Vesna Bukovcak
Babel 1971
La façade de l’immeuble exhalait déjà quelque chose de déchu. À l’intérieur, les appartements avaient été subdivisés pour loger un plus grand nombre de locataires. Chacun chauffait comme il pouvait, à l’aide de poêles nauséabonds et malsains au fioul ou au charbon. Il n’y avait pas de salle de bain et les WC communs étaient à mi-palier. En face du bâtiment, pour fabriquer l’acier qui donnait du travail à toute une vallée, l’usine rugissait, crachait, fumait et empestait de jour comme de nuit.
Deux décennies plus tard, Jean-Pierre Mocky tournera une scène de son film Ville à vendre dans l’immeuble mitoyen.
Les boiteux
Le couple sans enfant de l’appartement 1 du rez-de-chaussée était allemand, de confession néo-apostolique. L’église ponctionnait leurs revenus tous les mois et en retour, ils bénéficiaient d’une solidarité sans faille de la part de leur communauté en cas de coup dur. Une fâcheuse claudication les avait unis. Il boitait vers la droite. Elle boitait vers la gauche. Clopin-clopant, ces canards insolites arrivaient épuisés à l’office du dimanche. Sans grande imagination, dans l’immeuble, on les avait surnommés Les boiteux, et individuellement, Le boiteux et La boiteuse.
Le boiteux était portier à l’usine et enfilait avec fierté, et en toute occasion, l’uniforme cousu du logo de son employeur qui lui conférait une certaine autorité. Une grille en fonte avait broyé son pied. Cet accident du travail avait justifié son affectation à ce poste aménagé et l’indemnité avait permis au couple d’acheter une Renault 6 couleur beurre de cacahuètes que tout le monde leur enviait.
La boiteuse restait au foyer. Elle était plutôt belle femme, mais seulement jusqu’à la taille. Sa jambe gauche était grignotée par la polio. Le genou cagneux pointait vers l’avant et le mollet n’était qu’un os recouvert d’un peu de chair. Le seul avantage de ce membre difforme, c’est qu’il la prévenait des changements de météo. Quelle que soit son activité ménagère, elle portait des breloques et des chemisiers vaporeux. Elle secouait ses chiffons de poussière par la fenêtre et son geste devenait un salut pour les trains qui passaient en face. De l’autre côté de la route, il y avait l’usine. Plus exactement : un grillage, puis un terrain vague, puis la voie ferrée où circulaient les wagons torpille transportant des cigares rougeoyant de fonte en fusion provenant des Hauts Fourneaux, puis un autre terrain vague et enfin l’usine.
Les conducteurs de train saluaient la ménagère en retour par un long sifflet de locomotive. Un jour, caché entre deux wagons, un ouvrier avait baissé son pantalon et coincé à mi-cuisse son slip couleur rouge lave. Pour saluer La boiteuse, il agitait son gros cigare.
La vieille
La veuve de l’appartement 2 du rez-de-chaussée en avait contre le monde entier et surtout contre la marmaille qui grouillait dans l’immeuble. On la surnommait La vieille. Chaque matin, elle allait à l’épicerie à l’angle de la rue Principale. Trouver sa pitance était le seul but de sa journée, comme pour ce chien errant qu’elle croisait parfois. Elle revenait courbée et tête basse traînant un cabas pourtant peu chargé. C’est sans doute un trop plein de tristesse qui avait hâté sa fin. Aujourd’hui, même la poussière de ses os a disparu.
Gina
Elle habitait avec ses parents, l’appartement 3 du premier étage.
Ces Calabrais avaient émigré en France avant la naissance de Gina. Un soir en rentrant du collège, elle trouva son père et sa mère, assis dans le salon avec une autre famille originaire du même village. Ils avaient un fils que Gina ne connaissait pas. Rien n’était dit, mais tout était prévu. Les semaines suivantes, les familles organisaient des rendez-vous, toujours en présence de l’un des parents. Dès qu’ils eurent l’âge d’être mariés, ce fut fait. Le garçon n’avait connu aucune autre fille et Gina n’avait connu aucun autre garçon. Ils arrivèrent tous deux terrorisés dans le lit nuptial. Au petit matin, la famille exhiba le drap taché de sang. Ils étaient maintenant sur les rails d’une vie à deux. La construction de leur maison et la naissance des enfants étaient programmées. Ils obéissaient. Pour Gina, le petit François aux cheveux lisses et gras de la 3eD restera dans ses rêves.
