Marie-Pierre Emery
La femme de mon oncle
La femme de mon oncle a quitté mon oncle à 52 ans. Ils s’étaient connus à l’âge de 25 ans, cela leur faisait vingt-sept ans de vie commune. Leur rencontre avait été orchestrée par leur confesseur. A l’époque, ils avaient chacun vu leurs fiançailles rompues. Le confesseur a voulu les consoler. Il leur a proposé dans la pénombre de l’isoloir : « Voulez-vous rencontrer une âme blessée ? »
La femme de mon oncle a tout de suite eu un bébé. C’était un garçon. Elle faisait tout bien : un bébé tout de suite, un garçon. Mais quand elle est allée présenter le garçon à sa belle-mère provençale, celle-ci l’a trouvé très laid. Son crime était d’être le fils de la femme de mon oncle.
La femme de mon oncle a patienté près de trente ans. Ses quatre enfants ont grandi, l’aîné s’est marié. A ce moment-là, elle s’est dit qu’elle en avait assez fait. Elle est partie. Les amis du couple se sont indignés. Mon oncle ne buvait pas, n’avait pas de maîtresse, gagnait bien sa vie. Pourquoi partait-elle ? Que lui fallait-il de plus ?
La femme de mon oncle n’a pas divorcé. Elle est toujours la femme de mon oncle. Ma mère, qui est la sœur de mon oncle, dit d’un ton méprisant qu’elle s’habille de noir et qu’elle parle de mon oncle au passé pour faire croire aux gens qu’elle est veuve. Qu’elle est d’une famille bigote et qu’elle veut sauver les apparences. Il faut dire que ma mère, elle, n’est jamais partie. Elle n’est pourtant pas bigote, ça lui aurait été plus facile. Elle n’avait pas rencontré mon père par l’intermédiaire d’un confesseur mais parce que leur nom commence par la même lettre : mon père était polytechnicien, comme mon oncle, et du fait que leur nom commence par la même lettre, partageait avec lui une paire d’éperons. Ils ont donc formé un binôme, sont devenus amis, et, après une invitation chez ma grand-mère provençale, beaux-frères. Ma mère, donc, n’est pas partie même si elle aurait pu divorcer contrairement à la femme de mon oncle. Elle l’aurait voulu mais elle n’a pas osé. Son problème à elle était qu’elle aurait aimé travailler mais mon père lui a expliqué qu’elle gagnerait si peu par rapport à lui qu’avec les impôts, ça leur ferait perdre de l’argent. Mon père ne considérait pas les femmes comme des êtres inférieurs mais il n’était pas psychologue. Ma mère n’était pas méprisée, elle n’était qu’incomprise. Cela ne faisait pas un motif suffisant pour partir.
Mais c’était la sœur de mon oncle. Elle avait donc dès la naissance commis le crime d’être une fille aux yeux de sa mère provençale. Elle avait été élevée en vilain petit canard alors que son frère était un dieu. Or, malgré ces traitements opposés, leur éducation avait donné des résultats assez semblables. Le dieu et le vilain petit canard étaient incapables de respecter les autres, l’un parce qu’il leur était supérieur, l’autre parce qu’elle devait les rabaisser pour avoir l’impression d’exister. Ils étaient donc chacun difficile à supporter pour leur conjoint. Dans ce contexte, c’est plutôt mon père qui aurait eu de bonnes raisons de partir. Mon père, pourtant, n’est pas parti. Il était chevaleresque. Il avait le sens du devoir. La femme de mon oncle, dans le mépris absolu où celui-ci la tenait, n’avait, elle, aucune raison d’être chevaleresque. C’est d’ailleurs un mot qui, par définition, ne s’appliquait qu’aux hommes. La femme de mon oncle est partie.
La femme de mon oncle a dû trouver un travail. Elle s’est formée à une méthode de guérison/relaxation qu’avait pratiquée son propre frère qui avait été médecin et qui était mort jeune. Ma mère traduit cela en disant : « La femme de ton oncle guérit des gens en imposant la main sur leur front. » Ça n’a pas été facile, au début. Elle a eu du mal. Il lui fallait se faire une clientèle. Puis la mode des thérapies de toutes sortes est arrivée. Sa méthode s’intégrait à l’air du temps, au new age. La femme de mon oncle s’en est sortie, contrairement à ce que pensait mon oncle qui escomptait qu’elle allait lui revenir et faire amende honorable.
Mon oncle lui donne une allocation mensuelle qui lui permet de payer son loyer. Pour le reste, elle a 88 ans et elle travaille encore. Ma mère dit : « Elle s’est bien débrouillée pour soutirer de quoi vivre à ton oncle. » Elle sous-entend aussi que mon oncle a un côté poire. La femme de mon oncle m’a dit : « Ton oncle m’a méprisée mais il faut reconnaître que c’est un honnête homme. »
Quand elle a eu 62 ans, la femme de mon oncle a fait une fête. Elle a dit à tous ses nouveaux amis qu’elle fêtait ses dix ans. Elle a acheté le plus grand nombre de bouteilles de champagne qu’elle pouvait s’offrir.
Je l’ai revue la semaine dernière. Je ne l’avais pas vue depuis mes dix-sept ans, quand elle était encore vraiment la femme de mon oncle et ma marraine. Elle m’a raconté tout cela. Elle n’était pas habillée de noir.
D’après ses propres comptes, elle a 46 ans. Elle est heureuse.
Epilogue :
Mon oncle vient d’avoir 90 ans. Je suis allée à son anniversaire. Lui non plus, je ne l’avais pas vu depuis longtemps. J’ai trouvé un homme rapetissé, bienveillant, désemparé. Il se plaint de ne pas se souvenir de ce qu’il a fait la veille. Il est devenu presque sourd. Mais, même ainsi, il entend beaucoup mieux que quand il était jeune et fort. Ma tante dit qu’au fil des ans, depuis qu’elle est partie, elle a réussi à lui faire entendre, sinon comprendre, certaines choses. Elle dit : « Il faut lui reconnaître cela, il n’est pas rigide. » Quant à ma mère, qui n’est pas partie, il lui arrive depuis quatre ou cinq ans de déclarer qu’elle a eu une bonne vie. De remercier mon père de l’avoir supportée. Je l’ai même entendue une ou deux fois de me faire un compliment. Dans l’extrême vieillesse et face à la mort, les enfants de ma grand-mère provençale se retrouvent en partie tels qu’ils auraient pu être sans son éducation.
A moins qu’elle n’ait elle-même été quelqu’un d’ouvert malgré ses préjugés et qu’elle le leur ait transmis ?