Mathieu Villeneuve et Damien Blass-Bouchard
Le chalet du vieux
À l'entrée du chalet, une plaque de cuivre avec le nom du vieux. Les clous avaient commencé à rouiller, mais personne ne l'avait encore jamais enlevée. Le chalet reposait au creux des lots, envahi par une végétation qui le recouvrait comme un arbre malade.
Ils arrivèrent à la nuit tombante, les phares de leur 4x4 balayaient le sentier, le moteur enterrait à peine la musique rocailleuse de la stéréo.
Le camion vira dans l'entrée, ils coupèrent le contact, laissant la musique résonner à travers les fenêtres jusque dans les bois. Le chemin était recouvert d'herbes grasses, parsemé de jeunes pousses d'arbres. Il venait de pleuvoir.
Ils éteignirent la musique, claquèrent les portières. Devant eux, les montagnes se dressaient par-delà l'endroit où le vieux avait défriché la plaine. Le lac artificiel débordait, envoyant promener le quai amarré à sa surface.
De l'autre côté, au-dessus des montagnes, un orage sombre s'enfuyait.
— C'est pas pire, hein ?
— Mets-en.
— On est-tu seuls sur des milles carrés.
— Des hectares. Rentre la bière. Je vais partir le courant.
Au deuxième coup de crinque, la génératrice se mit à tourner en toussant, une série de bruits de pétards enterra le silence. Le chalet s'illumina comme l'intérieur d'une ruche dorée.
Riant, gueulant, ils mirent à l'abri la nourriture et la bière, ouvrirent pour l'occasion une bouteille de vodka et s'en versèrent chacun un verre. Sur le balcon, une odeur de terre et de bois pourrissant montait d'entre les planches, répandant ses effluves au milieu de la conversation. Ils trinquèrent à la santé de leur venue en ces lieux.
La lampe extérieure projetait leurs ombres jusqu'au lac, où elles se perdaient dans la brume épaisse. De chaque fenêtre, il sortait un faisceau de lumière jaune et crue.
— Il faudrait remettre de la musique.
— Va tourner la clé du pick-up.
La musique se coupla avec le bruit de la génératrice et les phares léchèrent le plancher de la galerie. Ils firent jouer leur groupe préféré, du black metal. La double pédale de batterie et la basse résonnèrent dans la plaine éclairée comme dans un stade de football.
— J'ai rêvé de ça toute ma vie, une place où c'est que je pourrais faire ce que je veux.
— T’es rendu.
Ils se débouchèrent chacun une bière et se roulèrent un joint. La fumée flottait, âcre et épaisse, s'enroulant dans l'humidité qui montait de la moiteur de l'herbe.
— Ton père va pas s'en rendre compte que t'as pris les clés ?
— Du chalet ? T'es-tu fou. Y a plus personne qui vient icitte...
En se passant le joint, un frisson presque mièvre monta entre leurs épaules. L'un d'eux proposa de faire un feu. Continuant d'aspirer la fumée, ils se rendirent près du lac, où se trouvait un cercle de pierres.
Le vieux avait cordé son bois sous une longue shed qui ressemblait à un mur clôturant le terrain. Des dizaines de cordes de bois, recouvertes de mousses grises et de champignons moisis s'alignaient sous le toit de tôle. Ils prirent une brassée de bûches et les disposèrent en pyramide au milieu du cercle. Ils calèrent ensuite un journal complet sous la structure et en allumèrent les coins. Le papier imprimé se gondola sous la caresse des flammes. Le mot "scandale" brûla en pourléchant les fibres poisseuses de la plus grosse bûche, mais le journal se froissa en une boule de feu folâtre sous le bois, qui l'étouffa de son humidité.
Le journal se déplia en éventail et tomba en miettes, de rouges lueurs se glissaient entre les pages noircies, les bûches sifflaient, des bouillonements gomeux se formaient sur l'écorce.
Le vent s'était levé et agitait les tiges recouvertes d'eau frémissante. Ils se mirent à sacrer devant de si vains efforts. Ils finirent leur bière et la jetèrent dans le fossé avant de s'en prendre chacun une autre.
À cette distance du système de son, la musique metal leur parvenait à travers champs comme une plainte martelée. L'éclairage sortait par les fenêtres du chalet, en se suspendant dans la brume comme des cônes de lumière.
La génératrice se trouvait sous le chalet, dans un aménagement en bois. À côté, il y avait un vieux bidon d'essence en métal, dont la peinture s'écaillait. Ils revinrent vers le cercle de pierres et répandirent la moitié de l’essence sur le bois. L'un d'eux sortit un paquet d'allumettes et en frotta une rangée, pour se retrouver avec une poignée d'étincelles qu'il lança dans le cercle.
