Renaud Salins
(texte traduit par Sylvie Pigeard)
Dimanches
Si j’essaye de dater avec exactitude le début de notre histoire, Diego, et si curieux que cela puisse te paraître, ma mémoire ne retient pas le jour même où nous nous sommes connus, mais le matin du jour suivant, quand s’ouvrit en moi la première fissure. La toute première, toute petite, minuscule, presque invisible sur cette longue lisière du sentiment. Pour être sincère avec toi, ce dont je me souvins tout d’abord, à mon réveil ce jour-là, ne fut pas notre rencontre mais tout simplement que c’était dimanche et comme tu le sais, je hais les dimanches. Pour moi, ce sont des jours à contre - temps où l’on hésite entre sortir pour parcourir la ville à la recherche d’improbables surprises et rester chez soi à comptabiliser de vieilles rancœurs. Laisse-moi te raconter, (maintenant, nous avons plus de temps qu’il n’en faut pour nous dédier à la tâche douce et pernicieuse de nous raconter le passé), laisse-moi te raconter comment afin d’écourter les dimanches, j’ai bien des fois tenté de me lever plus tard que de coutume. Pourtant, même en réglant le réveil sur midi, je m’éveille toujours dès les premières lueurs de la journée maudite, prévoyant dès l’aube les détails du naufrage dominical qui ne cesse de me guetter. Ce dimanche-là, je restai peut-être une heure à remâcher des contrariétés du fond de mon lit. Ensuite les premiers bruits du matin dans l’immeuble devinrent perceptibles, l’écoulement de l’eau dans les canalisations… et soudain je me souvins de ce qui était arrivé le jour précédant, la rencontre fugace dans le parc et les quelques paroles prononcées. Tout cela avait été rapide au point d’en paraître grotesque! En outre le souvenir d’un pareil événement ne s’insérait pas dans le cadre habituel de mes dimanches ratés. Il n’entrait pas encore dans le vieux placard aux désillusions pas plus que dans les tiroirs de l’improbable. Cette pensée ressemblait à un acte hérétique dans mon rite dominical, insupportable parce que je ne parvenais pas à la classifier et à l’emmagasiner parmi les événements sans importance. Mais au lieu de considérer l’affaire classée (ou non classée ce qui revient au même), je me complus dans l’étonnement.
Me rappeler ton allure et ta démarche ne me demanda pas beaucoup d’effort parce que tout en marchant devant toi, je m’étais retournée à plusieurs reprises et je t’avais observé du coin de l’œil avant que tu ne t’approches de moi. J’avais bien enregistré tes mouvements qui ressemblaient à ceux d’une marionnette en apesanteur. Tes bras et tes jambes se mouvaient comme s’ils allaient se défaire de ta personne et se disperser dans l’air, libres de leurs attaches, puis ils revenaient à ton corps pour occuper à nouveau leur lieu et fonction de membres avant de prendre un nouvel envol, chaque fois plus énigmatique. Tu me donnas l’impression de marcher sans toucher terre, comme animé par quelque machinerie secrète. Ensuite, je m’évertuai à me rappeler ton visage mais curieusement se forma dans mon souvenir un mélange indéfinissable de traits - bouche, yeux, front, sourcil…- parmi lesquels je ne parvenais pas à discerner ta figure tout entière. Je ne voyais qu’une tache vague comme une lune par nuit de pluie. Alors j’essayai d’isoler chaque élément du visage pour le reconstituer progressivement par morceaux. Je me souvins de la forme des yeux. Par exemple j’avais noté que ton œil gauche était quelque peu plus allongé que le droit. Quand j’eu attrapé l’image de tes yeux, je me risquai à évoquer la forme du nez. Dès que je l’eu saisi, je perdis le souvenir des yeux. Sans me décourager, je répétai l’essai à plusieurs reprises et je parvins presque à juxtaposer trois ou quatre éléments en même temps. Mais lorsque je tenais le front, les yeux et la bouche, les oreilles et le menton m’échappaient ou lorsque m’apparaissait le bas de ton visage au sourire ébauché, la partie supérieure s’évanouissait. J’utilisai tous les procédés, j’en appelai aux lois de la symétrie, j’appliquai des proportions picturales, je projetai des théorèmes de convexité et de concavité…mais rien. La tache opaque persista à sa place et je m’embrouillai, rendue folle au milieu de ce fouillis de morceaux de toi qui ne se laissaient pas attraper.
