Gisèle Bellew
La Brûlure
Leur maison est grande. Elle est entourée d’arbres et de prairies traversées dans tous les sens par des ruisseaux. Leur maison a des murs sombres rongés par le lierre. Chaque soir il ferme sur eux les portes à clé. Ils vivent parmi les ruisseaux, les mares, les arbres, les plantes et leurs journées se succèdent, pleines et actives car il y a beaucoup à faire. Elle doit notamment ranger et dépoussiérer les grandes pièces et avant l’arrivée de leurs amis, nettoyer la chambre du haut qui leur est destinée.
En refermant la porte, tu m’as dit : « Je t’aime ». Nous allons nous aimer dans un grand lit moelleux loin des exubérances du jardin et nous imaginerons les senteurs de la nuit et le frémissement des rivières. Le lit s’étire sous nos corps, les murs qui nous enserrent semblent laisser espérer une fissure, une issue.
Tu travailles beaucoup à tes idées et souvent aux miennes qui te semblent manquer de rigueur. Il faut, me dis-tu, ordonner les idées comme les choses, apprendre à sélectionner et à classer. Quand une idée s’insinue entre deux idées, tu déclares que c’est inadmissible, que toute ta vie tu combattras la confusion.
Les amis sont arrivés. Nous les avons accueillis, nous leur avons proposé le soir même une danse et avons échangé avec eux des mots banals qui ne peuvent que plaire, ne riment à rien mais lui dit qu’ils sont certes simples mais vrais. Nous avons offert à nos amis la chambre du premier étage. Pour y pénétrer, ils ont dû écarter les oiseaux qui se pressaient contre la porte.
La lecture nous lie étroitement. Nous ne lisons pas de livres à la mode mais ceux que nous aimons vraiment, des ouvrages sérieux et enrichissants. Nos amis sont bien installés. Ils semblent satisfaits. Ce soir, comme toujours, d’un tour de clé, il a fermé les portes.
Tu les suivais des yeux tandis qu’ils arpentaient notre beau jardin et tu souriais de les entendre chantonner. Tout au plaisir d’une si belle harmonie, tu m’oubliais parfois, tu me laissais un peu en arrière. Mais tu m’as pris la main comme hier, comme avant-hier et remarquant avec un sourire que tous les jours tu répétais le même geste, tu m’as embrassée tendrement.
Il a trouvé bonne l’idée d’inviter les amis à faire le tour de la ville la plus proche. Elle n’est pas grande, quelques heures ont suffi pour la parcourir. J’étais inquiète car j’avais laissé beaucoup de choses en désordre. Or, tout ce qui s’insinue doit être chassé, l’eau, par exemple, qui s’introduit parfois dans notre maison. Il en est de l’eau comme des idées.
Un jour, des rumeurs alarmantes leur parvinrent de la ville. On disait qu’il s’y passait des choses, qu’un danger était proche, que quelques habitants abandonnaient leurs maisons. Inquiets, nos villageois rapportaient que cet événement portait un nom mais qu’ils ne l’avaient pas retenu. En attendant d’en savoir plus, la vie, avons-nous décidé, devait se poursuivre ici comme avant.
La nuit, les oiseaux se sont pressés fébrilement contre la porte de la chambre des amis. Le soir, à l’accoutumé, nous nous étions promenés et avions contourné la petite colline avant de l’escalader. M’entendant rire, il s’est irrité et m’a traitée d’enfant. Des événements, peut-être graves, étaient sur le point de se produire. Je devrais y songer.
Au beau milieu de la promenade, les amis se sont tus. Ils livrent habituellement beaucoup leurs sentiments. Aujourd’hui, au milieu d’une phrase, ils nous ont demandé si nous étions heureux. Nous leur avons répondu qu’un tel sujet nous semblait peu important. Ils se posent d’étranges questions. Tous les soirs, les portes se referment, les ruisseaux regorgent d’eau et le village semble paisible. Pourtant, des villageois disent qu’un inconnu est arrivé et qu’il se cache.
