Fabrice Bessard-Duparc
Handy
Je roule Handy en direction du parc ; nous sommes fin mars ; il y a comme du renouveau dans l'air, un je-ne-sais-quoi de retour à la vie, comme si l'existence de tout ce qui nous entoure s'était arrêtée pour un temps, le temps de laisser mourir ce qui est mortel, ce qu'il y a de superflu, pour ne garder que l'essentiel.
Handy, devant moi, dodeline de la tête ; cela veut dire qu'il est impatient. Alors il pousse vers l'avant le haut de son corps comme pour prendre son élan et ainsi aller plus vite. Il est content Handy....c'est l'essentiel ; il revient à la vie dès les premiers frimas passés tel le bourgeon impatient attend les premiers rayons de printemps pour s'ouvrir au monde.
En vérité il s'appelle Henri mais pour nous il est Handy, pas comme Andy Warhol ou celui des Rita Mitsouko, non..... Il est Handy comme « Handicapé » , avec un H, coupé en deux qu'il est. Alors cela tombe bien...Handy. Et puis dans Handy il y a “hand”, ce qui signifie “main” en anglais et ses mains, elles sont tout ce qui lui reste pour parler. On a donc coupé le mot en deux et, pour faire plus anglo-saxon, on a remplacé le « i » par un i-grec comme si le i-grec pouvait me faire oublier que ses jambes sont mortes et enterrées... Mais c'est façon de parler car ses jambes, il les a encore, toutes inutiles, toutes de travers, toutes menues, toutes collées l'une à l'autre dans un pantalon de jogging avec au bout des chaussures de sport qui ferment par un scratch pour que l'on puisse le changer plus facilement quand il fait sous lui et pour qu'il soit encore à moitié l'un des nôtres. Il est donc Henri, devenu Handy, une chenille à peine sortie du cocon, un papillon sans ailes avec des rêves de fleurs plein la tête et des copines devenues impossibles à butiner. Handy, depuis presque six mois, c'est un légume assorti aux couleurs de l'équipe, coincé dans un fauteuil roulant, un demi-gosse d'à peine vingt-trois ans dont le bas du corps ne répond plus aux ordres venus d'en haut depuis l'accident de bus dans lequel nous étions tous. Ce passage à niveau et ces putains de barrières nous ont pris au piège, en plein sur les rails, un dimanche soir de septembre, au retour d'un match. Pour une fois on a gagné et le village tout entier nous attend sous les flonflons de l'harmonie municipale pour fêter ça.
Je me souviens ; c'est Dédé qui conduit, comme d'habitude. Pour traverser la voie de chemin de fer, à cet endroit, la route monte un peu, et Dédé, une canette à la main et le volant dans l'autre, encore tout imbibé de la victoire, cale le moteur ; la bouteille tombe à ses pieds ; il la cherche entre ses jambes en même temps qu'il tourne la clef mais rien à faire..... Il rit ; et puis soudain, de chaque côté, les lumières clignotent.... ce rouge sang qui m'aveugle encore chaque nuit... Je me souviens aussi de la sonnerie, comme celle des récréations, quand les gosses se ruent dans le couloir. Je me souviens de tout : des barrières qui s'abaissent, du regard de Dédé lorsqu'il nous crie de descendre et de ces mêmes gosses pris de panique qui se précipitent vers la sortie. Je me souviens des autres et surtout de moi, en retrait, sur le bord de la voie. Je sais déjà qu'il en manque un. C'est Henri. Il dort, recroquevillé entre la banquette du fond et la dernière rangée de sièges.
Et puis il y a ce frisson glacial qui me transperce lorsque son visage apparaît soudain, encore tout ensommeillé, contre la vitre arrière. Henri, tout ahuri, qui ne comprend rien aux gestes désespérés que les autres lui font. Henri, les mains en étoiles, collées contre le verre, et moi, les poings comme des pierres dans le fond de mes poches à le regarder, insensible au froid qui m'envahit, indifférent à l'obscurité qui m'engloutit peu à peu. Je veux monter ; Dédé me retient. Il est trop tard ; je voulais juste le punir un peu, juste un peu ; si j'avais su...
Alors je ferme les yeux lorsque le train jaillit du tunnel de verdure encore perceptible au travers des premières brumes. Je ne vois rien des éclats de limaille rougeoyants que les roues de la machine projettent comme des fontaines éclairées en dessous dans la nuit naissante. Je ne vois que les lèvres d'Henri sur la bouche de Marie-Lou ; je ne vois que les mains d'Henri dans les cheveux de Marie-Lou. Et je n'entends ni les hurlements stridents de l'acier contre l'acier, ni les gémissements du monstre qui ne peut ralentir, ni le choc assourdissant de ce bataillon de métal contre les fragiles tôles en travers de sa route. Non...je ne vois que deux êtres enlacés dans cet enchevêtrement de ferrailles. Je ne sens que la chaleur de leur corps réunis dans la froidure qui m'étreint. Je voulais juste le punir de l'aimer aussi ; si j'avais su...