Maintenant, dans cette quiétude de risques abolis et de certitudes retrouvées, j’ose penser que cette fracture dans la routine de mes dimanches moribonds doit avoir été une prémonition. Mais je fus aveugle, Diego. Et je peux t’avouer à présent que je ne suis pas retournée au parc pour te voir, mais pour te regarder parce que cette faiblesse de ma mémoire me rendait folle. J’allai très tôt le lundi et je m’assis sur un banc attendant que tu passes à nouveau, souhaitant ardemment que se répète la même scène. Je ne me rendis pas à mon travail pour pouvoir t’attendre le temps qu’il faudrait. Mais tu ne vins pas et je me sentis frustrée, offensée comme si nous avions convenu d’un rendez-vous. Le mardi, la même chose se produisit et mon obsession de rappeler tes traits se fit plus pressante. Elle en vint à être un exercice maniaque de chaque instant, un vice. Pour me prouver que la mémoire ne m’avait pas abandonnée, je me livrai au jeu étrange d’évoquer d’autres visages et je reconstruisis des séquences entières de portraits, parfois venus de loin, visages de mon enfance, qui surgissaient de l’oubli, devant moi avec une netteté absolue et je pensais que cette diversion pourrait être un raccourci pour te rejoindre, que peut-être ton image soudain se ferait jour, captive parmi tant d'autres ; mais ce fut en vain. Puis je me rendis compte que je ne parviendrais jamais à fixer tes traits et je m’accoutumai peu à peu en ton absence à cette fragmentation de mon souvenir. Ce qui est étrange, c’est que j’ai toujours su me rappeler ton corps jusque dans ses détails infimes mais jamais je n’ai pu obtenir une image nette de ton visage quand tu n’étais pas là. Et j’ai fini par me contenter de ce souvenir amputé que je conserve encore.
Je m’obstinai à t’attendre et tu apparus le troisième jour. Tu ne me vis pas tout de suite en entrant dans le petit parc car je m’étais assise derrière un fourré d’arbrisseaux, mais tu dus sentir le frôlement, (l’impact plutôt), de mon regard qui scrutait ton visage tandis que tu descendais l’allée. Je crois que tu mis un certain temps à me remarquer aussi. J’eu tout le loisir nécessaire pour te détailler du regard et apaiser ma mémoire déficiente. Peu à peu je m’appropriai tes traits avec la jouissance fébrile du dompteur. Bientôt je me sentis soulagée, libre des obsessions qui m’assiégeaient depuis la première rencontre - et vois comme c’est curieux, je voulus m’en aller, puisque je t’avais vu, l’affaire me parut réglée - mais à cet instant tu m’aperçus et tu marchas à ma rencontre et moi je restai paralysée sur le banc. Tu portais une chemise blanche à col ouvert et l’ombre des feuilles se balançant dans la brise de l’après-midi y projetait un essaim de taches lumineuses, mouvantes comme des insectes incandescents. Tu m’invitas à faire une promenade et j’acceptai. Nous marchâmes jusqu’au Malecón (quelle autre destination possible?) sans beaucoup parler et nous nous assîmes sur le mur parmi les si nombreux couples qui toujours se réfugient à la lisière des vagues.
Tu te montras très timide cette fois-là, Diego ou peut-être n’étais-je pas encore habituée à tes silences. Au tout début, je me sentis gênée, je ne savais pas comment me comporter et surtout je ne comprenais pas ce que j’étais en train de faire avec un inconnu sur le Malecón (pour moi, le Malecón constituait une étape avancée dans le rituel amoureux havanais.) Je me souviens que sur les rochers sous le mur, trois adolescents s’amusaient à se jeter à l’eau et nous restâmes tous deux comme hypnotisés à regarder ces corps polis et brillants roulant parmi les vagues à la verte écume. Peu à peu une sensation de langueur et de nonchalance s’empara de moi. Je sentis que nous étions la proie des regards et je crois que pour la première fois la magie du MalecÙn opérait sur moi. Ce voile invisible qui se tisse entre la grève et la ville, cette fragrance venue de la mer qui convertit les dialogues en murmures et confessions. Ta voix soudain percuta le silence.
Ils devraient interdire l’accès au Malecón tu ne trouves pas?
Pourquoi?
Le Malecón, c’est comme un exil à portée de main. Chaque fois que je viens ici et que je reste à contempler la mer, j’ai l’impression de fomenter une sortie illégale du pays. Tu dis cela sur le ton de la plaisanterie mais ensuite je remarquai que tu devenais plus sérieux.