Les Yougos
Dans l’appartement 4, pour nourrir une famille de 5 personnes, il fallait une bouteille de gaz toutes les 3 semaines. Chez ces Yougos, la bonbonne rendait l’âme systématiquement le dimanche matin lorsque mijotait le repas le plus important de la semaine. D’abord, la mère de famille la suppliait de tenir encore un peu, juste le temps de finir les cuissons ; puis elle l’inclinait ; ensuite elle la secouait sauvagement maudissant cet immeuble qui n’avait pas le gaz à tous les étages ; elle finissait par insulter le créateur du gaz et le Créateur tout court, comme seule cette langue sait le faire, dans une série de jurons, où l’on prend par-devant, par-derrière, pères, mères, Vierges et Dieux.
Le jour du Seigneur, il valait mieux pour Dieu qu’il soit à la messe.
Anna
Les Italiens du deuxième étage avaient trois enfants, deux filles et un garçon. La seconde n’était pas désirée. Malgré quelques remèdes improvisés, elle arriva quand même. Elle allait le payer. L’indifférence totale du père n’avait pour égal que l’acharnement de la mère. Anna prenait pour tous les autres. Les locataires de l’immeuble s’étaient habitués aux hurlements de la môme et personne ne se donnait le droit de s’en mêler, chacun ayant bien assez à faire avec sa propre portée.
La mère marquait chaque jour le corps de sa fille. Elle avait une imagination sans bornes pour se saisir des bons outils. Une gamme de couleurs aux nuances changeantes s’inscrivait sur la peau d’Anna. Bien pire que ces empreintes, sa maman avait gravé en elle la certitude qu’elle ne serait jamais aimée.
Communauté de biens
Dans l’autre appartement du deuxième étage, les Espagnols du 6 avaient six enfants. Sur ce palier, les portes étaient toujours ouvertes. Les gamins passaient d’une famille à l’autre, si bien que quelquefois, on oubliait à qui ils appartenaient. Au goûter, les mères coupaient le pain des casse-croûtes dans lesquels s’alignaient quelques rondelles de tomates arrosées d’huile d’olive et saupoudrées de sel. Les filles piaillaient autour du dernier OK ! Magazine et les garçons s’enfermaient dans une chambre pour comparer leur anatomie. Les parents se retrouvaient pour jouer aux cartes, partager un repas ou boire un coup. Dans cette belle vie communautaire, il n’avait pas échappé au regard du père rital que La Grande d’à côté était déjà bien formée. On la conviait à présent aux parties de cartes. Sous la table, la main du voisin se baladait et sa cuisse cherchait le contact. L’interdit l’excitait chaque jour davantage et ces petits attouchements ne lui suffirent bientôt plus. Il se mit à la guetter et à tendre des embuscades. Au premier coup, il eut juste le temps de fourrer sa langue dans cette jolie bouche qui n’avait jamais embrassé. Le second guet-apens lui permit de tripoter davantage, mais il fallait se hâter. C’était facile, le corps de la jeunette était tétanisé, elle gardait les bras écartés. Un, deux, trois soleil. Elle essayait de retenir sa respiration. Il toucha ses seins qui flottaient sous sa robe d’été. Il saisit ses hanches pour la tenir fermement puis son doigt suivit la ligne entre ses fesses. Il avait déjà un peu baissé sa culotte puis il la caressa par-devant. Elle avait une belle touffe de poils aussi sombre que sa tignasse. Il enfonça un doigt. Elle eut une sorte de hoquet. Il la menaça des pires malheurs pour sa famille si elle ne savait pas se taire. Une voix dans l’escalier la sauva. Il soupira, rajusta la robe de la fillette et monta vider son excitation dans les toilettes du palier. La prochaine fois serait la bonne. Il lui fallait plus de temps. Il élaborait calmement son plan entre ses 3 - 8 à l’usine, les courses pour nourrir sa famille et les discussions cordiales entre voisins. Lorsqu’il la plaqua contre le mur humide de la cave, la surface granuleuse du crépi se grava dans le dos de l’adolescente. Elle était piégée. Quand le minuteur éteignit la seule ampoule, elle s’accrocha au rai de lumière qui persistait sous le seuil de la porte. Le père de famille lui redonna pour consigne de se taire et murmura la bouche collée à son oreille « tu sei carina, come sei carina ». Quelques instants plus tard, il étouffait son cri.
Environ 4 mois après, la famille espagnole déménagea. Le malheur promis dans les menaces du voisin était devenu réalité. La Grande serait à jamais la honte de la famille. Elle n’avait pourtant pas parlé.
