Valérie Benghezal
Crépuscule
Elle balaie la pièce du regard. Tout semble bien ordonné. Le dîner mijote sur la cuisinière, la table est joliment mise et les verres remplis d'eau. Les enfants sont assis et parlent calmement. Il est 19h. Elle guette l'aspérité, l'accroc, mais son regard glisse.
L'épaisse porte de bois ouvragée de l'immeuble claque et résonne. Elle entend des pas dans l'escalier de pierre qui mène à l'appartement. Tout son corps se tend, ses sens en alerte. Elle est immobile, de profil devant le couloir sombre qui mène à la cuisine, pour mieux écouter. Telle un animal, elle a aiguisé son ouïe, son odorat, de pauvres armes. Ses fils se sont tus.
Le verrou de la porte d'entrée cliquette. Le porte-manteau vacille sous l'assaut d'une veste de cuir trop lourde, jetée avec violence. Elle flaire aussitôt le relent d'une odeur familière, vaguement doucereuse, d'alcool et de tabac, une odeur de bar. Son estomac se noue instantanément, sa respiration s'interrompt. Elle demeure immobile, figée comme une sculpture de cire.
La lumière jaillit du couloir, elle perçoit le fracas de chaussures atterrissant sur le parquet, un juron étouffé.
Il apparaît devant l'entrée de la cuisine. Il est petit, gras, son pantalon est ceinturé sous son ventre mou. Ses yeux sont froids. Il tangue dans son costume, la cravate de travers et il arbore déjà son éternel sourire narquois. Surtout ne pas le provoquer. Un silence épais est tombé sur la cuisine, percé maintenant par une voix tonitruante.
- Alors, on ne dit pas bonjour à son mari? Et vous les gros lards, on ne dit pas bonjour à son papa? Papa qui s'est levé à 6h du matin pour aller bosser pendant que vous vous la couliez douce au plumard, en train de vous branler sûrement, je vous connais. Ah, elle est belle la jeunesse.
Il se tourne vers sa femme.
-Et toi? C'est quoi cette tête? Un mort dans ta famille? Tu parles, ce serait trop beau. Ils sont comme toi, coriaces, increvables, des mauvaises herbes...Ah! ah! mais je plaisante, rigole donc!
Il lui pince les fesses, violement. Elle reste silencieuse, tête baissée. Répondre, ne pas répondre. Ces choix se bousculent dans sa tête mais sa volonté s'est déjà réfugiée ailleurs, dans un recoin auquel elle n'a plus accès depuis longtemps.
- En tout cas, là, t'arrives pas du bureau, mais plutôt du bistro. T'as encore picolé, ça se voit.
C'est l'aîné qui a parlé.
Cette déclaration lui fait l'effet d'un uppercut. Elle se plie en deux sous l'effet du choc. Elle tourne la tête vers son fils, affolée, et murmure un non inaudible. Le petit a reculé sa chaise dans un crissement aigu et son regard effrayé dévisage son frère, puis son père, momentanément frappé de stupeur.
Le père se ressaisit, sa voix est maintenant d'un calme glacial. Il murmure presque. Son sourire s'est effacé.
- Ah, on veut faire le malin? C'est comme ça que tu parles à ton père, tu as oublié qui était le chef ici?
Il s'approche de la table et d'un coup sec, tire des deux mains sur la nappe. Le fracas de la vaisselle qui se brise lacère l'air. Les assiettes et les verres éclatent sur le sol carrelé, l'eau se renverse. Un grand plat de salade se retourne, déversant son contenu sur une chaise. Elle court chercher la balayette, des torchons. Elle est agenouillée à terre, nettoyant tant bien que mal, les mains tremblantes, sans oser lever les yeux.
Les garçons en ont profité pour détaler vers la porte et monter s'enfermer dans leur chambre en haut de l'escalier. Il a bien tenté de les arrêter, d'empoigner leurs bras, mais ils se sont tortillés comme des anguilles et ont réussi à filer. Il est trop saoul pour les poursuivre. Elle a enregistré tout cela en ramassant les débris de verre. Elle les sait en sécurité. Son doigt, écorché par un éclat, saigne. Un chapelet de minuscules taches rouges marque le carrelage blanc. Elle reste prostrée, concentrée toute entière sur ces perles brillantes.
- Range ce bordel connasse. Ah, ils sont beaux tes fils, bravo, t'es fière de toi? Je vais me coucher.
Il a tourné les talons, gravi l'escalier lourdement. Elle travaille méthodiquement, la tête vide.
Elle vient de tout remettre en état. La cuisinière est éteinte. Elle a rangé la nourriture, fait la vaisselle. Pas une larme. Laver, nettoyer. Remettre de l'ordre, comme pour effacer l'épisode. A part cela rien, le vide, l'anéantissement.
Son téléphone portable vibre sur une étagère. Un texto de son mari : «au lit maintenant».
Lentement, la tête basse, elle gravit l'escalier. Un groupe de rock métal hurle dans la chambre du grand. Celle du petit est silencieuse et aucune lumière ne filtre sous la porte. Elle doit s'exécuter, les préserver. Calmer la fureur du père. Elle sait qu'il est inutile de résister, que la pression va augmenter devant chacune de ses tentatives de rébellion. Cela fait quinze ans que ça dure. Plier, subir. C'est là sa seule parade.
Elle pénètre dans leur chambre à coucher. Il est vautré, nu sur le grand lit et la regarde du coin de l'œil. Ce corps bourrelé la révulse. Il a relevé un bras derrière sa tête, des poils moites s'agglutinent sous ses aisselles. Ses lèvres ont retrouvé son éternel rictus et ses yeux sont vitreux.
-T'en a mis du temps. Tu aimes me faire attendre, c'est ça, salope? Tu m'as pas dit que le petit avait besoin de baskets? Ca va te coûter ça, faut bien que tu contribues un peu, déjà que tu fous rien de tes journées. Amène-toi.
La chambre est plongée dans la pénombre. Elle se déshabille devant lui, conserve uniquement ses sous-vêtements d'une blancheur éclatante sur son long corps svelte. Elle s'avance. Pourtant, elle dépasse le lit et continue à marcher, les yeux fixés sur la fenêtre, le visage dénué d'expression.
- Hé tu fous quoi? T'es conne ou tu le fais exprès? C'est ici que ça se passe.
Elle ouvre la fenêtre en grand, inspire l'air humide de la nuit, l'odeur de mousse des falaises. Au bas de l'immeuble, elle perçoit le frémissement de la rivière, éternel. Puis d'un seul coup, sans la moindre hésitation, elle plonge la tête en avant. Son corps fin et blanc, orné de lingerie fine et blanche, bascule entièrement dans le noir.
Elle sourit enfin et sa dernière pensée est pour ses fils.
«Enfin libérés de votre mère indigne.»