C’est la seule partie de l’île qu’ils ne contrôlent pas. Ici, les microphones ne servent à rien. Grâce à la rumeur des vagues on peut rester des heures et des heures à parler même seul sans être entendus. Le Malecón ne fait déjà plus partie de l’île tu comprends?
Je comprenais bien sûr mais j’étais comme étrangère à la conversation et je profitais de ce moment pour détailler ton visage une fois encore en essayant de fixer tes traits définitivement. Je m’amusais à fermer les yeux pendant quelques secondes pour voir si je retenais ton image et constatais en les rouvrant qu’il me manquait toujours quelque chose. Je découvrais toujours un nouveau détail, une petite ride au coin de la paupière, une nuance presque imperceptible dans la couleur de l’iris. Je crois que tu ne remarquas pas non plus mon jeu. Tu poursuivais ton élégie au Malecón et ton regard se perdait au loin sur la mer. Peu à peu tes paroles adoptèrent le rythme du proche ressac jusqu’à rejoindre le silence et ensemble nous restâmes à contempler ce claquement orangé et tiède qui ourle la côte avant la tombée du jour. Puis nous longeâmes un moment le mur, sautant parfois au-dessus des flaques qui dévoraient le trottoir, courant pour échapper aux vagues qui surgissaient subitement telles de verdâtres tentacules et qui éclataient furieusement, inondant des tronçons entiers de la chaussée.
En arrivant à la hauteur de l’hôtel Riviera, il faisait déjà nuit et l’obscurité devint poisseuse, véhiculant une odeur d’algues et de sel mouillés qui déposait un goût âcre dans la bouche. Je me souvins que dans la maison , il devait rester un peu de café et je t’invitai mais non, non, il était déjà tard, tu devais t’en aller mais puisque je demeurais tout près, à trois pâtés de maison, un tout petit moment rien de plus, non, non, et nous serions seuls puisque Mamie était sur le point de se coucher. Mais non, très touché mais non les guaguas1 cesseraient bientôt de fonctionner, tu t’étais déjà trop attardé, nous nous verrions dimanche à quatre heures au parc, tu te souviendrais, bien sûr comment n’allais-je pas me souvenir, bon à dimanche alors.
Tu me laissas sans souffle jusqu’au dimanche suivant, chose que je n’eusse jamais soupçonné. Que tu aies pu en si peu de temps bouleverser l’ordre des jours, convertir chaque dimanche en une date attendue, convoitée tandis que le reste de la semaine sombrait dans l’oubli me plonge encore aujourd’hui dans le plus profond ravissement. Et il y eu un autre dimanche et beaucoup d’autres encore et au rythme de leur succession, nous devînmes amants. Parfois, j’essayais d’ajouter un autre jour de rendez-vous dans le déroulement de la semaine mais tu t’y refusais toujours. Notre histoire était liée aux dimanches, cela devait rester ainsi et je n’insistai plus car au fond je craignais que le charme n’allât se rompre et que les dimanches n’en vinssent à être supplantés par un quelque autre jour pour redevenir ceux de jadis, poussiéreux et immobiles, prêts à m’ensevelir à jamais.
Le petit parc continua d’être le point de départ de nos escapades qui invariablement terminaient sur le Malecón. Entre ces deux points, par contre, le parcours que nous choisissions était toujours différent et en l’espace de quelques mois, nous parvînmes à décliner une infinité d’excursions possibles. Les premiers itinéraires furent consacrés au Vedado, à ces rues ombragées que jamais personne n’a osé nommer et qui ne s’accommodent que de lettres et de numéros transformant ces flâneries en une étonnante arithmétique où nous nous amusions à déchiffrer d’insoupçonnables énigmes. Puis nous optâmes pour d’autres destinations et nous nous enfonçâmes dans le sanctuaire poussiéreux de la vieille ville habité par des rues oublieuses de l’angle droit et par des façades projetant sur le pavement sale, l’ombre extravagante de leurs balcons baroques. Nous nous égarâmes, quelques fois dans cet écheveau de percées ensoleillées qui ignorent la logique mathématique du Vedado, où « Futur » côtoie « Amertume » et où « Rayon » confine à « Ange ». Mais la volupté de ces promenades ne procédait pas tant de l’itinéraire choisi que d’une impatience tacite, presque douloureuse. Impatience qui croissait à mesure de nos escales. Impatience fébrile dans cet infatigable cabotage urbain que nous allions jusqu’à prolonger en développant notre vagabondage sur la terre ferme. Impatience qui devenait intolérable quand nous nous forcions à dévier nos pas alors que nous touchions au but et que nous parvenait l’odeur de sel et l’écho lumineux de la baie qui s’enflait jusqu’au moment où enfin le Malecón ouvrait soudain devant nous son anse azurée infinie.
