’éteint.
On pourrait croire que l’aventure s’arrête là, et c’est ce qui arriverait si Monsieur ne s’en mêlait pas, si Monsieur n’ordonnait pas le biberon. Le biberon d’encre met du baume à l’amertume de la grenouille un peu choquée par le changement de climat. Du coup par un effet de sympathie, son amoureux se réveille, et s’en va vérifier dans son miroir qu’il peut désormais faire office d’encrier à sa belle. Comme elle continue à chanter pour lui seul tout au fond de son ventre, ça lui donne des idées de ballades et il s’en va, dans cet équipage, frapper à chaque chambre, jusqu’à ce qu’il trouve sous ses lèvres, au moment du baiser d’adieu, non plus des joues, mais d’autres lèvres. Deux langues s’entrelacent alors et sur la vis sans fin de ce pressoir d’amour, la grenouille cabriole pour changer d’estomac. Tu comprends maintenant pourquoi Monsieur monte sur une chaise à la réunion des oies blanches : pour reconnaître ce frère qui est le seul à n’avoir pas, comme les autres les joues tamponnées de deux grosses bises noirâtres.
— Mais les roses, madame Reine, les roses que Boule-de-Neige venait respirer sous son bureau et arroser avec de l’encre, que font-elles là ces roses ?
— Oh, mais si tu ne vois pas ce qu’elles font là ces roses, Boule, ce n’est pas le cas de Monsieur. Monsieur est loin d’être dupe ! Ils sait bien qu’elles sont là pour faire plaisir à la cantatrice de l’encrier, ces roses, pas besoin d’aller chercher plus loin, mon petit Boule. Mais Monsieur, pour être parfaitement au courant du pourquoi et du comment de ces roses, ne tient pas en plus à se prêter au jeu. C’est pourquoi, au lieu de reprocher à Boule d’avoir des roses pour sa grenouille, il le prend de plus haut en lui reprochant l’amour des roses, de ces roses qui pourraient être n’importe quoi d’autre… sauf des grenouilles évidemment. Ça, c’est tout l’art de Monsieur, mon petit Boule…
— Oui, mais pourquoi Boule-de-Neige arrosait-il ses roses sous son bureau avec de l’encre ?
— Ecoute-moi, Boule. Il n’y a pas d’explication à tout. Qu’est-ce qui t’oblige à croire à cette histoire, puisque tu me dis que Boule-de-Neige tantôt est passé te voir ? Qu’est-ce qui t’y oblige, c’est moi qui te le demande. Et pourtant cette histoire est vraie. Aussi vraie que tu es là devant moi à me demander de t’en expliquer les petits coups tordus. Alors, pourquoi Boule-de-Neige arrosait-il ses fleurs sous son bureau avec de l’encre ? Eh bien note que tu le sais déjà en partie. Etre l’amoureux d’une grenouille d’encrier c’est une chose. Mais imagines-tu, qu’une grenouille d’encrier puisse supporter que son époux mystique, ce qu’était quasiment Boule-de-Neige pour elle, puisqu’il lui faisait don de son âme, de ses talents, de sa santé même, imagines-tu qu’une telle créature puisse avoir du goût pour des roses qui ne soient pas noires, comme elle l’étaient nécessairement, arrosées avec de l’encre ?
— Oui, mais Boule-de-Neige, Boule-de-Neige, que devient-il après avoir assisté à l’expulsion de la grenouille du ventre de son ami ?
Encore une fois le téléphone sonna et madame Reine reprit sa même antienne auprès de ces mêmes lecteurs frustrés, perdus dans leur montagne.
— «La suite ?… Il n’y a pas de suite, monsieur… l’auteur est mort… Quelle guerre ?… mais non, monsieur… l’auteur est mort, il était fatigué… oui, c’est cela… une grande fatigue…»
Puis Madame Reine raccrocha.
