Maxence Thevot
Le jugement des mouches
La cervelle du commerçant éclabousse les sucreries chimiques disposées sur le présentoir en carton à côté de la caisse et, à ce moment-là, tout le monde ferme sa gueule, se fige, ou chie dans son froc. Ces pauvres cons viennent de comprendre que le revolver du braqueur n’est pas un jouet. Moi je le sais depuis qu’il l’a sorti de son pantalon de jogging en polyester, il y a environ trois minutes de ça.
Il y a des armes factices très bien faites de nos jours, pour l’airsoft en particulier, et même un connaisseur aguerri pourrait s’y casser les dents. En fait, la seule différence entre une fausse arme et une vraie à l’heure actuelle, c’est le mec qui se trouve derrière. Celui qui la pointe sur vous.
Un homme se comporte différemment quand il sent dans son poing crispé le poids d’une arme capable de cracher la mort et de lui payer un billet express pour l’Enfer et les remords éternels. Les gestes sont nerveux, la tension plus palpable, presque étouffante, comme la fumée âcre d’un cigare dans les chiottes d’un bar glauque.
J’ai tout de suite senti que ce type était à cran, prêt à faire gicler la tronche du premier connard qui se mettrait en travers de sa route. C’est pour cette raison que je suis le seul client de cette supérette merdique à être allongé sur le sol, les mains bien en évidence, mon sac de sport noir posé à quelques centimètres de moi.
Je fixe les taches sur le lino crade sous mes yeux et je prie pour que personne ne découvre ce que je trimballe dans mon foutu sac. S’ils l’apprenaient, ils hurleraient d’horreur et me regarderaient comme ce putain de monstre de Frankenstein avant de me traîner par les cheveux sur le parking pour me tabasser à mort et me pendre à un réverbère en guise d’exemple. Même la petite vieille s’y mettrait, et le braqueur aussi je suppose.
Alors je fais profil bas. J’attends. Je me fonds dans la masse, comme je l’ai toujours fait. Je joue à l’homme normal qui a peur du méchant bandit.
Les dernières miettes violacées de cervelle encore en suspens dans l’air finissent par subir les outrages de la gravité et s’écrasent au sol dans un bruit de bisou mouillé.
Plusieurs secondes s’écoulent mollement et, après un instant d’hésitation, tout le monde se jette à terre, sauf un jeune punk à chien, le pantalon sur les genoux et les cheveux hirsutes, qui demande si c’est une caméra cachée pour YouTube ou un truc dans le genre.
Le malfaiteur tremble, secoué par l’adrénaline, puis relève la visière de son casque de moto. Le flingue encore fumant pointé droit sur la poitrine du jeune crétin toujours debout, il dit :
— Le… Le coup est parti tout seul ! J’le jure ! J’voulais juste du fric moi ! J’ai pas de quoi payer la pension alimentaire de mes gosses ! J’suis au chômage ! Merde ! J’ai jamais voulu faire de mal à personne moi !
Les néons à l’agonie grésillent au-dessus de nos têtes, furtifs éclairs dans la tempête qui vient d’éclater. Le jeune con lorgne vers le cadavre étendu derrière le comptoir et se rend compte que la face explosée du commerçant n’a rien d’un effet de cinéma. Son sourire en coin s’efface et il lève les bras en l’air, laissant tomber au passage la canette de 8.6 qu’il avait l’intention de s’enfiler pour clôturer ce bel après-midi d’automne.
— Du calme mec, t’as trop maté de films toi. Faut décompresser de temps en temps. Moi quand ça va pas je…
— Ta gueule ! hurle le braqueur en armant le chien du revolver.
Quelque chose change dans son regard. Une lueur de folie pure qui donne à ses yeux bleu pâle le même aspect froid et sans vie que ceux d’un mort.
Un gros moustachu barbouillé de taches de peinture décolle sa tronche bouffie du linoléum pour s’adresser au jeune.
— Fais c’qu’il t’dit mon gars, sinon c’type va t’aligner comme un pigeon.
Son message délivré, il retourne se planquer derrière le maigre rempart formé par la bouteille de Villageoise et le sandwich industriel qu’il comptait acheter.
— Est-ce que c’est bien un terroriste musulman ? demande la vieille allongée à côté de moi, une main ridée et crochue encore posée sur son cabas au cas où quelqu’un voudrait profiter de ce moment cocasse pour le lui piquer. Personne ne lui répond. Les vieux sont devenus des êtres transparents.