Alors commençait dans un état proche de l’hypnose la lente reconnaissance du rivage, le lent accaparement d’une nouvelle parcelle d’asphalte. Patient travail d’appropriation qui s’effectuait religieusement suivant un rituel méthodique où alternaient l’usage des sens et le perpétuel recours aux comparaisons les plus saugrenues. Nous déchiffrions d’abord le bruit de la houle, cette résonance de la mer infiniment modulable et versatile selon le lieu et l’heure, confinée certains jours à un imperceptible froissement cristallin, emportée d’autres fois dans le tumulte des tempêtes automnales. Nous procédions ensuite à la qualification de l’endroit nouvellement découvert, lui octroyant un nom de baptême qu’il devrait porter à jamais en liaison avec la saison, le jour, l’heure, la lumière où la pénombre dont il s’était drapé à l’instant où il s’était révélé à nos yeux. Puis intervenait le jeu des comparaisons ou plutôt des références. La partie du port qui dort depuis des siècles entre le Castillo de la Fuerza et le quai des Desemparados, nous l’appelâmes Liverpool à cause de la ressemblance frappante qu’elle présente avec les obscurs docks du port anglais et aussi parce que nous la baptisâmes un soir de pluie battante et poisseuse où les imposants navires russes adoptaient le profil inquiétant de châteaux écossais. La petite portion de Malecón qui la nuit frissonne le plus fut appelée Monte- Carlo parce que tu disais que l’Hôtel National offrait une certaine ressemblance tant physique qu’historique avec le casino monégasque. Quant à la partie qui se déroule entre la haute tour de San Lazaro et le Castillo de la Punta, elle fut baptisée Lisbonne car la mélancolie qui se dégage de ses façades délavées et consumées par la mer, certains soirs où une brume diffuse à peine rosée et phosphorescente enveloppe la rive, évoque immanquablement la solitude de l’estuaire du Tage. Le plus surprenant dans cette démarche, c’est que bien sûr ni toi, ni moi, ne sommes jamais sortis du pays et nous devions recourir à des films ou des romans pour revêtir ces lieux de noms légendaires. Ce jeu semblait devoir nous conférer la trempe de vrais voyageurs et jamais nous ne mîmes en doute la justesse des références employées.
Tu voulus toujours ignorer où était ma maison, et moi naturellement je ne sus jamais de quelle partie de la ville tu venais ; encore un règlement que tu avais imposé. Nos rencontres restèrent presque anonymes et nos conversations n’évoquèrent jamais le passé si ce n’est le souvenir étrange de nos promenades précédentes qui jaillissait spontanément à l’abord d’une rue familière ou d’un chemin retrouvé. Ces promenades étaient le seul prétexte et le Malecón, le seul but. Les rares dimanches où la pluie interrompit le cours de nos errances, tu te laissas vaincre et tu dus te rendre à l’idée de nous réfugier dans un hôtel de passe de dernière catégorie où je parvenais à t’avoir enfin pour moi seule sans personne pour nous voir, sans même le Malecón entre nous. Ces quelques heures de pénombre, je me les rappelle comme des escales lumineuses où flottant dans la demie - obscurité striée des persiennes, je fermais les yeux pour enfin recueillir la vision de ton visage entier, plein, sans qu’aucun fragment n’y manquât et où chacun de nous s’improvisait la rive de l’autre. Mais soudain tu devenais inquiet, impatient et il nous fallait de nouveau rompre l’amarre et voguer à la recherche d’un autre rivage, à la découverte d’un nouveau Malecón que tu brûlais de connaître, car il semblait qu’il s’en présentât toujours un différent, que son nuancier dût se décliner à l’infini, que jamais nous n’épuiserions la découverte de ce serpent d’asphalte et de salpêtre, que chaque dimanche escorterait un nouveau coucher de soleil, une saveur inconnue de la brise, une rumeur insoupçonnée de la houle, une terre à baptiser.