La réaction fut immédiate. Le souffle de l'essence recouvrit la pile comme un cri de joie, créant une colonne de flammes vives qui les projeta sur le cul. Sous la chaleur intense, les mousses qui recouvraient le bois brûlèrent comme des cheveux, les champignons humectés d'essence se mirent à se tordre et à se distendre. Le cercle de pierres fut envahi par un tourbillon de flamme, on ne pouvait s'en approcher à moins de trois mètres sans se brûler le visage. Le parfum du carburant et de la sève s'étendait en cercles concentriques sur la terre. Une tour de fumée noire dansait en montant vers les étoiles, vers une constellation bleutée dont ils ignoraient le nom.
— Y te reste-tu de la pinotte ?
— Y m'en reste deux.
L'une des pilules fut cassée en deux, l'autre, écrasée entre deux roches. Ils gobèrent chacun leur moitié avant d'aspirer par le nez la poudre blanche qui se mêlait à la poussière de roche, leur arrachant un grognement satisfait en provenance des muqueuses.
— Ayoye. Ostie que ça rentre.
— Ouais. Attends, j'ai une surprise pour toi.
Le vieux bahut près de la table à manger recelait une cachette sombre. Une caisse en bois précieux, aux ornières corrodées, renfermait une carabine de calibre .303 au métal luisant, ainsi qu'une boîte de cartouches encore neuve. L'un d'eux regarda dans l'obscurité de la bouche du canon. L’odeur de la vieille poudre enflamma son imagination. L'autre attrapa la crosse et se mit à charger l'arme d'un sourire grinçant.
— Va monter la musique.
La guitare électrique envahit les champs en friches, le moteur de la génératrice devint une toile de fond grincheuse où la voix du chanteur satanique de leur groupe préféré déchirait le calme et le silence tout autour.
Les lieux étaient maintenant recouverts d'une lumière blafarde et artificielle, rejoignant les doigts illuminés et incertains du feu. Le chalet semblait dégueuler un halo lumineux qui éclairait leur visage tordu de tics involontaires. Leurs yeux brûlaient d'une lueur démente, une joie violente.
— Regarde. Tu le charges comme ça. Après, tu tires sur la pine, tu vises, pis tu presses la gâchette.
— Voyons donc, tu penses que j'ai jamais tiré de gun de ma vie ?
La première balle pénétra la shed, envoyant promener à tort et à travers des éclisses de bois pourri. La deuxième ricocha contre un noeud et traversa la tôle rouillée avant d’aller se perdre dans les fourrés. À chaque coup de feu, ils hurlaient de rire et de satisfaction comme des coyotes toujours plus affamés. La détonation du fusil venait se répercuter dans leurs os transis par la drogue chimique, ils serraient les dents.
L'un des deux, attiré par la rougeur intense du cercle de pierres, déplaça sa mire sur la droite et appuya sur la gâchette. L'impact souleva une gerbe de braises ardentes qui retombèrent sur les herbes détrempées.
— Nice shot, man.
Il lui prit la carabine des mains, l'imita, mais l'effet de la cartouche explosant dans le feu ne suffisait plus. Il eut la bonne idée d'aller chercher le bidon de diesel et de le lancer dans le feu. Il rejoignit son ami et vite, avant même que les flammes ne consument l'essence, visa le métal rougi, tira.
L'explosion projeta les flammes en un champignon incandescent, au moment même où le guitariste enchaînait un solo horriblement cassant. Des bouts de bois, répandus partout sur le terrain, continuaient de se consumer. Ils éclatèrent de rire en tombant sur le dos, le plaisir de la drogue répandu dans leurs muscles mouillés par la rosée pénétrait leurs vêtements. En même temps déçus de ne pas pouvoir répéter une aussi belle connerie, ils vidèrent le reste du chargeur en prenant les étoiles pour cible, à demi abrutis par le cocktail chimique circulant dans leurs nerfs tendus.
L'odeur de la poudre s’était déposé sur les manches de leur chandail, la face de la lune reflétée dans leur regard se croisa. Le chargeur était vide.
— Hey man, je fumerais un autre joint.
— Bonne idée. Pis ramène d'autres pétards.
L'un resta couché dans l'herbe haute, l'autre se dirigea vers le chalet pour aller chercher les balles.
Mais au moment où il posa le pied sur la première marche du balcon, la génératrice rendit un dernier soupir de carburant et s'arrêta. Les faisceaux de lumière jaune, suspendus à la brume des fenêtres, s'éteignirent en un clin d'oeil, le reste du chalet disparut dans le noir. Il fut surpris par les phares du camion comme sur la scène d'un crime. Du système de son, la voix crachait une chanson odieuse à la race des hommes.
Son cri fut enterré par cette malédiction tonitruante et il courut, à mi-chemin du feu, où son ami gisait par terre. Les yeux mi-clos, celui-ci semblait dormir, tout en ayant l'air de faire la conversation à quelqu'un. Il tenta de le réveiller de cette lubie, par trois fois, sans y parvenir, avant de lui donner un bon coup de botte dans les côtes. Son ami se dressa comme un ours, lui aggripa la cheville et le renversa sur le sol, sa main serrée lui aggripa la gorge.
— C'est quoi, ton hostie de problème ?
— La génératrice... Plus d'essence.
— Quoi ?