— Eh bien il est mort, cette fois-ci, tu vois bien, Boule et bien mort, pour du bon, n’ayant désormais, d’après Monsieur, plus aucune raison de faire partie d’un monde qu’il avait de toute façon depuis longtemps quitté. C’est difficile toute cette histoire de mort qui n’est pas mort, d’encre dans les biberons et ainsi de suite. N’empêche que c’est notre lot quotidien, il va falloir t’y habituer‚ mon petit Boule. Même que ça fait partie d’une grande ambition, celle vers laquelle Monsieur nous pousse infatigablement. Ton tour ne manquera pas d’arriver, de te mettre toi aussi au turbin, mon petit Boule. Car la compétition fait rage dans le monde et le Pensionnat entend bien y avoir toute sa place. Et quand on se bat avec autant d’énergie, eh bien il est compréhensible, même pour quelqu’un comme moi qui ne suis là que pour faire le ménage et la cuisine, qu’on se ménage des garde-fous, des mains courantes où s’appuyer quand le vertige, ou tout simplement la fatigue vous prend. Alors, oui, on met de l’encre dans les biberons, ça rassure, ça donne une échelle, ça crée un chemin plus sûr entre l’immense et le tout petit. Alors, oui, on avale des grenouilles, et quantité d’autres choses d’ailleurs, comme je n’ai pas manqué de le voir pendant ma longue carrière au service du Pensionnat. Mais sur le fond on ne pense qu’à une chose : la grande ambition.
Ils appellent ça Postérité. Mais moi, je n’ai jamais bien compris ce que ça voulait dire, la Postérité. De toute façon ça n’est pas de mon ressort, ça ne s’applique ni au ménage ni à la cuisine. Tout ce que j’en sais c’est ce qui tourne autour, l’ordinaire, les accidents. Les accidents c’est savoureux. C’est presque ce qui fait le bonheur du métier comme le mien, parce qu’à travers eux tu saisis un petit bout de ce qui te dépasse, ce qui veut dire que tu y participes un tout petit peu, que tu en comprends un petit peu, même si ce petit peu est un tout petit tout petit peu. C’est comme ça que j’ai fini par comprendre un peu de tout ce qu’ils racontent sur la Postérité, par ce qui en dépasse, grenouille, polochon, plumes et plumettes, etc. Bref ce genre d’accidents qui m’apprennent à comprendre que, dans ce pensionnat, des morts puissent se croire vivants et des vivants se croire morts. Mais ça ne va pas plus loin, et je vais te faire une confidence, Boule, ça me va très bien comme ça.
Le couloir
Dans le couloir tu reculais, Boule. La maison était grande. Le couloir était long. Il n’y avait ni début ni fin à l’histoire.
Le jour les pensionnaires se faisaient rares. Ils ne parlaient pas. Ils s’évitaient. Ils étaient entièrement occupés à s’éviter.
Tu entrevoyais leur lits, au bout d’une ombre.
Ils soufflaient, en somnolant, ou en travaillant ; ils soufflaient sur leurs plumes, derrière leurs portes, quand tu passais. Et puis ils te houspillaient, ils te traitaient, oui, tu le sais bien, ça commençait toujours ainsi :
— As-tu bien respiré ta plume, Boule ?
— T’es-tu bien abrité du soleil derrière ta plume, Boule ?…
Le mot les faisait rire et rougir.
Tu ne répondais pas. Tu étais déjà loin.
La nuit, par contre, dans le couloir, les pensionnaires se battaient à coups de polochons.
La bonne venait balayer les plumes gaiement répandues.
«Ah ! ces plumes !»… La bonne était petite et vieille. Avec son balais elle te repoussait dans le salon. «Ici personne ne te dérangera.» Elle tirait les volets. Verrouillait les crémones des fenêtres avec de minuscules clefs.
Le lendemain matin tu l’entendais revenir, du fond du couloir :
— Potage d’herbe à chats, pommes de terre en robe de chambre, ploum-ploum-tralala… Comment vas-tu, Boule ? La maison est grande, tu peux t’amuser à ton aise !
Puis, dans ton écuelle obscure, elle rajoutait des restes aux restes.
— Comment vas-tu ? demandaient le chapeau, la canne, la serviette et les gants. Les chaussures ajoutaient :
— Les pensionnaires s’occupent-ils de toi ?
Tu répondais à reculons. En marchant à reculons tu répondais :
— Oui… Enfin non ! Ils se battent !
— Quels garnements inconscients ! Je vais aller leur chauffer les oreilles… A mon retour je t’emmènerai à la ville, Boule ! Attends-moi ici, près du radiateur !
Une fois de plus le chapeau, la canne, la serviette et les gants avaient fait leur promesse idiote. Il disparaissaient dans le couloir. Toi, Boule, tu restais dans le salon. Tant qu’il y aurait des restes à finir, et la bonne n’en était pas chiche, tu resterais dans ce salon. Personne ne t’y dérangerait, du moment que tu ne dérangerais personne, personne dans le couloir.