Sans attendre de voir si sa cervelle de défoncé a la même consistance que celle du commerçant, le jeune punk s’exécute et se couche par terre, ce qui ne doit pas beaucoup le changer de son quotidien.
Le braqueur se dirige vers la porte d’entrée, jette un œil sur la rue vide à l’extérieur, et revient se planter devant nous.
Là, je comprends que cette histoire risque de dégénérer.
Le tiroir-caisse est vide, et le commerçant était sur le point d’emmener le voleur au coffre quand sa matière grise s’est vaporisée aux quatre coins du magasin. Il n’y a aucun employé susceptible de connaître la combinaison de ce fameux coffre. Juste nous. De simples consommateurs à la con. Alors pourquoi le braqueur ne se tire pas vite fait tant qu’il en a l’occasion ?
— Écoutez tous, il dit soudain comme s’il allait nous expliquer en détail l’origine de la fonte des glaces au pôle Nord, j’voulais tuer personne. J’suis pas un assassin moi, c’est compris ?
L’orifice obscur du canon balaye les tapis humains que nous sommes, et on acquiesce tous d’un signe de tête plus ou moins rapide. La vieille demande combien de temps il va rester, ce terroriste musulman, et le jeune punk lui répond de la fermer si elle tient à garder sa cervelle bien au chaud à l’intérieur de son crâne flétri.
Le malfrat semble perdu. Des ruisseaux de sueur serpentent avec peine dans ses sourcils épais. On dirait qu’il se demande ce qu’il fout là. Je peux presque entendre crépiter les connections hasardeuses de ses neurones en pleine ébullition, à moins que ça soit le bourdonnement des néons défectueux au plafond.
Alors qu’il s’apprête à ouvrir la bouche pour parler, quelque chose tombe dans une des allées de la supérette. Une boîte de bouffe pour chat roule un court instant dans notre direction et s’immobilise. Un matou au poil blanc et soyeux se lèche les babines avec envie sur l’étiquette.
— Si y’a quelqu’un qui se planque au fond du magasin il ferait bien de sortir maintenant, dit le braqueur en pointant son arme sur on ne sait trop quoi.
— D’accord, répond une voix de femme, ça va, je sors, ne tirez pas.
Une gonzesse d’une quarantaine d’années au look BCBG s’extirpe de sa cachette et nous rejoint à petits pas. Ses escarpins rouges et pointus évoquent deux gros piments qu’elle se serait enfoncés au bout des pieds avant de s’enfiler un truc moins exotique dans le cul. Elle s’allonge au sol et fait glisser son sac à main jusqu’au braqueur.
— Prenez mon argent si vous voulez, mais ensuite partez. Laissez-nous, je vous en prie, ayez un peu de bon sens enfin. J’ose espérer que vous n’êtes pas un sauvage.
On sent au ton de sa voix que cette bonne femme a donné des ordres à des sous-fifres toute sa vie. Le genre de femme à pondre des gosses pour les faire élever par une nounou sous-payée pendant qu’elle consacre tout son temps à développer le site internet de sa société pourrie de vente à domicile. Je remarque une alliance en or à son annulaire et mon esprit farceur s’amuse à imaginer le pauvre type qui l’a épousée. Il n’a pas dû la baiser depuis des années ; ses couilles réduites à l’état de cacahuètes sous le pesant fardeau d’une castration mentale quotidienne. Je me dis que ça la décoincerait un peu si le braqueur claquait un boulon et se mettait à la violer devant l’assistance, en levrette, la tête enfoncée bien profond dans le rayon charcuterie.
Mais ça ne serait pas dans mon intérêt.
La seule chose que je souhaite en vérité, c’est me tirer d’ici avant que les flics ne débarquent avec leur lot de questions gênantes.
Le braqueur ramasse le sac à main de marque à ses pieds, farfouille dedans, et en sort une liasse de billets bien grasse qu’il fourre illico dans sa poche. Il nous observe un par un, avec le même air inspiré qu’un général détaillant ses troupes dans un vieux film de guerre.
— Sortez-moi tous votre fric ! il hurle soudain en agitant son revolver. Tout ce que vous avez sur vous ! Plus vite que ça ! Vous croyez que j’ai que ça à foutre ! Ma fille doit être en train de m’attendre à la sortie de son école à l’heure qu’il est !
Tout le monde s’empresse de fouiller dans ses poches. Je les imite. Dans la poche de mon imper, mes doigts rencontrent le manche lisse de mon couteau à cran d’arrêt. Je décide de le laisser là où il est pour l’instant, et j’attrape le portefeuille en cuir à la place.