Il tourna la tête, trop vite, et une douleur aiguë se réverbéra de sa nuque jusqu'à sa colonne vertébrale, comme un ruisseau d'eau boueuse. Le chalet du vieux se confondait maintenant avec l'obscurité de la forêt. Ses contours se dessinaient dans la lumière blanche des phares et son ombre s'étendait, diffuse, à trevers les arbres.
— C'est-tu sérieux, ça ?
Relâchant sa prise, les poings toujours serrés, il marcha vers le chalet. L'autre retomba lourdement en se massant le cou. De son ami, il ne voyait plus qu'une silhouette à contre-jour, bientôt engloutie par l'éclairage du pick-up.
Celui qui était resté dans l'herbe se leva et alla le rejoindre pour terminer la tâche de rouler le joint, en se penchant sur le cannabis à égrener, prenant un soin particulier à ne pas en échapper entre les craques du balcon. En se passant la vodka au goulot, ils fumèrent la cigarette au papier humide, crochie par le mouvement aveugle de leurs doigts gourds. La génératrice n'avait plus d'essence et les débris du contenant gisaient éparpillés à travers les braises du feu.
— Hostie qu'on est bien, pareil.
— Tant qu'y reste du pot pis de l'alcool, la soirée est pas finie.
— Oh que oui. Passe-moi le feu. Le joint s'est éteint.
La flamme du briquet se souleva à la hauteur de son visage, éclairant les marques rouges qui se dessinaient sur son cou. C'est alors que les phares du pick-up s'éteignirent à leur tour, la musique mourut et il ne resta sur le balcon qu'une toute petite larme de feu timide, agitée, et un silence soudainement gêné de se sentir surpris en flagrant délit d'exposition, dans la faible lumière.
— Sacrament !
La musique avait tant craché que les phares avaient épuisé les dernières réserves de la batterie. Ils tentèrent d'activer à nouveau le contact, mais le moteur s'étouffa dans un vent froid qui fit plier les ramures des arbres. Une rumeur lointaine renversa les feuilles avant de parvenir jusqu'à eux, le ciel vibra d'un tumulte en approche. Leurs oreilles cillaient avec stridence et ce fut comme si l'absence de black metal vibrait plus fort que le système de son.
— T'as-tu ta batterie à booster ?
— Non.
En même temps, ils sortirent leur téléphone cellulaire, mais le réseau était inefficace à les rejoindre. En silence, ils continuèrent de téter le joint, se rapprochant du cercle de pierre, sentant le besoin soudain de se réchauffer près du feu.
Le claquement des feuilles des peupliers faux-tremble augmenta et la rumeur sourde de l'orage envahit la plaine, cachant la constellation dont ils ignoraient le nom. Les nuages épais roulèrent sur eux-mêmes comme une charge de cavalerie prête à piétiner de pauvres mortels, recouvrant les champs en friches d’une noirceur opaque percée seulement par les derniers rayons de la lune, qui s'évanouirent rapidement. De fines aiguilles d'eau rebondirent sur la tôle du chalet, la pluie entra en contact avec leurs cheveux hérissés sur leur crâne. Toute la forêt derrière eux fut secouée par un craquement. Ils tremblaient de façon incontrôlable, le joint perché entre leurs lèvres.
Lorsq’un éclair blanc transperça le ciel, une giclée de clous s'abattit sur le chalet, martelant le toit, et s'avança vers eux à travers la plaine pour les recouvrir d'un manteau de pluie serrée, une véritable douche. L'eau leur coula dans les vêtements, ruissela sur leurs piqûres de moustique. Le joint devint un bout de carton mouillé au goût de cendrier. Les bûches rouges sifflèrent en produisant une fumée blanche qui leur arriva dans les yeux en leur arrachant des larmes.
Le vent tourna et ils furent aveuglés par un nouvel éclair. Les braises furent gorgées de pluie en une minute et le cercle de pierres devint un tas de cendres glaciales et de boue grise, d'où s'élevaient des miasme puants. Sans un mot, ils retournèrent dans le chalet et se mirent à fouiller pour trouver une lampe de poche, une chandelle, tâtonnant dans l'obscurité des armoires moisies, mais ils ne trouvèrent rien d'autre que de la poussière et des tas de sciure de bois qui abritaient des larves.
Les couchettes se disposaient en lits superposés, où on avait étalé de minces matelas de mousse troués par les mittes et des couvertures qui puaient le renfermé. Ils enlevèrent leurs vêtements rendus lourds par la pluie et se couchèrent.
Ils passèrent le reste de la nuit à s'échanger la bouteille de voka d'étage en étage, sous le plafond bas, dans le bruit des clous qui frappaient contre la tôle. Le tonnerre se répercutait en ombres blanches et saisissantes à travers les châssis, faisant briller le métal lisse de la carabine posée à côté d'eux. Le froid couvrit leur peau moite d'une chair de poule parcourue de frissons. Des plaques rouges attiraient les maringouins, à l'endroit où ils se donnaient des claques pour les tuer. Des nués d'insectes minuscules et invisibles bourdonnaient à leurs oreilles, les empêchant de dormir.