Christophe Lartas
Retraite
Je suis las de dormir sous les ponts, dans les halls ou les salles d'attente des gares, sous les porches d'immeubles, dans les locaux à poubelles ou les couloirs des stations de métro. Je quitte le centre-ville. Je traverse les quartiers résidentiels, les zones pavillonnaires et les Grands ensembles. J'atteins les boulevards périphériques saturés de zones d'activité commerciales, de zones industrielles, de réseaux routiers et de lotissements bas de gamme. Je dépasse les lisières de l'agglomération. Devant mes yeux, enfin, davantage d'espaces non-urbanisés, un semblant de verdure...
Je poursuis mon chemin, bifurquant à l’instinct tantôt à l'ouest, tantôt à l'est, mais en gardant toutefois toujours le cap vers le Sud. Au bout d'un certain temps je débouche sur une vaste plaine rase où dominent les herbes vertes, les tapis de trèfles et de cresson, et les sempiternels pissenlits, pâquerettes, myosotis ou centaurées... Je marche en ligne droite -- dans une solitude absolue qui ne manque pas de m'enchanter -- à travers cette plaine, et, après peut-être quatre ou cinq kilomètres, tombe sur les abords d'un grand marécage. Mais en dépit des mares stagnantes qui, tel un charitable avertissement, s'étalent çà et là devant moi ; des petits marais verdâtres qui, autant que je puisse en juger au travers d'un luxuriant fouillis de roseaux et de joncs rehaussés d'iris jaunes, semblent gagner en surface à proportion que le terrain accentue son caractère palustre ; voire en dépit des criaillements nerveux des poules d'eau, des hérons et des martins-pêcheurs qui ne goûtent guère le fait qu'un être humain soit sur le point de se risquer à l'intérieur de leur territoire, il est hors de question que je rebrousse chemin. Grâce à ces entrelacs de terre bourbeuse parsemés de touffes de laîches, de salicaires et de renoncules à fleurs blanches, je m'enfonce dans le marécage... Je m'enfonce toujours davantage dans le marécage, sans jamais me retourner. Enfin je repère ce que je cherchais plus ou moins consciemment depuis le début de mon aventure, là, sur ma droite, dissimulé en partie par un gros talus herbeux que surmonte une épaisse roselière qu'égrène tout un petit peuple de fauvettes criailleuses : un étang de grande taille -- point central du terrain marécageux -- dont la superficie pourrait prétendre égaler celle d'un lac. Je contourne sans encombre le talus et stoppe net mes pas au bord du grand étang à peu près en forme d'ellipse, avec son étendue d'eau si étale et si glauque qu'elle m'évoque de la gelée. Pour la première fois depuis des mois, sinon des années, une ébauche de sourire étire irrésistiblement mes lèvres. L'air est aujourd'hui d'une douceur à pleurer ; et le Soleil à son zénith me dispense continûment une chaleur tiède, bienfaisante au corps. Quelques nuages blancs aux contours globuleux, parfois ourlés d'un soupçon de gris tourterelle, voguent paresseusement dans les cieux d'un bleu captivant de porcelaine ; et voici que de surcroît je peux observer avec des yeux ronds pour la première fois de ma vie -- tandis qu'elle émerge de l'eau verte à une enjambée seulement de ma personne, tout ahurie de ma présence -- une salamandre noire marbrée d'un jaune luisant. Bien. Je me débarrasse posément de tous mes vêtements, que je recouvre ensuite de boue. Je suis nu comme un ver. Comme au premier jour de ma naissance. Comme au premier jour de ma mort. Je trempe les pieds dans l'eau ; elle est plutôt fraîche, mais cette fraîcheur n'est pas aussi désagréable que cela, après ces longues heures de marches qui ont usé pour la dernière fois les semelles de ma vieille paire de Rangers. Je retire mes pieds de l'eau, puis les trempe derechef. Mais cette fois-ci je ne les retire plus de l'élément liquide. Non. Au contraire j'avance progressivement, et calmement, dans l'eau glauque de l'étang tout en écartant sur les côtés, avec douceur, les lenticules et les nénuphars. Seule ma tête émerge à présent ; je contemple une dernière fois les peu farouches libellules bleu, roux ou vert métallique, qui volettent alentour comme pour m'accompagner jusqu'au bout de mon ultime périple. Puis je continue d’avancer un peu plus loin, toujours plus loin, les pieds fermement plantés dans la vase. Totalement immergé dans l'eau, je progresse au moins de deux ou trois bonnes centaines de mètres avant de m'immobiliser. Ensuite de quoi je m'allonge sur le dos contre le fond vaseux de l'étang, sous l'eau dense et opaque. Au bout de quelques heures je me retourne, et, toujours en position allongée mais sur le ventre cette fois-ci, entreprends de creuser la vase de mes mains. Lorsque mon excavation prend sensiblement la forme d'une fosse, j'y introduis avec application mon torse, puis mes jambes. Néanmoins cela ne me suffit pas. Je continue donc de creuser. Encore, encore... Grâce à quoi se produit l'instant où mon corps tout entier gît sous la vase, laquelle s'affaisse sur moi par paquets. Je souris de nouveau. Mais cela ne me suffit toujours pas. Je poursuis mon travail de fouissage manuel. Afin de m'enfoncer davantage dans la vase. Encore davantage dans la vase. Afin de m'enfoncer à jamais, oui, sous l'étendue d'eau marécageuse. Puis survient le moment où je suis las de creuser. J'ai besoin de me reposer. Besoin de dormir. Toutefois j'éprouve également un certain sentiment d'euphorie.
Je gis profondément au sein du fond vaseux sous l’eau verdâtre de l'étang et je laisse pour toujours derrière moi cette ère de perdition pourrie jusqu'à la moelle.
Je gis profondément au sein du fond vaseux sous l’eau verdâtre de l'étang et je laisse pour toujours derrière moi cette ère de perdition pourrie jusqu'à la moelle.