Le bandit casqué récupère un sac plastique et entame sa tournée. Il commence par le jeune punk qui lui fait don d’une poignée de pièces jaunes qu’il a dû grappiller à de bons samaritains au gré de ses pérégrinations alcoolisées. Le gros moustachu ne donne pas beaucoup plus. Il croise le regard mauvais du malfrat et dit :
— Eh, j’roule pas sur l’or ! J’suis dans l’bâtiment, j’gagne une misère. C’est tout c’que j’ai m’sieur.
— Bande de ratés, dit le braqueur, vous êtes tous des ratés ! Des bons à rien !
Voyant le malfaiteur s’approche d’elle, la vieille se cramponne à son cabas.
— C’est pas les terroristes qui vont faire la loi ici ! Vous n’aurez pas un centime de ma poche, c’est moi qui vous le dis.
— Vieille conne ! répond le braqueur en bataillant pour lui arracher son précieux cabas. Donne-moi ça bordel !
En attendant mon tour, je commence à me rendre compte de la consistance poisseuse de la merde dans laquelle je me suis englué. S’il m’ordonne d’ouvrir mon sac de sport et qu’il voit ce qu’il contient, je suis foutu. À ce moment, je maudis la sensation de soif qui m’a traîné dans cette supérette et qui risque bien de me traîner autre part. En prison par exemple, ou dans les couloirs aseptisés d’un hôpital psychiatrique, le cul à l’air et la bave aux lèvres, métamorphosé en bout de viande docile par une ribambelle de médocs colorés. À choisir, je préfèrerais encore la peine de mort. Dommage qu’elle n’existe plus en France.
Discrètement, ma main moite retourne dans la poche de mon imper.
Le cabas de la vieille finit par se déchirer et son contenu se répand sur le sol en une flaque compacte d’objets en tous genres. Des vieux journaux, un rouleau de ficelle rose, une photo en noir et blanc à moitié déchirée, tout plein de conneries, et au milieu de ce joyeux bordel, un billet de cinq euros aussi fripé que sa propriétaire.
— Monde de merde ! râle le braqueur. Putain d’Europe ! Même les vieux n’ont plus une thune !
Il s’empare du maigre butin et se dirige vers moi.
— Pourquoi tu transpires comme ça toi ? il me demande en collant son flingue glacé contre mon front humide. T’as peur ?
— Non, je réponds.
— Alors quoi, le binoclard ? On t’entend pas depuis le début.
— J’ai chaud, c’est tout.
Sans lever les yeux, je lui tends les cinquante euros que j’ai récupérés dans mon portefeuille. Il me les arrache d’un geste sec et je sens son regard se poser juste à côté de moi, droit sur mon putain de sac de sport.
— Et là-dedans, il me demande, y’a quoi ?
Mon sang se cristallise comme du sucre ; mon cœur s’arrête, suspendu dans le vide béant de ma cage thoracique.
— Juste du linge sale.
— Du linge sale hein ? Fais un peu voir ça, il se trouve que j’ai justement besoin d’une nouvelle paire de chaussettes.
J’attrape le sac et le pousse jusqu’à lui.
— Servez-vous.
— Mais c’est qu’il faut tout faire soi-même dans ce pays de merde !
Il continue de me tenir en joug, se penche et, à l’aide de sa main libre, entreprend de faire glisser la fermeture Éclair de mon secret inavouable. Il ne se méfie pas. Il faut dire que, à voir comme ça, je n’ai pas l’air dangereux.
Mes muscles se crispent.
Je bondis d’un coup. La lame argentée de mon couteau se déplie dans le même temps, scintille sous la lueur blafarde des néons, et s’enfonce dans le poignet du braqueur, en plein dans le réseau de veines saillantes qui alimente sa main armée. Il pousse un beuglement de douleur et une déflagration retentit avant qu’il ne lâche son revolver. L’odeur de la poudre mêlée à celle du sang emplit une nouvelle fois l’espace clos de la supérette. Le mec hurle à s’en péter les cordes vocales. Je tourne la lame dans la plaie puis l’envoie valdinguer d’un coup d’épaule bien placé dans le plexus. Il se fracasse au sol et gémit en tenant son bras, le couteau encore planté dedans. Une nappe de sang s’étend autour de lui comme un coquelicot géant et, tandis qu’il continue de gueuler, je lui trouve quelque chose de christique. Il me ferait presque pitié. Ça pourrait être moi, là, en train d’agoniser sur le lino, livré au bon plaisir de la populace.