Le beau Diego
Le Service Logement de l’usine avait improvisé un appartement à partir de plusieurs chambres de bonne. Monsieur et Madame F. et leur fils vinrent y habiter. Adolescent ténébreux et sage, Diego obéissait toujours à son père. Il avait une mobylette, la grenat de chez Motobécane. Sur un chemin sans issue entre des entrepôts et la gare, il s’entraînait à améliorer les performances de ses 100 mètres départ arrêté. À 18 ans, il avait eu le droit de conduire le side-car de son père et toutes les filles craquaient pour cette beauté motorisée.
Lorsque les fonctionnaires de l’Etat mirent en préretraite des ouvriers de 55 ans, le père décida que l’autre moitié de leur vie se déroulerait au soleil. Avant l’été, un camion emporta meubles et cartons. Il leva le camp à midi vers le pays où le noir est couleur, comme le disait une publicité vantant l’exotisme du porto. Les voisins avaient aidé au déménagement. Ce matin-là, ils n’avaient vu ni Diego, ni le side-car. La remise était vide, le père et la mère silencieux. Le beau gosse docile n’avait pas envie de connaître la misère. Toute son enfance, ses parents lui avait raconté la pauvreté de leur village natal et les conditions de leur départ. En France, il avait fallu travailler dur et avaler les insultes, mais ils s’en étaient sortis. Diego avait des amis et les filles appréciaient son regard sombre. Il y avait du boulot pour lui dans un garage automobile pas très loin de là. Pour la première fois de sa vie, il avait désobéi.
La folle polonaise
Une autre chambre de bonne était occupée par La folle qui hantait en chemise de nuit blanche, de jour comme de nuit, la cage d’escalier. Les enfants en avaient peur et les adultes se servaient d’elle pour effrayer les sales gosses trop agités. Lorsqu’elle essayait de sortir de l’immeuble, il y avait toujours quelqu’un pour l’en dissuader. Une jeune femme, dont personne ne connaissait l’identité, venait chaque soir lui déposer de la nourriture, aérer l’unique pièce et vider son sceau dans les WC. Certains supposaient que cette folie était liée à la guerre. Personne ne comprenait ce qu’elle marmonnait, ni ne cherchait à communiquer. Lorsqu’elle délirait un peu trop, il suffisait qu’un homme de l’immeuble élève la voix pour qu’elle se terre comme un lapin. Dans les autres étages, les femmes élevaient les enfants, les hommes travaillaient à l’usine et cumulaient souvent plusieurs emplois « après les heures » comme ils disaient. Tous avaient le même rêve : construire leur maison ici ou au pays. Alors on tolérait La folle et c’était déjà bien assez.
La politesse
Dans l’immeuble mitoyen vivait La politesse, une veuve très fortunée et sans enfant. On lui avait attribué ce sobriquet car elle rappelait souvent à l’ordre les gamins du voisinage qui oubliaient de la saluer. Elle occupait cette maison sur trois étages avec sa mère centenaire et deux chats siamois très mal élevés. Pour dépoussiérer et lustrer son fatras de bibelots, elle employait à tour de rôle les femmes du quartier. Elle tenait une comptabilité très précise des heures de travail payées : en bonne patronne, elle avait le souci de l’équité et ne voulait surtout pas enrichir une famille plus qu’une autre. Lorsqu’elle s’ennuyait, elle s’adonnait à un malin petit plaisir : jeter des bonbons aux enfants par-dessus le mur de la cour, depuis sa fenêtre. Elle prenait bien soin d’enlever l’emballage et se régalait de les voir grimacer et crachoter les petits cailloux qui s’y collaient. Lorsque l’une des mères remarqua le manège, tous les enfants furent convoqués. La consigne était claire : lui rendre les friandises, mais pour une fois, les lance-pierres étaient autorisés.
Les annexes
Derrière l’immeuble, c’était le chaos : cabanes, clapiers, poulaillers, constructions improvisées en garage, parcelles de jardin cultivées ou laissées aux limaces, buanderie dont le toit s’écroulait, cave bouchée par des déchets, tonneaux sous les chenaux pour récupérer les eaux de pluie, géraniums allemands, mobylette portugaise, jouets italiens, vélos espagnols et des cordes à linge -deux par famille- qui compliquaient les jeux de ballon.
Tous les lundis matin, sept chemises de nuit blanches séchaient dans la cour, gonflées comme des fantômes par le vent pollué. Cette brise fétide emportait et dispersait les petites folies de cette Babel.