Boule-de-Neige
— Plumette, Plumette, psssitt… Bonjour, Plumette !
Est-ce qu’il s’était bien regardé dans la glace, celui-là ? Pourtant il n’avait pas arrêté de le faire toute la journée. Maintenant il venait s’asseoir à côté de toi, sur le canapé rose. Tout en continuant à lorgner le trumeau, il grimaçait, il pouffait de rire, il t’écrasait contre l’accoudoir, il débordait sur toi, il te submergeait !
Et voici maintenant qu’il se pourléchait !
— Boule, ma petite plume… l’homme en noir m’a confié ton éducation… Mais tu sais, je ne sais vraiment pas comment m’y prendre. Je ne suis pas du tout un professionnel, moi. Je crois que c’est même toi qui devrais commencer par faire ma propre éducation … hi ! hi ! hi !
Je ne suis qu’un gros homme, tu le vois bien. Un gros ventre… C’est de la bonne volonté, ça, pour sûr… De la bonne volonté amassée. Pour ce qui est de la bonne volonté j’en ai donc à revendre, mon petit Boule. Mais ça ne me fait pas voir plus clair de l’autre côté de mon mon ventre… hi ! hi ! hi !
Car ce bide est devenu si gros que dans le monde caché en dessous, je ne pénètre plus désormais qu’à tâtons. C’est là-dessous que tu es, toi aussi, par la force des choses, et tu y es si petit que je te confondrais presque avec je ne sais quoi, ou qui, Boule… Peut-être avec mon quiqui… hi ! hi ! hi !… Or on ne fait pas l’éducation d’un quiqui. On n’apprend pas à lire à un quiqui. Ça ne s’est jamais vu ! Au fait, Boule, es-tu seulement en âge de savoir ce que c’est qu’un quiqui ?
Il se redressa comme il put.
— Boule, je suis une poche pleine de faux pas, un gribouillis, une nouille qui gonfle sur la plage… hi ! hi ! hi !… Sur la plage… Ma plume me pèse, à moi aussi, tu sais, elle prend le dessus sur ma langue. Elle m’en ferait manger mon chapeau. Retiens en toi le superflu, qu’elle me dit ! Comme si tu devais te fendre avec moi en meurtrière, d’où s’échappe, enfin, l’or poétique… l’or mort… l’or sans sang, qu’elle me dit …hi ! hi ! hi !… Et en plus elle me gronde : «Eh ! là… doucement, ne va pas trop vite, quand même, charrue ton souffle en profondeur, serre, cale, comme l’oiseau, l’air sous ton aile.»
Boule, tu ne m’écoutes pas ! L’homme en noir m’a dit : tu seras attaché à Boule, à l’éducation de Boule… Est-ce que tu comprends ce que ça veut dire ? Dis-moi, Boule, on ne t’a jamais trouvé un autre nom ? Es-tu seulement en âge de savoir ce que c’est qu’un nom, Boule ?
Il remplissait la glace de tous les plis et replis de sa peau de poulet. Il respirait avec difficulté.
— Tu as l’âge d’une boule, n’est-ce pas, Boule ? D’une poule ou d’une boule ? Ou alors, tiens, l’âge d’une boule de neige. A moins que ce soit l’âge de la neige… Bon, alors, disons l’âge de ta plume, quoi ! A moins que ce soit l’âge du couloir… Tu le connais l’âge du couloir, toi, Boule ?
Et il s’esquiva avec des hi ! hi ! hi ! après avoir dansé lourdement devant le miroir.
Madame Reine
Le vide flambait dans le couloir. Derrière le vide, quelque part au fond du couloir, de la neige tombait. Toi, Boule, tu te traînais sur le tapis du salon. La porte était ouverte sur le couloir. Comme toujours, les rideaux étaient tirés.
La nuit s’était abattue sur le monde.
— «La suite ?…» demandait madame Reine. Dans le couloir, la bonne de la maison, madame Reine, était au téléphone. «… Il n’y a pas de suite, monsieur… l’auteur est mort… Quelle guerre ?… mais non, monsieur… l’auteur est mort, il était fatigué… oui, c’est cela… une grande fatigue…» Et elle avait raccroché.
Ensuite elle t’avait pris sur ses genoux.