Car je sais bien qu’une fois l’araignée blessée dans sa toile, les mouches à merde ne tardent jamais à sortir leurs crocs. Et ils sont acérés. J’en ai fait l’expérience, il y a longtemps.
Le gros moustachu et la bourgeoise se jettent sur leur proie. Les escarpins pointus de la femme martèlent la bedaine du malfaiteur pendant que le moustachu tente de briser le casque de moto protecteur comme une noix de coco avec les énormes crampons de ses chaussures de chantier.
— Arrêtez ! Pitié ! Pitié ! répète le braqueur en essayant de se relever.
Les autres rejoignent vite la curée pour l’en empêcher. Le jeune punk ramasse une de ces petites barres en métal qui servent généralement à délimiter votre espace personnel de conneries sur le tapis roulant de la caisse, et matraque sans relâche les tibias du braqueur avec. Un os se brise en craquant comme une allumette et forme soudain une drôle de bosse pointue sous le tissu ensanglanté du jogging. Je mate la vieille en train d’attraper le flingue qui a glissé dans un coin et, même si je suis curieux de savoir ce qu’elle va faire, je décide qu’il est temps pour moi de me casser en douce.
Je prends mon sac de sport et je sors dans la rue. Dehors, le soleil mourant vomit des flots de couleur orangé sur la ville. L’après-midi touche à sa fin. Je fais quelques pas sur le bitume, vacille, trébuche, et me retrouve allongé sur le dos, à contempler un nuage en feu qui ressemble à la main accusatrice de Dieu.
« Le Seigneur n’est que bonté, me disait souvent mon père entre deux coups de ceinture, mais il se trouve, mon petit Paul, que je n’ai pas la prétention d’être le Seigneur. » Cette phrase résonne en écho dans la pièce bordélique de ma conscience. Je ne sais pas pourquoi j’y repense maintenant.
Sur le dos, incapable de me relever, je sens mon liquide vital me quitter peu à peu par une ridicule ouverture poisseuse sur mon ventre. Le froid m’envahit, ma vision se trouble. Des taches lumineuses dansent sur le voile sombre qu’est devenu le monde. Le temps ralentit, se déstructure comme un carré de sucre au fond d’un verre d’eau. J’entends les sirènes de police se rapprocher. Cette meute de loups affamée prête à me dévorer. Crissements de pneus. Portières qui claquent. Des silhouettes se penchent au-dessus de moi. Des mains inconnues m’agrippent avec leurs doigts répugnants. Je gesticule pour leur échapper mais elles parviennent à me hisser sur un brancard contre mon gré.
Des gens exaltés bourdonnent tout autour. Ils crient :
— Cet homme est un héros ! Il nous a sauvés ! Un véritable héros ! Il en faudrait plus des comme lui ! Faut lui donner une médaille !
Je me demande une seconde qui est ce fameux héros tant acclamé, puis je reconnais les voix des autres clients de la supérette. Je comprends à ma grande surprise qu’ils parlent de moi.
Quelqu’un m’arrache mon sac des bras. Je tente de résister, de m’y accrocher, mais je suis trop faible.
— Ne vous inquiétez pas monsieur, me dit ce quelqu’un sur un ton qui se veut rassurant, on vous le rendra votre sac. Ne vous inquiétez pas. Restez avec nous… Respirez…
Sa voix me parvient étouffée, lointaine. J’ai l’impression d’avoir plongé la tête dans le bocal vaseux d’un poisson rouge crevé.
Je repense à tous ces enfants. À leurs visages effrayés dans les ténèbres humides de ma cave.
Je repense à ce bébé que j’ai enlevé dans un parc la semaine dernière, profitant d’un instant d’inattention de sa mère trop occupée à pianoter sur son portable.
Je repense à ce qu’il y a dans mon sac, et au traitement qui m’attend si les flics le découvrent. À l’expression d’horreur ou de dégoût qui s’affichera sur leurs faces incrédules à la vue de mon sinistre trophée.
Mes paupières se ferment. Un grand vide m’aspire de l’intérieur et je me mets à espérer que, pour une fois au moins dans sa vie, mon salopard de père disait vrai à propos de la supposée bonté du Seigneur.
Si je me réveille un jour dans un lit d’hôpital encadré par deux policiers, j’aurais enfin la certitude qu’il m’a toujours menti.
Dans un dernier sursaut de lucidité je me dis que rien ne m’étonnerait moins de sa part, puis je perds conscience ; je sombre en souriant dans l’océan noir qui s’ouvre devant moi et m’attire au plus profond de ses abysses insondables. Loin des nuées de mouches et de leur jugement.
Mais pour combien de temps ?