J’ai posé ma tête sur tes genoux puis nous nous sommes aimés. Nous vivons bien ensemble. Au-dessus, les amis babillent. Faisons en sorte de les rendre heureux puisque le bonheur les préoccupe. Quand l’un de nous sourit, je me dis qu’il est heureux. Je me dis aussi que si nous ne sourions pas, nous le sommes aussi. Mais à quoi bon s’interroger sur cela puisque d’après toi le bonheur est chose peu importante.
Hier, nous avons dansé dans le jardin mais le cœur n’y était pas. On évoque, plus que d’un bouleversement à venir, une tragédie. La température a baissé, une fraîcheur hivernale s’est installée au beau milieu de l’été. Les parties de cartes remplacent peu à peu les promenades. De fines couches de glace recouvrent le cours des ruisseaux et les oiseaux, enfouis dans de vieux chiffons se réchauffent autour de la cheminée. L’angoisse commence à nous étreindre.
J’éprouve un sentiment que tu qualifierais de désespoir. C’est un sentiment nouveau. Nos nuits me semblent plus longues et plus noires qu’à l’accoutumée. Pour en avoir le cœur net, éclaircir le mystère et porter un jugement sur les événements, tu as décidé de te rendre en ville. Tu partiras bientôt et tu nous reviendras avec des idées justes. L’inconnu se cache toujours dans le village.
Cette nuit, elle l’aima plus qu’elle ne l’avait jamais aimé. Elle lui dit qu’elle avait peur pour lui et il la rassura. Elle riait et pleurait à la fois et lui savourait la fierté et l’orgueil d’être un homme. Reste auprès de moi, laisse être ce qui doit être, que m’importe la ville et son mystère. Notre village, notre maison résisteront, ne pars pas, suppliait-elle.
Nous prendrons soin de notre hôtesse et comme vous, le soir nous fermerons les portes. Peut-être devrons-nous renoncer à notre propre maison car nous en avons oublié l’itinéraire. Bien qu’elle devienne froide, la vôtre nous convient pour l’instant.
Il partit un matin, emportant avec lui un brin de lierre et un sac bien gonflé. Il n’était pas seul sur le chemin de la ville. D’autres curieux s’y rendaient. Pour franchir les rivières, on avait fabriqué quelques ponts à la hâte. Tous s’étonnaient que l’homme caché que l’on nommait désormais le fugitif ait pu se passer de leur aide. Les jours qui suivirent, le temps s’adoucissant, les amis ouvrirent quelques fenêtres. Non sans difficulté car elles étaient restées longtemps fermées. Ils les forcèrent et des rayons de soleil pénétrèrent dans la maison.
Lui parti, courageusement elle se remit à l’ouvrage. L’intérieur de la maison brilla encore plus qu’avant. Les oiseaux eurent droit à de nouveaux chiffons, mais les délaissèrent car il faisait plus chaud. Les amis participaient activement à ses tâches.
On dit que l’homme est sorti de sa cachette, qu’il est passé près d’ici, si près que nous aurions pu l’apercevoir. Nous regardons souvent au-dehors dans l’espoir de pouvoir l’aborder. Alentours, les gens se terrent. Mieux vaut, pensent-ils sans doute, ne pas savoir. Nous n’avons pas de nouvelles de notre hôte. Sa route est longue. Bien que sa présence soit inquiétante, il est évident que notre hôtesse espère rencontrer le fugitif.
Notre village se vide. Je ne redoute plus d’en parcourir les rues. Les gens y étaient sales, leurs maisons dangereuses. C’est pourquoi nous tenions nos portes fermées. Désormais, le soleil se glisse un peu partout, éclairant les vieilles pierres et les rues désertées. Lui reviendra bientôt, ramenant des nouvelles. Il nous racontera puis la vie reprendra comme avant. Nous nous aimerons et les jours s’écouleront tels que nous les désirons, tels qu’ils doivent être.
Les amis ont enfin aperçu l’homme. Ils n’ont pu toutefois en décrire le visage car son passage avait été trop rapide. Ils s’inquiètent du sort de leur hôte, des événements, d’un danger inconnu, ils craignent qu’il ne revienne pas.