Je roule Handy en direction du parc. On est samedi et comme tous les samedis je vais le chercher au centre car cela m'est essentiel. Les médecins ont dit que c'était un miracle et moi depuis, je sais ce qu'est l'enfer. Alors, arrivés là-bas, je m'assiérai dans l'herbe près de lui. Je lui prendrai les mains pour qu'il se taise et qu'il m'écoute à nouveau. Je lui demanderai pour la millième fois qu'il me pardonne et ses mains chaudes et complaisantes garderont le secret. Puis, lorsque nous aurons longtemps discuté, je le ramènerai au centre et je rentrerai. Marie-Lou m'ouvrira ses bras ; je poserai mes mains sur son ventre rond et, les yeux mouillés, je lui dirai que mon frère va bien.
En vérité il s'appelle Henri mais pour nous il est Handy, pas comme Andy Warhol ou celui des Rita Mitsouko, non..... Il est Handy comme « Handicapé » , avec un H, coupé en deux qu'il est. Alors cela tombe bien...Handy. Et puis dans Handy il y a “hand”, ce qui signifie “main” en anglais et ses mains, elles sont tout ce qui lui reste pour parler. On a donc coupé le mot en deux et, pour faire plus anglo-saxon, on a remplacé le « i » par un i-grec comme si le i-grec pouvait me faire oublier que ses jambes sont mortes et enterrées... Mais c'est façon de parler car ses jambes, il les a encore, toutes inutiles, toutes de travers, toutes menues, toutes collées l'une à l'autre dans un pantalon de jogging avec au bout des chaussures de sport qui ferment par un scratch pour que l'on puisse le changer plus facilement quand il fait sous lui et pour qu'il soit encore à moitié l'un des nôtres. Il est donc Henri, devenu Handy, une chenille à peine sortie du cocon, un papillon sans ailes avec des rêves de fleurs plein la tête et des copines devenues impossibles à butiner. Handy, depuis presque six mois, c'est un légume assorti aux couleurs de l'équipe, coincé dans un fauteuil roulant, un demi-gosse d'à peine vingt-trois ans dont le bas du corps ne répond plus aux ordres venus d'en haut depuis l'accident de bus dans lequel nous étions tous. Ce passage à niveau et ces putains de barrières nous ont pris au piège, en plein sur les rails, un dimanche soir de septembre, au retour d'un match. Pour une fois on a gagné et le village tout entier nous attend sous les flonflons de l'harmonie municipale pour fêter ça.
Je me souviens ; c'est Dédé qui conduit, comme d'habitude. Pour traverser la voie de chemin de fer, à cet endroit, la route monte un peu, et Dédé, une canette à la main et le volant dans l'autre, encore tout imbibé de la victoire, cale le moteur ; la bouteille tombe à ses pieds ; il la cherche entre ses jambes en même temps qu'il tourne la clef mais rien à faire..... Il rit ; et puis soudain, de chaque côté, les lumières clignotent.... ce rouge sang qui m'aveugle encore chaque nuit... Je me souviens aussi de la sonnerie, comme celle des récréations, quand les gosses se ruent dans le couloir. Je me souviens de tout : des barrières qui s'abaissent, du regard de Dédé lorsqu'il nous crie de descendre et de ces mêmes gosses pris de panique qui se précipitent vers la sortie. Je me souviens des autres et surtout de moi, en retrait, sur le bord de la voie. Je sais déjà qu'il en manque un. C'est Henri. Il dort, recroquevillé entre la banquette du fond et la dernière rangée de sièges.
Et puis il y a ce frisson glacial qui me transperce lorsque son visage apparaît soudain, encore tout ensommeillé, contre la vitre arrière. Henri, tout ahuri, qui ne comprend rien aux gestes désespérés que les autres lui font. Henri, les mains en étoiles, collées contre le verre, et moi, les poings comme des pierres dans le fond de mes poches à le regarder, insensible au froid qui m'envahit, indifférent à l'obscurité qui m'engloutit peu à peu. Je veux monter ; Dédé me retient. Il est trop tard ; je voulais juste le punir un peu, juste un peu ; si j'avais su...
Alors je ferme les yeux lorsque le train jaillit du tunnel de verdure encore perceptible au travers des premières brumes. Je ne vois rien des éclats de limaille rougeoyants que les roues de la machine projettent comme des fontaines éclairées en dessous dans la nuit naissante. Je ne vois que les lèvres d'Henri sur la bouche de Marie-Lou ; je ne vois que les mains d'Henri dans les cheveux de Marie-Lou. Et je n'entends ni les hurlements stridents de l'acier contre l'acier, ni les gémissements du monstre qui ne peut ralentir, ni le choc assourdissant de ce bataillon de métal contre les fragiles tôles en travers de sa route. Non...je ne vois que deux êtres enlacés dans cet enchevêtrement de ferrailles. Je ne sens que la chaleur de leur corps réunis dans la froidure qui m'étreint. Je voulais juste le punir de l'aimer aussi ; si j'avais su...
Je roule Handy en direction du parc. On est samedi et comme tous les samedis je vais le chercher au centre car cela m'est essentiel. Les médecins ont dit que c'était un miracle et moi depuis, je sais ce qu'est l'enfer. Alors, arrivés là-bas, je m'assiérai dans l'herbe près de lui. Je lui prendrai les mains pour qu'il se taise et qu'il m'écoute à nouveau. Je lui demanderai pour la millième fois qu'il me pardonne et ses mains chaudes et complaisantes garderont le secret. Puis, lorsque nous aurons longtemps discuté, je le ramènerai au centre et je rentrerai. Marie-Lou m'ouvrira ses bras ; je poserai mes mains sur son ventre rond et, les yeux mouillés, je lui dirai que mon frère va bien.