— Depuis deux ans ce terrible lecteur téléphone pour me demander la suite de son feuilleton ! Chaque fois il me dit : «Nous sommes si seuls dans nos montagnes, madame !» Chaque fois je lui dis que je comprends sa déception, que nous faisons tout notre possible mais que nous sommes devant un cas de force majeure. Jusqu’à aujourd’hui je ne lui disais pas lequel. Aujourd’hui, comme tu l’as entendu, j’ai lâché le morceau, je lui ai appris la mort de Boule-de-Neige.
— Mais enfin, madame Reine, Boule-de-Neige n’est pas mort, il est venu me voir tantôt !
— Boule, si tu m’écoutes mieux tu comprendras mieux les autres, les portes du couloir se feront moins sourdes pour toi. N’entends-tu pas comment ils évoquent derrière, tes frères pensionnaires, la mort à tort et à travers ? Comment ils en abusent comme d’autres abusent d’alcool ! Et ils appellent ça passer à la Postérité ! Alors qu’ils ne peuvent voir un passereau ou une musaraigne crevés sans aussitôt pousser des cris d’horreur !
Alors écoute-moi et tu apprendras à mieux les comprendre parler de la mort. Un sujet qui en vaut la peine, tu sais, même pour quelqu’un d’aussi petit que toi.
C’est une histoire qui remonte à deux ans. Monsieur était rentré dans la chambre de Boule-de-Neige. Il l’avait trouvé à quatre pattes sous son bureau. Il lui avait botté les fesses mais voilà, une grande tache noire marquait le parquet. Monsieur avait extrait le pauvre Boule-de-Neige de sa niche. Et qu’avait-il constaté ? Que sous son bureau Boule-de-Neige cachait des roses, qu’il allait en secret renifler à quatre pattes, et arroser avec une bouteille d’encre, d’où la tache.
— Boule-de-Neige, ne sais-tu pas que les roses sont la nuit de l’âme ? Que dans chaque rose c’est une âme qui meurt ! A partir d’aujourd’hui tu n’es plus pour moi qu’une âme damnée. D’ailleurs c’est autant de mieux pour tout le monde. A commencer par tes lecteurs. Un bonne occasion pour changer d’air !
Et il l’avait traîné par les cheveux tout le long du couloir
Tu te souviens, Boule, quand tes parents t’ont placé ici, qu’ils ont choisi ce couloir, et qu’ils t’ont dit : tiens, ma bonne Boule, va jusqu’au fond. Au fond il n’y avait qu’une fenêtre condamnée. Mais cette rose noire refermée respirait pour toi, pour toi seul. Tu l’avais senti tout de suite, tu me l’as dit. Eh bien c’est au pied de cette même rose noire, pour lui montrer de quel monde désormais il faisait partie, que Monsieur abandonna Boule-de-Neige après l’avoir traîné par les cheveux, tout le long du couloir…
Et de quel monde s’il te plaît faisait donc maintenant partie Boule-de-Neige, d’après Monsieur ? Oh ce n’est pas cet air faussement décontracté, facilement causant qu’il partagea soudain avec d’autres pensionnaires frappés du même arrêt qui te l’aurait appris. Tous, en effet, après un tel verdict, paraissaient se porter à merveille — même que leurs chahuts — Monsieur s’en ulcérait —, pouvaient prendre des allures de fronde, mais cela n’avait qu’un temps. La vérité c’est que ce monde, que Boule-de-Neige, et les autres qui comme lui divaguaient dans les couloirs du Pensionnat, s’en allaient tout doucement rejoindre, c’était ce monde des morts qu’ils avaient passé leur jeunesse à évoquer plumitivement, littérairement, poétiquement, philosophiquement au service de Monsieur.
Ce n’est donc qu’un peu plus tard qu’il tomba réellement dans cette maladie que nous appelons chez nous la maladie de l’encre. Il commença par jaunir. On ne le vit plus sortir pour les batailles de polochons qui mettaient le couloir sens dessus dessous. «Sa plume se ratatine !» ricanait Monsieur.
Tu imagines, moi qui suis votre mère à tous, si j’avais le cœur à le regarder dépérir en me croisant les bras. Alors je lui donnais en cachette des fortifiants. Mais surtout je priais, mon petit Boule, je priais en lorgnant les plis de sa robe sur son corps efflanqué. J’eus même la joie que l’étoffe se soulève, oh bien timidement, sous un bourgeonnement d’embonpoint ! Mais l’amélioration ne fut que passagère. Boule-de-Neige, qui n’en continuait pas moins de travailler sans relâche, jaunissait et maigrissait de plus belle.