Le premier dimanche où tu ne vins pas à notre rendez-vous, je ne voulus pas me tourmenter et je n’essayai pas de trouver d’explications à ton absence. Tu ne m’en donnas pas non plus et nous renouâmes dès le dimanche suivant avec nos promenades de toujours comme si rien ne s’était passé. Mais le même phénomène se reproduisit peu de temps après et progressivement, la terreur des dimanches déserts s’empara de moi. Je m’asseyais à t’attendre dans le petit parc et tandis que les ombres immobiles des hauts fromagers se propageaient, mon angoisse grandissait car le dimanche allait s’éteindre et s’effacer devant une semaine entière et interminable avant que je ne puisse espérer retrouver la magie de nos promenades vespérales. A la tombée du jour, je courrais sur le Malecón avec la folle espérance de t’y trouver et je recensais en vain tous les lieux susceptibles de conduire tes pas, ceux découverts ensemble ou sur le point de l’être, pour finir éperdue, seule, face à ton souvenir fragmenté. Le Malecón perdait dans ces moments-là tout son enchantement. Sa géographie merveilleuse s’estompait et je ne percevais plus qu’un sentier obscur et gluant. A cette époque, je remarquai que tu devenais plus distant, plus silencieux. En débouchant sur le Malecón après des excursions de plus en plus brèves (et chaque dimanche t’accueillait plus pressé, plus désireux d’y parvenir), tu t’enfermais dans une contemplation fixe, immobile de la mer. Parfois, tu monologuais, proférant des paroles incompréhensibles ou tu voulais à toute force marcher sur le mur et te laisser mouiller par les gerbes d’écume qui jaillissaient de la rive. Il me fallait alors te suivre sur ce chemin de pierres usées et glissantes, me laisser tremper à ton image. Le pire se produisit un jour d’orage en octobre où tu t’obstinas à arpenter ce sentier précaire malgré le danger. Les rues étaient désertes et en constatant la hauteur des vagues, je dus renoncer à te suivre sur l’étroite passerelle qui semblait flotter entre l’océan et la berge inondée. J’essayai de t’accompagner depuis le trottoir opposé, terrifiée à l’idée qu’une lame puisse t’emporter mais tu continuais à marcher, courant même, défiant les immenses murailles d’eau qui s’abattaient sans trêve sur le frêle promontoire, dansant entre les rideaux d’écume, formidables respirations de cétacés, disparaissant parfois dans les assauts de la houle et terrorisée je cherchais ta silhouette inconstante, fouillant l’ondée et le grand déversoir d’algues et de sable qui recouvrait la chaussée, quand tu réapparaissais soudain à l’angle d’une vague insoupçonnée, poursuivant ta danse comme un possédé.
Quand tes absences devinrent encore plus fréquentes, quand les dimanches vides d’autrefois menacèrent à nouveau mon existence, je ne pus le supporter d’avantage et je décidai de percer le mystère qui t’enveloppais. Une nuit où nous nous séparâmes, je résolus de te suivre jusqu’à chez toi, torturée par l’affreux soupçon que tu consacrais tes dimanches à une autre femme. Je te suivis jusqu’à l’arrêt de bus et parvins à me glisser à ton insu dans le guagua. Nous mîmes le cap vers le sud et tu descendis dans une rue de Santos Suare, dans une zone qui m’était totalement inconnue. Cela me sembla même étrange que tu vives dans un quartier si éloigné de la mer, toi le maritime, l’océanique, l’ange des ports. Je gravis sur tes pas une colline pentue jusqu’à un endroit offrant une vue très étendue de la vieille ville et de la baie. Soudain, je te vis disparaître dans la partie basse d’une maison, ce qui semblait être un sous-sol ; je m’approchai…
C’est alors que je compris tout Diego, tes absences, ta fascination pour la mer, ta quête perpétuelle de ports lointains, ton amour des tempêtes, ta nervosité, tout. Et je voulus mourir parce que cette embarcation apprêtée dans la pénombre d’un sous-sol signifia soudain pour moi et irrémédiablement le retour aux dimanches solitaires, somnolents et interminables, la sépulture de nos promenades, de cette magie de la mer qui depuis des mois se répétait avec la régularité d’un pendule tous les sept jours et la fin de nos découvertes, car ton départ y mettrait un terme à jamais. C’est à cause de tout cela que je t’ai dénoncé. Je courus jusqu’au poste de police et je leur racontai tout, ta barque prête à partir, ton départ imminent et ils vinrent immédiatement t’arrêter. Maintenant, tu ne peux plus t’échapper, Diego ; je t’ai avec moi, près, tout près, je ne t’ai jamais eu si près, si à moi, et quand tu sortiras, nous recommencerons nos promenades sur le Malecón.
Après cinq ans, il faudra le rebaptiser et lui trouver d’autres noms.
1 Bus havanais.