Pour combattre leur inquiétude, ils ont chanté. Elle d’abord, puis tous en cœur. Jusqu’à la tombée de la nuit leurs voix se sont élevées au-delà de la cime des arbres. Les amis ne savaient pas que l’homme, tapi derrière des buissons, les observait. Au milieu de la journée, le soleil devint brûlant. Les amis se disent qu’il serait souhaitable de rentrer chez eux mais ils ne savent plus comment. Ici, la poussière s’insinue partout et leur hôtesse n’y prête plus attention. Elle semble être dans l’attente de quelqu’un ou de quelque chose. Les journées deviennent lourdes, écrasantes, les nuits plus longues.
L’homme rôde autour de nous. Il nous observe. Pendant que nous chantions sur la dune, moi je l’ai vu. Ses yeux luisaient. Depuis, je néglige l’ordre et ne pense plus qu’à l’étincelle de ce regard qui semblait refléter ce qui se passe ailleurs. Quand il se posa sur moi, il brillait d’un éclat vert, gris et noir. Autour de ma fenêtre, le lierre jaunit. Le soleil qui jusqu’ici le caressait le brûle maintenant. Une flamme jaune scintille désormais dans mes yeux. « Il ne reviendra pas », m’a t-il dit.
Le village s’est embrasé. Nos amis se sont enfuis, entraînant les oiseaux derrière eux, évitant en vain l’herbe brûlante et les cailloux incandescents. Les derniers villageois disent que le vent torride qui attise le feu vient de la ville. Moi, je sais que l’homme et le feu ne font qu’un.
Le vent enflamma au passage arbres, maisons, ciel et terre. On vit la maison rougeoyer, se dresser fièrement, s’ébranler puis s’écrouler, vaincue. Bientôt, la cendre recouvrit ce qui fut un village et le monde se réduisit au même gris du ciel et de la terre. Avec leurs ongles, les survivants grattaient désespérément le sol pour en extraire les racines dont ils pourraient se nourrir. Sous le soleil impitoyable, les cheveux prenaient la couleur de la flamme, tout n’était plus que rochers noircis, arbres abattus, oiseaux déchiquetés.
Les corps prirent l’aspect des racines et la couleur du sable. Certains, accroupis sur la cendre, se tenaient par la main, d’autres, penchés au-dessus des bouches avides de leurs enfants ou de leurs proches, déposaient sur leurs langues des aliments desséchés. Malgré la rigueur de ce soleil de plomb, curieusement, on s’aimait encore. C’était un spectacle inouï de voir l’homme s’acharner pour subsister. Les vieux enterrés, les jeunes se peignirent le corps de boue écarlate. L’homme aux yeux de braises nous parle d’amour.
Indifférent à nos souffrances, l’homme aux yeux de braises nous inculque sa vérité. Pour la mettre en pratique, il nous fait indéfiniment, en entassant des pierres, de la terre et des morceaux de bois encore chauds, construire puis cela fait, détruire. Car dit-il, rien ne fut, n’est et ne sera définitif. Là où avait couru un ruisseau fument des pierres, là où s’élevait ma maison demeure un mur noirci, un arbre calciné, des cadavres d’oiseaux. Ainsi en sera t-il de moi, pourtant encore si farouchement occupée à survivre.
Jailli d’un sombre nuage éclata enfin l’orage. Tous, à l’exception de l’homme, tendirent vers le ciel leurs mains rougies, meurtries, décharnées. Les enfants criaient, les adultes se pressaient les uns contre les autres. La pluie entraîna tout, sable, pierres, nos constructions pitoyables et pour finir tous les êtres humains, les enfants en premier puis les adultes, dans les hurlements ou le silence. Soulevés par les trombes d’eau, les corps s’élevaient au-dessus du sol, retombaient puis dévalaient, nul ne savait où.
Ce fut la fin. Ballottés par la pluie, les corps nus flottaient, se gonflaient puis disparaissaient. De la terre s’exhalait une odeur de pourriture. L’univers avait livré son secret. Quand l’orage cessa, un pâle soleil apparut, dont les rayons caressèrent son visage. Elle leva la tête un instant puis se remit à creuser. En tourbillonnant, le soleil se rapprochait peu à peu de la terre. Quand il atteignit le sol, il enflamma la planète de ses rayons qui claquaient, tendus comme des fouets. Lacérée, projetée dans l’espace, enflammée, déchiquetée, elle disparut.