— Regardez comment sa plume se ratatine et se tasse !
En effet, Monsieur regardait Boule-de-Neige s’arc-bouter, se voûter sur son bureau. Et Monsieur ne montrait pas beaucoup de pitié.
Comme il fallait bien qu’il y eût une fin, Boule-de-Neige mourut et Monsieur s’en vint pour faire son constat. Il jeta d’abord un coup d’œil sur la lettre qui traînait sur le bureau, pesta qu’il en était sûr, que c’était comme d’habitude, que c’était peine perdue d’essayer de déchiffrer un pareil torchon. Puis il pencha son sourire à couper le papier sur le cadavre et se mit à le palper en tous sens.
— Ah, madame Reine, qu’il est réconfortant, dans mon malheur, d’éprouver de mes mains ce qui reste de qualité à ces chairs, de solidité à ces coutures, et je dirais de ressenti gratifiant dans la reliure ! On n’a pas été très loin de la belle ouvrage, savez-vous, malgré le mal, là, entre mes mains, cette déchirure noire, là, entre mes mains. Donnez-lui l’encre, il est temps encore.
L’encre, c’était le biberon. Un biberon rempli d’encre, tout simplement, dont on se servait en pareil cas. Et en effet aussitôt la tétine introduite entre ses lèvres exsangues Boule-de-Neige se mit à pomper son encre avec autant d’avidité qu’un nourrisson le lait de sa nourrice. Quand il eut fini il se réveilla tout content, à peine contrarié, quand il se vit dans la glace, que ses lèvres et ses dents fussent toutes noires.
Le cercle
Les jours suivants, il alla frapper à la porte des chambres. Il se présentait, la bouche béante comme un four noir de la porte jusqu’au cul. Aucune explication n’était nécessaire. Chacun des frères, en parfaite connaissance de cause, lui faisait les honneurs de son bureau, l’installait à côté de lui sur le canapé, ce qui n’était pas très contraignant vu son extrême maigreur, et se mettait en devoir de lui lire quelques pages de ses œuvres. Pendant la lecture, on évitait quand même de trop desserrer les dents, on le faisait jusque ce qu’il fallait. Après le quart d’heure d’usage on mettait gentiment le visiteur à la porte, en invoquant les nécessités du travail, mais il fallait d’abord se prêter au cérémonial du baiser. Et pas n’importe quel baiser. D’abord ça n’aurait pas été bien, un baiser comme ça, pour le plaisir, dans cette maison où chaque jour qui passe semble dire au suivant : «Tout ira tellement mieux quand nous ne serons plus dans ce monde mais dans l’autre, dans le monde de l’encre, et de la postérité sur papier bible !» Non c’était un baiser spécial, le fameux baiser qui tue, mais quand même pas à tous les coups, tu vas comprendre comment. En attendant si tu avais vu comme les frères tremblaient en attendant le baiser de Boule-de-Neige ! Tu en aurais été sidéré !
Une fois les visites achevées, et tous les pensionnaires dûment embrassés par notre petit mort arrosé d’encre de Chine, on se réunit, tout de blanc vêtus, chez Monsieur. Monsieur tarda à nous rejoindre mais enfin, après avoir traîné Boule-de-Neige au milieu du troupeau d’oies blanches, Monsieur monta sur sa chaise et on le vit. Que peut-on faire, quand on est debout sur une chaise, à part être vu ? Parler. Alors Monsieur parla.
Et tandis que de ce point de vue qui était le sien, il faisait mine, si j’ose dire, en paroles, de remettre les choses à leur place, en même temps, du coin de l’œil, il menait son enquête. Quand il eut trouvé ce qu’il cherchait, il planta là son discours tout en vrac, sauta de sa chaise et commanda à un des pensionnaires de s’avancer vers lui. Il prit tout son temps pour le dévisager soigneusement, puis, sans avoir jusque-là laissé rien transpirer de ses intentions, si ce n’est qu’on savait bien que ce serait la suite obligée, il gifla le pauvre enfant, le flanqua par terre et s’appliqua à lui briser les côtes à coups de pied. Une fois de plus Monsieur ne s’émouvait guère. Les cris déchirants de sa victime, ça paraissait plutôt lui enlever un gros poids de sur l’estomac.
