Julie Dugal
Dans la peau de Christophe Colomb
Zoé mangeait un sandwiche de pain de mie, duquel dégoulinait une tartinade de fromage jaune-orange. Je n’avais jamais vu ça de ma vie. Je trouvais ça franchement bizarre. Je lui ai offert un peu de mon repas. Elle m’a lancé : « Euh, non ! Dégueu ! J’aime mieux le Cheese Wizz ! », regardant d’un air dégoûté le cassoulet que m’avait préparé papa. Ici, je passe toujours pour une extra-terrestre.
Il n’y a pas de cantine. Chacun apporte son repas. Au début, je mangeais toute seule dans mon coin. Puis, un soir, alors que j’enfilais mon habit de neige avant de quitter l’école, Zoé est venue me voir. Elle m’a demandée pourquoi j’avais des lunettes de ski dans mon casier. Je lui ai dit que c’était mon père qui voulait que je les porte lorsqu’il faisait moins dix degrés. Elle m’a dit qu’il faisait toujours moins dix, ou bien, moins quinze et même parfois, moins trente. Elle a terminé en disant : « As-tu vu quelqu’un avec des skis ? Ne mets pas ça, tu vas passer pour une débile. »
Chaque soir, avant d’aller au lit, je soulève doucement mon matelas. J’y prends deux Carambars à la fraise. Je les mange au bord de ma fenêtre. Dans mon pyjama à pois, je regarde les rues de Montréal. Derrière le rideau, je regarde les rues enneigées. Les dents collées de bonbons de pâte rose, j’ai l’impression d’avoir un peu de ma vie française entre les dents, de la vie que j’avais avec Solène et Joliane, lorsque nous partions à trottinette jusqu’à l’Intermarché et que nous achetions un sac de Carambar fruit. On roulait ensuite jusqu’au jardin public. Solène ne bouffait que celles à la fraise et Joliane et moi, le reste du paquet.
Solène m’a offert une tonne de Carambars à la fraise avant de partir. Elle a acheté dix sacs et les a tous triés. Elle ne m’a donné que ceux à la fraise. Que ses préférés. Elle me les a apportées à la maison la veille de notre départ. Du grand départ. Papa était déjà parti. Il nous attendait déjà, maman et moi, dans un appartement de Montréal. Et moi, depuis, dans cet appartement au parquet de bois et aux murs colorés, je mange les Carambars en cachette.
Papa est un rêveur. Maman ne le prend jamais au sérieux. J’ai flippé quand j’avais sept ans et qu’au retour des vacances de la Toussaint de chez Mamie Christine, il m’avait annoncé qu’on allait vivre en Australie. Maman était venue me voir le soir dans ma chambre et m’avait dit de ne pas m’angoisser avec ça. Qu’avant qu’on boucle nos valises loin de l’air salin et des vagues de La Manche, j’avais le temps de passer mon bac. Alors je n’ai rien dit quand, six mois tard, c’était l’Angleterre et puis l’année suivante, l’Irlande. Je ne l’ai pas cru lorsqu’il m’a dit qu’on partait en Amérique.
Papa est un rêveur. Maman dit qu’il cherche toujours l’herbe plus verte. Moi, je la trouvais très verte sur les rives de la Rance. Quand il pleuvait depuis des jours et que je rêvassais en regardant les gouttelettes glisser sur la fenêtre de ma chambre, l’herbe était si verte dans ce paysage gris, qu’on aurait dit qu’on l’avait coloriée au feutre Crayola.
Il neigeait quand papa est venu nous chercher à l’aéroport. Il conduisait une voiture américaine. Une voiture énorme, deux Clio bout à bout. Toutes les valises entraient dans le coffre et il y avait encore de la place. Papa avait mis la radio. Un type parlait. Je ne comprenais rien. Je m’étais demandé comment j’allais faire à l’école. Je m’étais cachée sous mon écharpe. Quelques larmes avaient glissée sur mes joues et je m’étais endormie, bercée par la route.
J’ai commencé l’école trois jours plus tard. La maîtresse n’arrêtait pas de me reprendre parce que je la vouvoyais. Les élèves trouvaient ça drôle. Drôle que je sois aussi polie. Je ne voyais pas ce qu’il y avait de comique là-dedans. Madame Geneviève avait l’air amusée. Elle m’avait dit que je devais la tutoyer.
Le week-end, j’appelle toujours Mamie Christine. Je l’appelle toujours en me levant le samedi matin. Je ne la réveille jamais. Même à sept heures du mat’. J’ai toujours de la difficulté à croire qu’à Saint-Malo, c’est l’après-midi. Je peine à m’imaginer que sur le sillon, c’est le printemps. Que les familles partent en pique-nique sur les bords de mer, en t-shirts et en basket, alors qu’ici, il tombe encore de gros flocons. J’ai l’impression que l’hiver durera pour toujours. L’autre fois, Mamie Christine me racontait que tata Justine était à la maison avec Ludo et Alex. Je les entendais derrière, en bruit de fond, pendant qu’elle me demandait comment ça se passait à l’école, et je me sentais bizarre de voir qu’ils continuent de vivre comme avant. Que tout se déroule comme avant en Bretagne, même si je ne suis plus là.
Je suis toujours un peu triste quand je raccroche le téléphone. Je me prends toujours un énorme bol de Fruits Loops, ces céréales hyper-sucrées aux couleurs acidulées. Souvent, je m’en sers un deuxième.
Un mercredi matin, un peu avant l’heure du dîner, Madame Geneviève est sortie cinq minutes de la classe pour aller chercher un livre à la bibliothèque. Victor et Gaspard ont pris quatre Vache qui rit qu’ils avaient planquées sous leur pupitre et les ont lancé. Deux se sont éclatées sur le tableau des lettres de l’alphabet. Un sur le F, et l’autre, sur le G, a complètement explosé ! J’ai éclaté de rire et ça m’a tout pris pour ne pas faire dans ma culotte. Mon rire a retentit dans la classe, Victor s’est retourné vers moi et m’a souri. J’ai compris que je ne serais plus la chose étrange de la classe.
Tous les midis, Victor et Gaspard mangent maintenant à la même table que Zoé et moi. Ils me font rigoler. Ils me racontent des blagues où je ne comprends pas la moitié des mots, mais je suis morte de rire. Je pique des Apéricubes à papa dans le frigo, ces petits carrés de fromage apéritif. Je les refile aux gars. Je suis leur fournisseur. C’est devenu un défi de les lancer et les faire éclater dans la classe pendant que Madame Geneviève a le dos tourné.
Le printemps est arrivé. La neige a fondu. Ce n’est pas toujours beau. Les crottes de chien cachées par les tempêtes de neige ressortent au grand jour. Samedi matin, je parlais au téléphone avec Mamie Christine et je lui ai dit : « Mamie ! Ce n’est pas vrai ce que je t’ai dit cet hiver ! Ici aussi, il y a des crottes de chien ! Elles étaient juste cachées sous la neige ! » Mamie a ri très fort à l’autre bout du fil. Mamie a ri si fort de l’autre bout de l’Atlantique qu’un instant, j’ai eu l’impression d’être moins loin.
Cet après-midi-là, en revenant du supermarché, Zoé est passée en vélo devant la maison pendant que papa déchargeait les sacs de la voiture. Elle m’a dit qu’elle allait jouer à la marelle dans la cour de l’école. J’ai pris ma trottinette et en défilant la rue aux côtés de Zoé, le vent décoiffait mes cheveux. Comme un vent de liberté. J’ai pensé que c’était ce vent, ce même vent qu’avait senti Christophe Colomb en découvrant l’Amérique.