Les pensionnaires faisaient cercle, les yeux baissés. Aussi soudainement qu’il s’était décidé à flanquer sa raclée à son gosse, Monsieur s’en détourna, haussa les épaules et s’en alla se poster devant le premier rideau venu. Le puni, qui poussait des cris à fendre l’âme, réussit à s’agenouiller. Il leva les mains au ciel, puis les noua autour de sa gorge. Toujours à genoux et sautillant comme il le pouvait, sans cesser de s’étrangler de ses propres mains, ce qui lui donnait une expression effroyable, il se mit à tournoyer, tantôt en allant vers Monsieur toujours occupé à négocier avec son rideau, tantôt vers le troupeau d’oies blanches des pensionnaires. Et tandis qu’il sautillait ainsi, les muscles de ses cuisses au-dessous de sa robe relevée se faisaient forts et allongés comme ceux d’une grenouille. Voyant cela Monsieur remercia son rideau pour venir mettre son regard dans celui de son pensionnaire, qui esquissa un sourire avant de s’affaler sur le carreau.
Alors de sa bouche sortit une petite grenouille noire, d’un noir d’encre. Clopin-clopant, en l’attente sans doute de jours meilleurs, elle se dirigea vers la plinthe, à l’aplomb du rideau, derrière laquelle elle disparut. Monsieur après avoir fait mine d’essuyer des larmes sur le visage du pauvre frère, congédia tout le monde et s’éloigna à son tour dans le couloir qui semblait n’être là que pour prolonger les soupirs et les grognements que lui arrachait l’amertume de la Destinée.
La Postérité
— Et la grenouille, madame Reine ?
— La grenouille ? Elle attend. Elle attend toujours quelque part. Elle attend le jour où elle se remettra à chanter, de préférence au fond d’un encrier… Et alors comme il sera difficile, dans sa solitude, pour le pensionnaire qui l’entendra chanter au fond de son encrier, de lui résister ! Il n’écoutera plus qu’elle. Plus que sa chanson. Et plus celle-ci s’imposera à lui, du fond de l’encrier, plus son travail broyé sous cette meule, se réduira en fine farine !
Abandonné du matin jusqu’au soir à ces scies inlassables, le pensionnaire hanté par la honte de son inutilité, se fatigue, s’épuise, maigrit, jaunit et se couche, s’affale sur son bureau, n’osant donner rendez-vous à sa maîtresse qu’au moment où il se sent perdu. Et crois-moi elle ne se fait pas prier longtemps pour sauter de son flacon et venir savourer son premier face-à-face avec son amoureux. Lequel ouvre la bouche, l’avale délicatement et s’éteint.
On pourrait croire que l’aventure s’arrête là, et c’est ce qui arriverait si Monsieur ne s’en mêlait pas, si Monsieur n’ordonnait pas le biberon. Le biberon d’encre met du baume à l’amertume de la grenouille un peu choquée par le changement de climat. Du coup par un effet de sympathie, son amoureux se réveille, et s’en va vérifier dans son miroir qu’il peut désormais faire office d’encrier à sa belle. Comme elle continue à chanter pour lui seul tout au fond de son ventre, ça lui donne des idées de ballades et il s’en va, dans cet équipage, frapper à chaque chambre, jusqu’à ce qu’il trouve sous ses lèvres, au moment du baiser d’adieu, non plus des joues, mais d’autres lèvres. Deux langues s’entrelacent alors et sur la vis sans fin de ce pressoir d’amour, la grenouille cabriole pour changer d’estomac. Tu comprends maintenant pourquoi Monsieur monte sur une chaise à la réunion des oies blanches : pour reconnaître ce frère qui est le seul à n’avoir pas, comme les autres les joues tamponnées de deux grosses bises noirâtres.
— Mais les roses, madame Reine, les roses que Boule-de-Neige venait respirer sous son bureau et arroser avec de l’encre, que font-elles là ces roses ?
— Oh, mais si tu ne vois pas ce qu’elles font là ces roses, Boule, ce n’est pas le cas de Monsieur. Monsieur est loin d’être dupe ! Ils sait bien qu’elles sont là pour faire plaisir à la cantatrice de l’encrier, ces roses, pas besoin d’aller chercher plus loin, mon petit Boule. Mais Monsieur, pour être parfaitement au courant du pourquoi et du comment de ces roses, ne tient pas en plus à se prêter au jeu. C’est pourquoi, au lieu de reprocher à Boule d’avoir des roses pour sa grenouille, il le prend de plus haut en lui reprochant l’amour des roses, de ces roses qui pourraient être n’importe quoi d’autre… sauf des grenouilles évidemment. Ça, c’est tout l’art de Monsieur, mon petit Boule…
— Oui, mais pourquoi Boule-de-Neige arrosait-il ses roses sous son bureau avec de l’encre ?
— Ecoute-moi, Boule. Il n’y a pas d’explication à tout. Qu’est-ce qui t’oblige à croire à cette histoire, puisque tu me dis que Boule-de-Neige tantôt est passé te voir ? Qu’est-ce qui t’y oblige, c’est moi qui te le demande. Et pourtant cette histoire est vraie. Aussi vraie que tu es là devant moi à me demander de t’en expliquer les petits coups tordus. Alors, pourquoi Boule-de-Neige arrosait-il ses fleurs sous son bureau avec de l’encre ? Eh bien note que tu le sais déjà en partie. Etre l’amoureux d’une grenouille d’encrier c’est une chose. Mais imagines-tu, qu’une grenouille d’encrier puisse supporter que son époux mystique, ce qu’était quasiment Boule-de-Neige pour elle, puisqu’il lui faisait don de son âme, de ses talents, de sa santé même, imagines-tu qu’une telle créature puisse avoir du goût pour des roses qui ne soient pas noires, comme elle l’étaient nécessairement, arrosées avec de l’encre ?
— Oui, mais Boule-de-Neige, Boule-de-Neige, que devient-il après avoir assisté à l’expulsion de la grenouille du ventre de son ami ?
Encore une fois le téléphone sonna et madame Reine reprit sa même antienne auprès de ces mêmes lecteurs frustrés, perdus dans leur montagne.
— «La suite ?… Il n’y a pas de suite, monsieur… l’auteur est mort… Quelle guerre ?… mais non, monsieur… l’auteur est mort, il était fatigué… oui, c’est cela… une grande fatigue…»
Puis Madame Reine raccrocha.
— Eh bien il est mort, cette fois-ci, tu vois bien, Boule et bien mort, pour du bon, n’ayant désormais, d’après Monsieur, plus aucune raison de faire partie d’un monde qu’il avait de toute façon depuis longtemps quitté. C’est difficile toute cette histoire de mort qui n’est pas mort, d’encre dans les biberons et ainsi de suite. N’empêche que c’est notre lot quotidien, il va falloir t’y habituer‚ mon petit Boule. Même que ça fait partie d’une grande ambition, celle vers laquelle Monsieur nous pousse infatigablement. Ton tour ne manquera pas d’arriver, de te mettre toi aussi au turbin, mon petit Boule. Car la compétition fait rage dans le monde et le Pensionnat entend bien y avoir toute sa place. Et quand on se bat avec autant d’énergie, eh bien il est compréhensible, même pour quelqu’un comme moi qui ne suis là que pour faire le ménage et la cuisine, qu’on se ménage des garde-fous, des mains courantes où s’appuyer quand le vertige, ou tout simplement la fatigue vous prend. Alors, oui, on met de l’encre dans les biberons, ça rassure, ça donne une échelle, ça crée un chemin plus sûr entre l’immense et le tout petit. Alors, oui, on avale des grenouilles, et quantité d’autres choses d’ailleurs, comme je n’ai pas manqué de le voir pendant ma longue carrière au service du Pensionnat. Mais sur le fond on ne pense qu’à une chose : la grande ambition.
Ils appellent ça Postérité. Mais moi, je n’ai jamais bien compris ce que ça voulait dire, la Postérité. De toute façon ça n’est pas de mon ressort, ça ne s’applique ni au ménage ni à la cuisine. Tout ce que j’en sais c’est ce qui tourne autour, l’ordinaire, les accidents. Les accidents c’est savoureux. C’est presque ce qui fait le bonheur du métier comme le mien, parce qu’à travers eux tu saisis un petit bout de ce qui te dépasse, ce qui veut dire que tu y participes un tout petit peu, que tu en comprends un petit peu, même si ce petit peu est un tout petit tout petit peu. C’est comme ça que j’ai fini par comprendre un peu de tout ce qu’ils racontent sur la Postérité, par ce qui en dépasse, grenouille, polochon, plumes et plumettes, etc. Bref ce genre d’accidents qui m’apprennent à comprendre que, dans ce pensionnat, des morts puissent se croire vivants et des vivants se croire morts. Mais ça ne va pas plus loin, et je vais te faire une confidence, Boule, ça me va très bien comme ça.